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L’expert, juge du fait

Conclusion du Titre I

Chapitre 2 : La rationalisation du jugement

A. L’expert, juge du fait

233. Avec le développement scientifique et la spécialisation des compétences qui en résulte « l’expertise est devenue dans un grand nombre de procès criminels, dans les plus douteux surtout, le procédé d’instruction décisif562 ». C’est ainsi que la Cour de cassation encourage les tribunaux répressifs à ne refuser d’ordonner une expertise demandée par le ministère public ou l’accusé qu’avec la plus grande réserve563.

234. L’expertise n’est plus seulement considérée comme l’auxiliaire des modes de preuves mais est hissé au rang de moyen de preuve564. Lagneau va encore plus loin en estimant que l’expertise est une preuve qui conditionne tous les autres modes de preuve565.

235. Si l’expertise apparait comme la seule véritable preuve judiciaire c’est parce qu’elle bénéficie du statut de « certitude judiciaire ».

Lagneau distingue l’expertise conjecturale de l’expertise à base scientifique. L’expertise conjecturale est celle dans laquelle l’expert interprète subjectivement les faits, comme par exemple l’expertise établissant le diagnostic de la folie566. L’expertise à base scientifique « constate quantitativement (viol, blessure mortelle) ou qualitativement (empreintes digitales, traces, empoisonnement, fraudes et falsification) 567». Les conclusions de l’expertise conjecturale ne sont pas fiables tandis que les conclusions de l’expertise à base scientifique sont certaines568.

236. Pour Locard, la certitude à laquelle conduit l’expertise est une « certitude physique 569», susceptible de degrés par opposition à la certitude mathématique absolue570 et à la certitude morale subjective571. Si la certitude mathématique, « adéquation de la

      

562

R. GARRAUD, Traité théorique et pratique d'instruction criminelle et de procedure pénale, Larose et Ténin, 1909, Tome 1, p. 597.

563

Crim. Cass., 4 sept. 1835, Répertoire Dalloz, V° Expert-Expertise, p. 283, n°400.

564

M. GENESTEIX, L'expertise criminelle en France, A. Pédone, 1900, [Droit privé : Paris], p. 9.

565

Ch. LAGNEAU, De l'expertise à base scientifique comme moyen de preuve en matière criminelle, Domat-Montchrestien, 1934, [Droit privé : Université de Paris], p. 34.

566 Idem. 567 Idem. 568 Idem. 569

E. LOCARD, L'enquête criminelle et les méthodes scientifiques, Paris, Ernest Flammarion, 1920, p. 262.

570

Ibid. p. 263.

571

connaissance à l’objet572 », ne peut être atteinte dans la détermination de la culpabilité la certitude physique conduit à « une très haute probabilité qui entraine dans notre esprit une conviction que nous ne pouvons discerner de la certitude absolue ; le doute devient si petit quantitativement qu’on obligé de le supprimer 573».

Selon Locard, la certitude physique est une garantie pour l’enquêteur et l’accusé car elle permet de calculer les chances d’erreurs. Les empreintes digitales fournissent un exemple de certitude physique dont les chances d’erreurs peuvent être chiffrées en fonctions du nombre de points correspondants entre les deux empreintes.

237. Locard critique vivement la certitude morale naissant du débat contradictoire des modes de preuves non scientifiques, en particulier des témoignages574. Elle est « ce à quoi les mènent la contradiction des témoins, le respect dû aux paroles d’un homme habillé en rouge contrebalancé par les trémolos de la défense, les protestions de l’accusé contrebattues par les assertions des concierges du voisinage, l’assurance des gardiens de la paix opposée au verbiage des témoins de moralité575 ». Cette certitude morale, « intoxication mixte où les stupéfiants de la défense tendent à contrebalancer les convulsants de l’accusation, (…) n’a d’autres chances d’être exacte que les 50 pour 100 attribués par le calcul des probabilités à celui qui ne peut répondre que oui ou non576 ». Selon Locard la certitude morale conduit à une « parodie de justice577 ». Locard qualifie la certitude morale d’« indiscernable magma 578», de « sœur fantaisiste de la foi »579, ou encore de « conviction sans preuve580 » tandis que Claps considère que c’est « une conviction dont la preuve nous échappe581 ». La certitude physique qu’offre l’expertise apparait donc bien supérieure à la certitude morale qui

      

572

Ibid. p. 261.

573

A. CLAPS, Les indices dans le procès pénal, le laboratoire de criminalistique, 1931, [Droit privé : pénal : Lyon], p. 162.

574

E. LOCARD, L'enquête criminelle et les méthodes scientifiques, Paris, Ernest Flammarion, 1920, p. 262.

575 Idem. 576 Idem. 577 Idem. 578 Idem. 579 Ibid. p. 262. 580

Idem. « La certitude morale, que j’appellerais volontiers une conviction sans preuve, la certitude morale, sœur fantaisiste de la foi, est tout précisément ce que l’on demande aux jurés, et ce à quoi les mènent la contradiction des témoins, le respect dû aux paroles d’un homme habillé en rouge contrebalancé par les trémolos de la défense, les protestions de l’accusé contrebattues par les assertions des concierges du voisinage, l’assurance des gardiens de la paix opposée au verbiage des témoins de moralité. Cet amoncellement de prestiges, d’illusions et de contre-vérités, est propre à induire douze citoyens, définis comme probes et libres, en une opinion moyenne, qui n’a d’autres chances d’être exacte que les 50 pour 100 attribués par le calcul des probabilités à celui qui ne peut répondre que oui ou non, mais dont par une ironie touchante on ne les oblige tout de même pas à fournir les raisons ».

581

A. CLAPS, Les indices dans le procès pénal, le laboratoire de criminalistique, 1931, [Droit privé : pénal : Lyon], p. 161 - 162.

émane de la discussion des autres modes de preuve. Or pour Claps c’est la certitude physique et non la certitude morale qui doit être au fondement de la condamnation des juges et jurés. « Seule la certitude physique est capable de conduire avec sécurité, le juge populaire ou professionnel dans le chemin redoutablement difficile qui mène à l’intime conviction582 ».

238. Le statut de preuve primordiale conféré à l’expertise pose la question de la place qu’il convient d’accorder aux conclusions des expertises. Autrement dit l’expert doit-il être considéré comme un auxiliaire du juge dans la recherche de la vérité ou comme un véritable juge du fait ?

239. Les auteurs ont rapproché, l’expert, à la fois du témoin et du juge. La confiance accordée aux experts procède des mêmes motifs que celle accordée au témoin. La confiance faite au témoin repose sur la foi en leur témoignage tout comme la confiance accordée à l’expert repose sur la foi en la science et la loyauté de l’expert583.

Néanmoins « l’analogie entre l’expertise et le témoignage n’est qu’apparente584 ». En effet, le témoin nait du hasard des circonstances qui l’a fait assister à tel évènement, il ne peut donc être remplacé contrairement à l’expert commis par un juge585.

En second lieu l’expert ne dépose pas sur des faits qu’il a vus ou entendus mais répond à des questions portant sur des faits qu’il ne connait pas personnellement586.

Enfin, l’avis de l’expert ne constitue pas une preuve directe mais son avis est l’appréciation d’une preuve directe ; « la qualification de juges est (donc) scientifiquement plus exacte que celle de témoins 587».

Les textes n’assimilent d’ailleurs pas l’expert aux témoins. L’article 43 du Code d’instruction criminelle qui autorise le magistrat à se faire accompagner d’un expert rapproche le constat des faits effectué par l’expert de l’expérience personnelle du juge. La formule du serment n’est pas la même pour les experts que pour les témoins. Alors que les témoins jurent « de dire la vérité toute la vérité588 » les experts jurent « de faire leur rapport

      

582

Ibid. p. 163.

583

R. GARRAUD, Traité théorique et pratique d'instruction criminelle et de procedure pénale, Larose et Ténin, 1909, Tome 1, p. 591. 584 Idem. 585 Ibid. p. 592. 586 Idem. 587 Idem. 588

Art. 75 Code d'instruction criminelle de 1808 , édition conforme à l'édition originale du Bulletin des lois ; suivi des motifs exposés par les conseillers d'Etat et des rapports faits par la commission de législation du Corps législatif sur chacune des lois qui composent le code , A. Belin (Paris), 1812. P.18

et de donner leur avis en leur honneur et conscience 589». L’appréciation faite par l’expert ne relève que de sa conscience alors que la sincérité du témoin est garantie par l’incrimination du faux témoignage590. Le témoin à la différence de l’expert peut être récusé par les parties591.

240. Les auteurs considèrent l’expert bien plus comme un juge que comme un témoin. L’expert, auxiliaire du juge dans la découverte de la vérité ne retranscrit pas seulement ses observations comme le ferait un témoin mais « donne une opinion scientifiquement raisonnée sur des faits qui lui sont soumis 592». « L’expert n’a pas seulement vu, il a jugé593». L’avis qu’il rend sur les faits est « une sorte de jugement motivé594 ». Le déroulement de l’expertise démontre que l’expert effectue une opération de jugement595. Au cours de sa mission l’expert met en œuvre des procédés, utilise des méthodes de raisonnement et termine son rapport par des conclusions. Pour Devergie, le seul fait que la justice qualifie le scientifique qui intervient dans le procès d’expert démontre que la justice lui reconnait l’aptitude à juger596. « C’est à la conviction morale du médecin que (la justice) s’adresse597 »

241. Selon Dejean « les experts commis par les tribunaux tiennent de la justice une délégation qui leur fait emprunter, sous certains rapports, le caractère du juge598 ». L’expert, investi de ses fonctions par le serment serait « une sorte de délégué de l’autorité judiciaire599 ». La justice mettrait ainsi « en son lieu et place (l’expert) à l’égard des faits »600. En ayant recours à l’expertise le juge déléguerait alors une partie de l’instruction. Certains auteurs n’hésitent pas à considérer les experts comme « des citoyens chargés temporairement d’un ministère de service public601»

      

589

Art 48. Idem. p.12.

590

R. GARRAUD, Traité théorique et pratique d'instruction criminelle et de procedure pénale, Larose et Ténin, 1909, Tome 1, p. 595. 591 Idem. 592 Ibid. p. 592. 593

M. GENESTEIX, L'expertise criminelle en France, A. Pédone, 1900, [Droit privé : Paris], p. 13.

594

R. GARRAUD, Traité théorique et pratique d'instruction criminelle et de procedure pénale, Larose et Ténin, 1909, Tome 1, p. 12.

595

M. GENESTEIX, L'expertise criminelle en France, A. Pédone, 1900, [Droit privé : Paris], p. 13.

596

A. DEVERGIE, Médecine légale théorique et pratique, 3 éd., Paris, Germer Baillière, Tome 1, 1852, p. 21.

597

Idem.

598

O. DEJEAN, Traité théorique et pratique des expertises en matières civiles, administratives et commerciales,

manuel des experts, A. Marescq aîné, Paris, 1881, p. 2.

599

E. BONNIER, Traité théorique et pratique des preuves en droit civil et criminel, Paris, A. Durand, 1852, Tome 1, p. 130.

600

A. DEVERGIE, Médecine légale théorique et pratique, 3 éd., Paris, Germer Baillière, Tome 1, 1852, p. 21.

601

L. MALLARD, Traité complet de l'expertise judiciaire : guide théorique et pratique à l'usage des experts,

arbitres-rapporteurs, magistrats, officiers ministériels et conseils en matière civile, commerciale, administrative et criminelle., 3 éd., Paris, Marchal et Godde, 1911, p. 3 - 4.

Les conclusions de l’expert s’apparentent à un jugement véridique qui s’impose naturellement au juge, chargé d’appliquer le droit (B).

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