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Le point de vue du juriste sur les relations entre magistrats professionnels et jurés

Conclusion de la Partie I

Section 2 : Un rapport d’influence entre magistrats professionnels et jurés

I. Le point de vue du juriste sur les relations entre magistrats professionnels et jurés

343. Afin de compléter les informations résultant des recherches des sociologues, nous nous sommes entretenus avec 3 présidents de cour d’assises, avons assisté à une réunion de formation des jurés ainsi qu’à trois procès d’assises.

Les entretiens avaient pour but de connaitre l’appréhension des présidents de cours d’assises de la notion d’intime conviction, leur opinion sur l’obligation de motivation ainsi que leur conception du rapport entre intime conviction et motivation. Le questionnaire sur lequel l’entretient était basé figure en annexe n° 34.

      

984

344. Par ailleurs, nous avons assisté à une réunion de formation des jurés à la cour d’appel de Montpellier, à un procès pour meurtre à la cour d’assises du Gard, un procès pour viol à la cour d’assises du Gard et un procès pour assassinat à la cour d’appel de Montpellier. L’assistance à la réunion de formation des jurés et à ces différents procès, nous ont permis d’étudier le rôle de chacun des acteurs du procès pénal, en particulier celui du président de la cour d’assises et des jurés.

345. Les pratiques judiciaires du rôle du président de la cour d’assises se révèlent diverses en fonction de la personnalité des présidents de cour d’assises. Certains présidents de cour d’assises s’emploient à contrôler les jurés, et leur laissent alors peu de liberté d’expression au cours des débats et du délibéré. A l’inverse, d’autres présidents s’attachent à préserver la liberté d’expression des jurés en les encourageant à poser des questions au cours des débats et en les invitant à exprimer leur point de vue lors du délibéré.

Malgré la diversité des pratiques judiciaires, notre étude pratique des relations entre magistrats professionnels et jurés nous a permis de mettre en évidence les modalités d’exercice d’une influence de la part de certains présidents de la cour d’assises sur les jurés.

346. Les premiers échangent entre le président et les jurés interviennent lors de la réunion d’information des jurés, visant à former les jurés aux règles élémentaires du procès pénal devant la cour d’assises.

Ce premier contact entre le président et les jurés est l’occasion pour les présidents d’assises, soucieux de contrôler les jurés, de leur indiquer les règles qu’ils souhaitent voir respecter. Les jurés placés dans la position d’« élèves » face au « maître » sont peu enclin à contester les injonctions de celui-ci. Le président insiste sur le devoir impératif des jurés de ne pas manifester leur opinion. Il agite alors le spectre de la cassation de l’arrêt de la cour d’assises auquel peut donner lieu la méconnaissance par un juré du devoir de rester neutre. Afin que les jurés ne fassent pas courir ce risque de cassation à l’arrêt de la cour d’assises, il est préférable que les jurés ne posent pas leurs questions directement. Le président leur propose donc d’écrire leurs questions sur un petit bout de papier. Ainsi, le président pourra reformuler la question le cas échéant.

347. Les présidents respectueux de la liberté du jury invitent les jurés à user de leur droit de poser des questions au cours des débat tout en veillant à ce que leurs questions ne contiennent pas de parti pris sur la culpabilité de l’accusé. Les jurés qui, par timidité, n’oseraient pas poser

leurs questions directement peuvent faire passer leurs questions par écrit au président qui les posera. Un ancien président de cour d’assises confiait qu’il avait toujours encouragé les jurés à poser des questions et qu’en 20 ans de carrière il ne s’était jamais produit le moindre incident. Selon cet ancien président de cours d’assises « le président de cour d’assises ne doit pas avoir peur des jurés ».

348. Cette réunion, qui fait intervenir d’autres acteurs du procès pénal, est l’occasion de constater que l’influence potentielle exercée sur les jurés n’est pas seulement l’apanage du président de la cour d’assises. En effet, l’avocat général semble parfois également enclin à diriger les jurés. Ainsi, lors de la réunion de formation à laquelle nous avons assisté, l’avocat général explique aux jurés qu’avant le procès, il y a eu une enquête puis une instruction. IL n’y aurait donc guère de doute sur la culpabilité d’un accusé renvoyé devant la cour d’assises. Selon l’avocat général c’est essentiellement sur le terrain de la peine que les jurés, avec les magistrats professionnels, seront amenés à réfléchir. Ces propos peuvent sous-entendre que le rôle des jurés est simple; celui-ci consistant uniquement à valider la procédure pénale antérieure au jugement. Néanmoins, le président de la cour d’assises a réagi à ses propos en précisant qu’il pouvait néanmoins arriver que tous les acteurs successifs intervenant dans la procédure pénale se trompent, à l’image de l’affaire Outreau.

349. Par ailleurs, il faut noter que l’influence exercée sur les jurés n’est pas seulement le fait des magistrats mais également le fait de la presse. Lors de la réunion d’information, de nombreux jurés avaient entre leurs mains un journal distribué gratuitement relatant de façon approximative les faits de la première affaire qui allaient occuper la session d’assises. On pouvait y lire que l’accusé avait tué sa compagne, mère d’une petite fille, « sous les yeux » de celle-ci. Or, la petite fille de trois ans qui dormait à l’étage ne s’était vraisemblablement pas réveillée et n’avait rien vu de la scène.

350. La pratique de la direction des débats varie d’un président à l’autre, certains interviennent peu, d’autres beaucoup, certains interrogent l’accusé brièvement, d’autres au contraire pratiquent un long interrogatoire. Plus le président intervient, plus il est susceptible de laisser transparaitre son opinion. Les questions posées, la façon de répondre aux différents acteurs du procès ont vite fait d’apprendre l’opinion du président de la cour d’assises aux jurés. Parfois le président ne se contente pas de poser des questions mais commente, émet des appréciations à l’instar de ce que pourrait faire l’avocat général. Les appréciations ne portant

pas sur la culpabilité de l’accusé sont légales, pourtant celles-ci peuvent influencer les jurés sur l’appréhension de la personnalité de l’accusé et donc leur décision sur la peine. Ainsi, dans une affaire de meurtre le président de cour d’assises estime que l’accusé a dissimulé le crime de façon « plutôt organisé, avec sang-froid ».

351. De même, comme le souligne Maître Duppond-Moretti985 la façon d’interroger l’accusé, notamment le ton employé, renseigne les jurés sur l’opinion du président de la cour d’assises. A titre d’exemple certains présidents de cour d’assises font les questions et les réponses avec un humour inconvenant « On ne va pas passer beaucoup de temps sur les témoignages de vos employeurs, hein, car vous n’avez jamais travaillé..986». La façon de s’adresser aux avocats tout comme les décisions de suspension d’audience qui peuvent mettre fin à un temps favorable à une des parties apprennent également aux jurés l’opinion du président de la cour d’assises. Le président de la cour d’assises en s’adressant ainsi à l’avocat « Encore une question maitre ? 987» montre sa désapprobation à l’égard du travail de la défense, « suggérant aux jurés que cela ne sert à rien 988».

352. Au cours des débats, les jurés apparaissent très passifs. Les jurés mis en garde à maintes reprises sur les risques de cassation de l’arrêt liés à leur prise de parole semblent frapper de mutisme. Dès lors, aucun juré ne demande à poser de questions directement au témoin ou à l’accusé au cours du procès. Il faut noter que les jurés ne disposent pas d’un temps réservé pour poser leurs questions. Selon l’article 311 du CPP, ils doivent demander la parole au président de la cour d’assises. Le président de cour d’assises qui n’accorde pas la parole aux jurés empêche matériellement ceux-ci d’exercer cette faculté. A l’égard de la faculté de poser des questions aux témoins ou à l’accusé, Mme Lombard rapporte dans son ouvrage les témoignages de jurés suivants :

« Pendant le procès on nous a très difficilement permis de poser une question. Ils attendent plusieurs jours pour voir comment les jurés se comportent, et il n’y a qu’à la fin de la session qu’un juré a pu faire passer un petit papier et qu’il a pu poser sa question, parce qu’ils nous connaissait déjà mieux. Il ne faut pas qu’il y ait de troubles fête parmi les jurés..,

      

985

E. DUPOND-MORETTI, Bête noire "comdamné à plaider", Michel LAFON, 2012, p. 107.

986 Ibid. p. 108. 987 Ibid. p. 116. 988 Idem.

disons qu’ils ne veulent pas que les jurés…, c’est-à-dire qu’on ne doit jamais parler à la faveur ou à la défaveur de l’accusé. C’est ça. On pouvait parler mais… » (Danielle)989

« On n’a pas le droit de parler, hein ! Les jurés n’ont pas le droit de parler pendant la cour d’assises. On a le droit de poser une question mais on doit la poser au président et c’est le président qui la pose. On n’a pas le droit. Moi j’ai fait la bêtise…, j’ai parlé ! J’aurais pu faire annuler le procès ! J’aurais pu faire annuler le procès ! » (Mariette)990

« Alors vous avez tout le débat qui vous est présenté, vous n’intervenez jamais. Si vous voulez poser une question, vous faites passer un papier au président qui la lit. Moi, j’en ai posé plusieurs et puis à la fin j’ai dit « Allez-vous faire foutre ! A chaque fois il ne la pose jamais comme je souhaite ! » C’est malheureux d’en arriver là, hein ! Il y a des moments c’est très pénible parce qu’on a envie de dire au président : « Bonsoir ! Il y a d’autres questions à poser ! » On les pose mais il les remanie à sa façon, en définitive, il fait la pluie et le beau temps. » (Alain)991

353. La place des jurés dans le procès pénal semble faire écho à la place de l’accusé. Ces acteurs, pourtant centraux, représentant l’accusé et ses juges ont rarement la possibilité de s’exprimer au cours du procès pénal. Un juré exprime ainsi la mutité dans laquelle la justice semble enfermer l’accusé :

« Et il y a le pauvre gars qui est au milieu, qui se demande quoi, et qui regarde. Parce que c’est à lui qu’on devrait quelque fois demander quoi, au juste, c’est à l’accusé qu’on devrait demander quoi. Et, quand il parle trop : « oh non ! Vous n’avez pas le droit !» C’est vrai l’accusé il n’en fait plus partie, il n’en fait plus partie parce qu’il ne se défend pas lui-même. On lui dit : « accusé, est ce que vous avez quelque chose à dire pour vous défendre ? » Alors le gars, bien souvent il répond « non », hein, et c’est tout. Et s’il dit une parole de trop, on lui dit « vous taisez-vous ! ». C’est lui qui est le plus intéressé et c’est lui qui parle le moins. C’est ça, ni plus, ni moins » (Denis)992

354. En outre, la pratique de quelques présidents de cours d’assises consistant à ne pas soumettre certaines pièces à conviction à la consultation des jurés pose également question au

      

989

F. LOMBARD, Les jurés Justice représentative et représentations de la justice, L'Harmattan, 1993, p. 71.

990 Idem. 991 Ibid. p. 73. 992 Ibid. p. 69.

regard du rôle de juge des jurés. En effet, des présidents de cour d’assises estiment, pour diverses raisons, que certaines pièces à conviction ne doivent pas être montrées aux jurés. Il peut s’agir par exemple, de photographies de la scène de crime jugées « trop dures » pour les jurés. Il serait préférable, comme le font certains présidents de cour d’assises, de présenter les pièces à conviction aux jurés tout en leur laissant la faculté de ne pas consulter ces pièces, s’ils ne le souhaitent pas. Une partie des présidents de cour d’assises déplore ces pratiques dont ils ont connaissance. Le choix des pièces à présenter aux jurés devrait s’exercer en fonction du seul critère de la manifestation de la vérité. Les jurés, en tant que juges, devraient pouvoir avoir accès aux mêmes pièces à conviction que les magistrats professionnels. Les jurés seraient légitimes à demander au président la consultation des pièces à conviction évoquées au cours de l’audience. Cependant, les jurés n’osent probablement pas formuler cette requête au président. A cet égard, il est intéressant de noter que dans un certain nombre de cours d’assises le positionnement spatial du président et des jurés ne facilitent pas leur interaction. A la cour d’assises de l’Hérault et du Gard, le président siège, entouré des assesseurs, sur une estrade surélevée par rapport aux jurés. Le président de la cour d’assises est alors relativement inaccessible pour les jurés.

355. Lors du délibéré, certains présidents semblent prendre les devants afin d’orienter et de verrouiller le débat. Ces présidents indiquent aux jurés qu’ils leur laisse la parole en premier mais qu’ils peuvent à tout moment lui poser des questions auxquelles il répondra en vertu de sa connaissance du dossier. Il suffit alors qu’un juré s’adresse au président de la cour d’assises pour que celui-ci reprenne la parole et oriente les jurés sur les points de doute qu’ils peuvent exprimer. Par ailleurs, la connaissance que fait valoir le président est sa connaissance personnelle du dossier écrit. Par l’intermédiaire du président c’est donc le dossier écrit qui s’exprime au cours du délibéré. L’opinion du président fondée sur les éléments du dossier écrit risque donc de peser sur la conviction des jurés qui devraient, pourtant, être assise sur les débats oraux. S’agissant de la motivation de l’arrêt de la cour d’assises, certains présidents rédigent la feuille de motivation sans consulter les jurés sur son contenu. En effet, les jurés ne manifesteraient pas d’intérêt pour la motivation de l’arrêt de la cour d’assises. En conséquence, la motivation reflèterait exclusivement les éléments qui ont convaincus le président de la cour d’assises.

356. La condamnation pour violation du secret du délibéré d’un juré qui dénonçait dans un article de presse la pression qu’aurait exercée une présidente de cour d’assises sur les jurés

afin de leur faire changer leur vote illustre les rapports de force qui peuvent exister entre le président de la cour d’assises et les jurés (cf. annexe n° 33). Devant la Cour de cassation, l’ancien juré faisait valoir que la violation du secret du délibéré pouvait être justifiée par le sentiment d’une atteinte aux exigences fondamentales du serment des jurés. La Cour de cassation rejette le pourvoi au motif que le secret des délibérations, fondement de l’indépendance des juges et de l’autorité de la décision, est absolu. « Une dérogation à l'obligation de conserver le secret des délibérations, édictée par l'article 304 du CPP, ne saurait être admise, même à l'occasion de poursuites pour violation du secret du délibéré, sans qu'il soit porté atteinte tant à l'indépendance des juges, professionnels comme non-professionnels, qu'à l'autorité de leurs décisions993 »

357. Selon la Cour de cassation, le désaccord avec le déroulement des délibérations ne peut justifier la levée du secret des délibérations. Le secret des délibérations est absolu car il protège l’indépendance des juges et l’autorité de la décision. Cependant on peut s’interroger sur la compatibilité entre le caractère absolu du secret des délibérations et la liberté d’expression. L’expression d’un désaccord avec le déroulement des délibérations ne peut-il pas se justifier au nom de l’intérêt général ?994

358. Les travaux des sociologues ont également mis en exergue l’influence de l’intime conviction du président de la cour d’assises sur l’intime conviction des jurés (II)

      

993

Crim., 25 mai 2016, n° 15-84.099

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II. Le point de vue des sociologues sur les relations entre magistrats

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