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Kant, père de l’inégalitarisme racial

CHAPITRE II E MMANUEL K ANT ET LA BANALITÉ DU RACISME

IV. Kant, père de l’inégalitarisme racial

Dans The Color of Reason (1997a), Eze s’appuie principalement sur la section 4 (« On National Characteristics ») des Observations sur le Sentiment du Beau et du Sublime, pour présenter les bases de la théorie raciale kantienne, laquelle se fonde sur 1) le postulat d’un gène originel, blanc, duquel

dégénèrent les autres « races » inférieures ; 2) le caractère définitif, héréditaire, de l’aliénation des

« races » non-européennes (avec pour corollaire, une adéquation conceptuelle entre la couleur de la peau et les capacités mentales) ; 3) une téléologie de l’histoire appuyée sur la réalisation d’un dessein de la nature caractérisé par un progrès moral dont les « races » non-européennes sont incapables.

Kant développe une classification des « races » humaines au sein de l’espèce sur la base du critère unique de la couleur de la peau. Partisan du monogénisme, il postule l’existence d’un « germe » originel (le « phyllum » dans son premier essai « Des différentes races humaines »; le « Keime » dans les variantes subséquentes), de couleur « blanc brunette », à partir duquel se décline trois autres « races » de couleur de peau différente. La différence entre les « races » résulte de leur adaptation à différents climats, selon qu’ils associent le chaud, le froid, le sec et l’humide dans des combinaisons différentes.

Toutes les « races » sont dégénératives de la première, apparue dans une seule région du monde, entre le 31e et le 52e parallèle du Vieux Continent plus exactement (Emmanuel Chukwudi Eze, 1997b), avec pour preuve que les Noirs naissent blancs avant de foncir dans les jours suivant leur naissance (Géographie Physique). La couleur noire est provoquée par un surplus de fer (plus tard : de « phlogistique » (Zavadil, 2000)) dans le sang. Les « races » les plus complimentées par Kant le sont en vertu du rapprochement susceptible d’être établi entre elles et les Européens : les Maures sont aux Africains ce que sont les Espagnols aux Allemands, par exemple (Serequeberhan, 1996).

Selon Robert Bernasconi (2002), ce sont les enjeux du métissage et de l’eugénisme qui sont au cœur de son premier essai. Kant s’emploie à rejeter les arguments de Pierre Louis Moreau de Maupertuis, un naturaliste français qui estime que la très grande hétérogénéité que l’on retrouve dans la nature décourage d’y chercher une organisation intelligente prévue par la nature ou par Dieu. À Maupertuis qui croit nécessaire que la loi des hommes décourage les gens productifs à se reproduire avec les moins valeureux, Kant oppose que la nature a déjà prévu le coup, procédant de facto, pour éviter le métissage,

à diviser les peuples par des montagnes, des mers, des forêts denses, etc., les décourageant du même coup à la mobilité.

Proscrire les métissages consiste donc tout simplement à respecter le dessein de la nature; l’autoriser mènerait à des « monstruosités ». Entraver les visées de la nature est pour le moins risqué, en effet, avec pour preuve, les résultats effrayants que produise l’interruption des mutations de la souche originelle, causée par une migration précipitée. Les « races » amérindiennes, par exemple, seraient une « demie race » (c’est-à-dire, une « race » retardée) parce que leurs ancêtres ont migré vers de nouveaux horizons avant qu’ils ne se soient pleinement adaptés à leur premier environnement. Leur développement ayant été artificiellement interrompu, ils continuent de stagner dans l’inertie. Même scénario pour les Tziganes qui, violemment arrachés à leur vie d’origine, sont restés comme en chantier, à jamais incomplets. L’argument se généralise à tous les nomades, la sédentarité étant prise comme l’état naturel des « races » qui se « sont trouvées », ont pleinement mûri dans le « bon » climat. Une fois cette plénitude atteinte pour chaque « race », c’est-à-dire, dans le climat originel que la nature lui a destiné, les caractéristiques raciales demeurent, selon Kant, permanentes, ce, même si l’on transpose un membre de ladite « race » dans un nouveau contexte environnemental (Kleingeld, 2007). Kant rattache les différentes « races » à un ancêtre commun dès son premier essai théorique sur la « race », « Des différentes races humaines » (1775), dans la lignée de la conception pré-moderne de la « race ». Cependant, s’il relie entre eux les membres de chaque « race » par le constat empirique d’une ressemblance physique (dont les indices sont les traits du visage, la structure capillaire et, surtout, la couleur de la peau), il associe aussi déjà celles-ci à des commentaires avilissants sur leur tempérament. Ainsi croit-il que les Amérindiens, impassibles, inertes, dont l’énergie vitale est à demie-éteinte, ne possèdent ni affects ni passions, occupant le plus bas échelon de l’espèce, avec pour conséquence que même l’éducation ne peut les réformer. Les Noirs, paresseux, se retrouvent au palier supérieur, capables quant à eux d’accueillir une forme de dressage susceptible de les transformer, mais seulement en esclaves utiles. Les Hindous, occupent fièrement le troisième palier parce qu’ils peuvent être formés aux arts, mais pas aux sciences, lesquelles requièrent des concepts abstraits que seuls les Blancs, supérieurs par nature, sont aptes à maîtriser. « Americans and Negroes cannot govern themselves. Thus, (they) serve only as slaves » (brouillon de ses conférences d’anthropologie daté, vraisemblablement, de 1781-82, d’après Kleingeld 2007).

D’une lettre à son éditeur Johann Jacob Engel datée de 1779, Pauline Kleingeld cite l’extrait suivant, en faveur de son interprétation selon laquelle Kant s’est peu à peu délesté de l’adéquation entre traits physiques/capacités mentales : « the attached principles of a moral characterization (moralische

pay attention to the physical aspects » (2007, p. 579). Elle confère néanmoins que ce parallèle refait surface en 1788.

Probablement parmi les aspects théoriques les plus fondamentaux de la théorie raciale kantienne, le rôle joué par la « race » dans la philosophie de l'histoire kantienne aurait eu intérêt à être plus approfondi par Emmanuel C. Eze qui le survole néanmoins. Parce que sa compréhension du statut de la « race » dans le providentialisme téléologique est incontournable, me semble-t-il, pour trancher entre la position inégalitarienne et celle de l’universalisme inconsistant, j’y reviendrai plus amplement dans la section suivante. Pour l’instant, notons que le philosophe nigérian esquisse l’argument d’une essentialisation de l’infériorité des « races » non-européennes en vertu de sa téléologie de l’histoire.

Les progrès de l'histoire (la civilisation), en effet, se réalisent grâce à l’actualisation des potentialités morales que la nature a données à l’homme : pour assigner à l'homme son rang dans le système de la nature vivante et pour le caractériser, il est capable de se perfectionner suivant des fins prises de sa nature ; ce qui fait que, comme animal capable de raison (animal rationabile), il peut de lui- même se rendre un animal raisonnable (animal rationale) (Schiebinger, 1990). Eze montre que les leçons d'anthropologie de Kant s'appuient sur la doctrine, réinterprétée, de la nature humaine et de l'état de nature chez Rousseau. Pour Kant, puisque le propre de la nature humaine est, non pas sa raison tout court, mais sa raison morale, l'état de nature rousseauiste est en fait une sorte de « précivilisation » : l'homme naturel ne peut pas être un simple sauvage puisque pour être dit « homme », il doit toujours déjà exercer ses potentialités morales, lesquelles font défaut au sauvage, au Noir, à l’Amérindien. J’y reviendrai plus loin. Dans un autre article, Eze (2002) tente de montrer dans un effort périlleux (puisqu’une seule remarque raciste est attribuée à Hume22) que le même genre d'exclusion fondée sur la « race » tient pour le philosophe écossais.

Dans ses Observations, Kant présente la supériorité européenne comme issue de son « esprit », son sens de l’esthétique, sa sensibilité au beau et au sublime. À ce jeu de l’appréciation, par l’âme, d’objets moraux, les Allemands siègent au sommet, tandis que les « races » non-européennes, en particulier les Noirs, croupissent tout en bas23, incapables qu’elles sont de pratiques culturelles réflexives et de maturité morale. Or, cette stagnation dans l'enfance de la moralité n'est pas seulement causée par

22 Le passage étudié par Eze est une note de bas de page introduite dans la deuxième édition de Of National Characters, en 1753-54, et maintenue jusque dans l'édition tardive de 1770. Il s'agit de la seule référence au racisme

chez Hume. Dans cet extrait, Hume affirme penser que toutes les autres espèces d'hommes et les Noirs en particulier sont naturellement inférieurs aux Blancs. Il va jusqu'à dire que les exemples connus d'hommes noirs éduqués ne sont en fait que des « perroquets », répétant les mots enseignés par les Blancs.

des facteurs externes ou climatiques, puisque la transposition régionale (migration) n'y change rien. Elle repose dans la nature même de l'homme.

Pour Kant, la nature n'a pas gratifié les non-Européens de talents susceptibles de les élever moralement par un patient travail d'éducation par les arts et les sciences. Il s’ensuit que, puisque la formation morale de l’homme est la fin première que la nature lui a assignée, puisque l’homme noir et les « races » non-européennes en sont biologiquement, ontologiquement incapables, puisqu'il s'agit, selon l'interprétation d'Eze, d'une exigence transcendantale, on comprend comment l'auteur en conclut que Kant ne reconnaît pas à ces dites « races » une appartenance à l’humanité. Serequeberhan va dans le même sens : « In as much as Enlightenment is seen as “man's release from his self-incured tutelage” and is thus a selfreflexive project of critical and rational emancipation, it cannot – in its own terms – be inclusive on non- European peoples and most distinctly of Negro Africans » (1997, p. 149).

Je l’ai déjà évoqué, Eze met la barre très haute à vouloir assigner un statut de transcendental à l’infériorité raciale, voire à l’exclusion des « races » non-blanches de l’humanité. Hill et Boxill (2000) récusent cette interprétation. Pour Mills, il n’est pas indispensable de démontrer le caractère a prioritique de la « race » pour prouver qu’elle a une importance théorétique susceptible d’ébranler les lectures orthodoxes de la philosophie morale kantienne. Il suffit d’admettre que l’infériorité raciale est plus forte qu’un arbitraire empirique dans la mesure où elle participe à une élaboration théorique, même si elle demeure plus faible qu’une nécessité transcendantale. On peut alors proposer une lecture qui s’appuie non pas sur l’exclusion pure et simple de la participation à l’humanité d’une partie des hommes, mais sur l’introduction d’une seconde catégorie d’humains dont le statut moral est à jamais inférieur : la catégorie des « sous-personnes ». Je vais y revenir.

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