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Une perte de souveraineté du jury

Conclusion de la Partie I

Section 2 : Un rapport d’influence entre magistrats professionnels et jurés

A. Une perte de souveraineté du jury

360. Mme Lombard identifie dans le discours des jurés deux conceptions des rapports entre le jury et les magistrats professionnels. Pour une première catégorie de jurés, le jury est souverain, autrement dit maître de la décision de la cour d’assises, tandis que pour une deuxième catégorie de jurés, le jury n’est pas souverain, le pouvoir de décision appartenant au magistrat professionnel997.

Au sein de la première catégorie de jurés qui considère que la décision de la cour d’assises est l’œuvre du jury, deux catégories sont à distinguer. Selon la première catégorie de jurés, la souveraineté du jury est une évidence, tandis que pour la deuxième sous-catégorie de jurés, la souveraineté du jury s’apparente à un défi. Pour certains jurés, la souveraineté du jury s’impose comme une évidence : le jury est maitre de la décision998. Le rôle du magistrat se borne alors à apporter aux jurés des explications sur règles les de droit999. Les tentatives du président de la cour d’assises visant à orienter la décision des jurés restent vaines1000. Un de ces jurés s’exprime ainsi « Le président, il met en garde, il vous donne son opinion, mais je dis que ce n’est pas lui qui fait le jugement ! 1001»

      

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F. LOMBARD, Les jurés Justice représentative et représentations de la justice, L'Harmattan, 1993.

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A. JELLAB et A. GIGLIO-JACQUEMOT, « Les jurés populaires et les épreuves de la Cour d'assises: entre légitimité d'un regard profane et interpellation du pouvoir des juges », L'année sociologique, 2012/1 (Vol 62), p. 143.

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F. LOMBARD, Les jurés Justice représentative et représentations de la justice, L'Harmattan, 1993, p. 80.

998 Ibid. p. 81. 999 Idem. 1000 Idem. 1001 Idem.

Pour le second sous-groupe de jurés, face aux diverses influences auquel est soumis le jury, en particulier celle du président de la cour d’assises, la souveraineté du jury représente un défi1002. Le jury représentant le peuple auquel est confié temporairement le pouvoir de juger, la souveraineté du jury est légitime et doit être défendue1003. Ces jurés entendent donc librement exercer leur pouvoir de décision1004.

« Le président essaye quand même de…, parce que lui, il a ses idées… Il essaye de nous influencer, quoi ! C’est normal hein ! Il essaye de nous influencer. Il s’agit de ne pas se laisser faire, c’est tout ! Vous êtes juré, vous êtes juré hein ! Vous faites en votre âme et conscience(…) Parfois il essaye de nous…, de nous corriger. Mais si on veut pas céder on veut pas céder !1005"

361. Si ces jurés dénoncent l’influence du président qu’ils trouvent détestable, ils apprécient ses conseils1006. A cet égard, Mme Lombard note que « la lecture des entretiens laisse toutefois un doute : les frontières sont floues entre le champ du « conseil » et celui de « l’influence1007 ». Ces conseils ne sont, en tout cas, pas perçus par ces jurés comme « une influence »1008.

362. Le deuxième groupe de jurés considère que le jury n’est pas souverain. A l’intérieur de ce groupe, un premier groupe se réjouit de cette situation tandis qu’un deuxième sous-groupe la déplore1009. Pour le premier sous-groupe, le jury est dirigé par les magistrats, en particulier le président de la cour d’assises. A travers les jurés, ce sont donc les magistrats qui décident1010. Néanmoins l’absence de pouvoir de décision du jury leur parait justifiée. En effet, ces jurés estiment que les magistrats sont plus compétents qu’eux pour décider1011. Les jurés recrutés n’ont pas forcément les capacités intellectuelles nécessaires à l’exercice des fonctions de juge1012. Par ailleurs, la diversité des jurés est perçue comme une source de contingence et donc d’injustice1013. Aussi pour ce sous-groupe de juré, tant que les jurés ne

       1002 Ibid. p. 82. 1003 Idem. 1004 Idem. 1005 Ibid. p. 83. 1006 Idem. 1007 Idem. 1008 Idem. 1009 Ibid. p. 84. 1010 Ibid. p. 85. 1011 Idem. 1012 Idem. 1013 Idem.

seront pas plus formés, ils se laisseront guider par les magistrats et notamment par le président de la cour d’assises, et ce en raison de leur incompétence1014.

« C’est lui qui résume l’histoire, c’est lui qui propose une fourchette et c’est sa façon d’expliquer les choses… moi, je crois qu’il peut faire ce qu’il veut(…) Je pense qu’il a toujours une influence(…) Parce que du début jusqu’à la fin, c’est quand même le président qui parle, qui mène le procès, c’est ça ! 1015».

363. Ainsi pour ces jurés « une bonne décision » du jury dépend éventuellement d’un « bon président 1016». Cette primauté présidentielle n’est non seulement pas contestée mais souhaitée1017. Ces jurés ne font « qu’approuver », « se rallier », « s’en remettre à la décision du président de la cour d’assises » qui détient la compétence.

« Eux sont plus à même de nous aiguiller un peu, ça c’est sûr, étant donné qu’on est là pour la première fois. C’est sûr ils ont plus l’habitude que nous (…) on dit, bon lui, il voit ça comme ça, c’est son métier alors on suit 1018»

« Je me suis ralliée parce que j’estime que je n’avais pas à juger. Si le président disait ça, je suppose qu’il avait plus l’habitude que moi. Donc, vous dire si c’était vrai, si c’était faux, je ne peux pas vous dire, je ne suis pas là pour juger, mais la façon dont s’était présenté, j’ai trouvé ça logique comme démarche 1019»

364. En revanche, le second sous-groupe appartenant à la catégorie de jurés qui considère que le jury n’est pas souverain, s’insurge contre cette situation. Le fonctionnement de la justice, la suprématie des magistrats leur dérobe tout pouvoir de décision1020. Pour ces jurés, la décision de la cour d’assises est prédéterminée par les étapes de la procédure pénale antérieures au jugement1021. Ces jurés considèrent également, qu’ils n’ont aucune prise sur l’audience1022. « L’audience est perçue par ce sous-groupe comme « un jeu » réservé à

       1014 Idem. 1015 Idem. 1016 Idem. 1017 Idem. 1018 Ibid. p. 86. 1019 Idem. 1020 Ibid. p. 87. 1021 Idem. 1022 Idem.

l’usage des professionnels de la justice 1023». Ces jurés ont le sentiment d’être « manipulés par la machine judiciaire1024 » qui ne les traite pas comme des protagonistes du procès mais comme des objets. Ces jurés n’ont pas le sentiment d’être véritablement acteurs du procès. Au cours des délibérations, ces jurés, soumis à la pression des magistrats, ont l’impression de faire de la figuration1025. Les magistrats leur indiquent une décision toute tracée par les éléments recueillis aux étapes de l’enquête et de l’instruction. « Placé sur des rails déterminés par les étapes antérieures, le jury est impuissant à détourner l’aiguillage 1026» .Ces jurés ont l’impression que la volonté présidentielle leur est imposée.

« On s’assoit autour de la table, bon, attitude tout à fait normale, aucun juré ne sait quoi faire. Alors le président commence à dire : qu’est-ce que vous en pensez ? » Bon, timidité, manque de savoir s’exprimer, tout le folklore qui a pesé sur les jurés… donc rapidement le président dit : « bon ben je peux vous aider ! » Voyez-vous le cheminement ?... « Moi, à mon avis, pouf !, pouf ! » Je dirais la façon dont il engage la conversation, c’est qu’il nous engage déjà à dire : « moi je le condamne à tant ». Alors, c’est ça qui est dramatique, hein ! 1027»

365. La question de l’influence du président de la cour d’assises sur les jurés ressort clairement de l’étude sociologique menée par Mme Lombard. En effet, les quatre sous catégories de jurés définies par Mme Lombard reconnaissent l’existence d’une influence plus ou moins forte du président de la cour d’assises sur les jurés. Cependant les jurés n’ont pas la même façon d’appréhender ce rapport d’influence. Seul un sous-groupe de jurés sur quatre estime que les tentatives d’influence émanant du président de la cour d’assises n’ont aucune prise sur le jury. Un deuxième sous-groupe reconnait et accepte volontiers cette influence qui lui parait justifiée. Pour ces deux sous-groupes de jurés l’influence que pourrait exercer le président de la cour d’assises sur leur décision ne les préoccupe pas.

En revanche, les deux autres sous-groupes de jurés expriment une certaine difficulté à gérer l’influence exercée par le président de la cour d’assises. Le premier sous-groupe se montre vigilant face à l’influence que pourrait exercer le président de la cour d’assises tandis

       1023 Idem. 1024 Idem. 1025 Idem. 1026 Idem. 1027 Idem.

que le dernier sous-groupe a le sentiment de ne pas avoir les moyens de résister à cette influence.

366. Les sociologues se sont également intéressés au regard des magistrats professionnels sur le rôle des jurés.

Le regard des présidents de cour d’assises sur le rôle des jurés diffèrerait en fonction de leur trajectoire sociale et professionnelle antérieure1028. Un président issu du milieu employé devenu tardivement magistrat aurait tendance à accorder une large place aux jurés lors des audiences et pendant le délibéré1029. A l’opposé, un magistrat issu d’un milieu aisé et ayant réussi jeune le concours de la magistrature serait plus soucieux de contrôler les jurés1030.

367. Bien que les pratiques judiciaires soient diverses, les sociologues relèvent que pour les présidents de cour d’assises l’enjeu est de « contrôler les jurés de manière à assoir une légitimité et une autorité symbolique incarnées par le président 1031». A cette fin, les magistrats font des recommandations aux jurés « qui tournent très vite aux injonctions et obligations 1032». En effet, le regard neuf des jurés ne doit pas disqualifier l’expérience de ces juges professionnels. Ainsi selon une présidente de cour d’assises :

« Il faut que je recadre les débats, parce que les jurés, surtout ceux qui ont un peu d’expérience parce qu’ils ont fait plusieurs procès, ils ont tendance à penser que maintenant tout est clair, que l’on peut décider sans trop réfléchir 1033»

368. Les jurés déstabiliseraient les routines professionnelles des magistrats, les obligeant à négocier en permanence la manière d’appliquer les règles de droit1034. Les magistrats professionnels craignent d’être débordés par des jurés qui siégeant à plusieurs procès deviennent capables d’anticiper les conduites du président, de repérer les démarches visant à connaitre le point de vue des jurés1035. Certains présidents mettent alors en œuvre des

      

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A. JELLAB et A. GIGLIO-JACQUEMOT, « Les jurés populaires et les épreuves de la Cour d'assises: entre légitimité d'un regard profane et interpellation du pouvoir des juges », L'année sociologique, 2012/1 (Vol 62), p. 143 (voir p. 170). 1029 Idem. 1030 Idem. 1031 Ibid. p. 169. 1032 Idem. 1033 Idem. 1034 Ibid. p. 178. 1035 Ibid. p. 169.

stratégies afin de neutraliser les jurés susceptibles de remettre en cause leur autorité et leur légitimité. Ainsi des présidents s’arrangent avec le ministère public afin de faire récuser les jurés « gênants »1036. Ils interviennent dans le délibéré en vue de « donner d’abord la parole aux jurés novices1037 ». Cette méfiance à l’égard des jurés est justifiée par le fait que ceux-ci « ne sont pas des juristes 1038». Les présidents de cour d’assises mettent en avant une légitimité plus proche du droit et de la raison par rapport à la légitimité démocratique des jurés. Les sociologues retranscrivent les propos d’une présidente de cour d’assises :

« Là, à la dernière session, j’ai eu une jurée ingénieure, elle est docteur en chimie, elle ne connaissait rien au droit mais je trouvais qu’elle avait compris très vite les enjeux, comment ça s’organisait, comment utiliser les informations elle avait fait plusieurs procès (…) D’un autre coté on sent qu’il est temps que ça s’arrête, ils apprennent mais ça a une limite malgré tout, ce ne sont pas des juristes 1039».

Les jurés appartenant aux catégories sociales dominantes mais aussi, à l’inverse, les jurés issus de milieu modeste et disposant de faibles capacités intellectuelles, sont craints par les présidents de cour d’assises1040. En effet, le juré à fort capital culturel parvient plus facilement à comprendre les normes institutionnelles et à anticiper les pratiques du président de la cour d’assises au fil des procès1041. Quant au juré faiblement doté en ressources intellectuelles, celui-ci peut perturber la genèse d’un débat consensuel1042.

La question de l’influence des magistrats professionnels sur les jurés est généralement évacuée ou minimisée par les magistrats professionnels1043. Néanmoins lorsque les magistrats sont interrogés sur l’égalité des jurés par rapport aux magistrats leur propos est plus explicite1044. Les juges reconnaissent que les jurés ne pèsent pas autant qu’eux dans le verdict.1045 Les magistrats professionnels s’accordent entre eux sur la culpabilité et la peine

       1036 Idem. 1037 Idem. 1038 Idem. 1039 Ibid. p. 170. 1040 Ibid. p. 171 1041 Idem. 1042 Ibid. p. 172. 1043 Ibid. p. 178. 1044 Idem. 1045 Idem.

bien avant le délibéré et savent amener les jurés à leur point de vue1046. Une assesseure s’exprime ainsi :

« Nous, les trois juges professionnels, on sait sans se concerter ou on va(…) après quand on en discute entre nous, parce qu’on en discute entre nous bien évidemment dans les pauses, en dehors des jurés encore une fois. Et je vais dire par exemple à une collègue : « moi je suis sur 8 à 10 ans ». Et elle va me dire « Bah tu vois, moi c’est pareil, je suis sur 8 à 10 ans ». Et puis la présidente va dire : « Moi je suis plutôt sur 10 ». Bon après ca nous laisse le temps et finalement on y arrive. A la fin on sera sur 8 à 10 ans. (…)Franchement en pratique, j’ai jamais vu des jurés l’emporter, entre guillemets, sur une peine moi qui m’aurait semblée complètement inique (…) c’est bien pour ça qu’ils sont certainement sous notre influence(…) Mais c’est dans le symbole, c’est quand même « la justice a rendu un jugement au nom du peuple », je pense que ça les enorgueillit aussi... 1047»

369. Au terme de leur étude des relations entre magistrats et jurés Mr Jellab et Mme Giglio-Jacquemot analysent celles-ci en terme de rapport de domination « bien qu’il existe des variations dans l’appropriation de leur rôle par les jurés, que des différences notables existent entre les magistrats quant à leur manière de concevoir la place des jurés et de conduire le délibéré, c’est fondamentalement une relation de domination entre ces professionnels de la justice et des citoyens ordinaires qui transparait dans cet échevinage 1048». Cette relation d’influence permettant aux magistrats professionnels de dominer les jurés procéderait du déficit de légitimité des jurés au sein de la cour d’assises (B).

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