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I- De l’immigrant au migrant

1.2 La ville de l’immigrant

C’est l’École de Chicago qui donne ses principales caractéristiques à l’immigrant dans la culture savante. Sa présence faisait l’objet de critiques de plus en plus nombreuses dans le contexte particulier de la ville de Chicago au début du vingtième siècle, qui s’apparente alors à un véritable « laboratoire social19 ». Selon le courant de pensée de l’École de Chicago, l’industrialisation et l’urbanisation sont les deux principaux facteurs qui expliquent l’affluence massive des immigrants vers la ville de Chicago en ce début de vingtième siècle. La question de l’immigration se pose alors en considérant un lien de cause à effet entre trois éléments : l’arrivée des immigrants par vagues massives, l’importance croissante de la criminalité dans la ville et la tendance des immigrants à constituer des quartiers enclavés et marginalisés où règne la désorganisation sociale, celle-ci étant « presque invariablement le lot du nouveau venu à la ville » (E. W. Burgess dans Joseph et Grafmeyer, 2009 : 139). Dans le laboratoire de Chicago, on se préoccupe de ce qui est donné comme une évidence : l’impossibilité pour les immigrants de se conformer aux valeurs américaines, de s’intégrer, ou plus exactement d’être assimilés à la société américaine que l’idéologie des White Anglo- Saxon Protestant (WASP) attribue à des différenciations biologiques. Les premiers travaux de l’École de Chicago sur le comportement des immigrants dans la ville remettent en question ces postulats fondés sur des « argumentaires biologisants » pour expliquer le social par le social (Rea et Tripier, 2008 : 7-8).

19 Notion utilisée par Robert Park pour désigner le contexte d’industrialisation et d’urbanisation accéléré de

la ville de Chicago au début du 20ème siècle traversée par les nombreux flux d’immigrants culturellement

diversifiés. Rajoutant à la particularité du contexte, Chicago était alors le « symbole même de la délinquance et de la criminalité organisée » (Joseph et Grafmeyer, 2009).

Les premiers travaux qui vont orienter le courant de pensée de l’École de Chicago sont ceux de Thomas et Znaniecki, The Polish Peasant in Europe and America (1918), portant sur les immigrants Polonais aux États-Unis. Ils réfutent la thèse selon laquelle la désorganisation sociale règne à l’intérieur de ce groupe social constitué en communautés distinctes. En ayant recours à un ensemble de matériau insolite tel que des échanges épistolaires entre des Polonais immigrés aux États-Unis et des membres de la famille restée dans le pays d’origine, Thomas et Znaniecki montrent en fait que le comportement des Polonais immigrés aux États- Unis, et ultimement leur assimilation à la culture américaine, suit un cycle, celui de l’organisation-désorganisation-réorganisation (Rea et Tripier, 2008 : 8). Si tout groupe humain est organisé autour de pratiques et de valeurs sociales communes, la confrontation avec d’autres formes sociales introduit des « conflits » qui déstabilisent, « désorganisent » la cohésion interne amenant certains membres du groupe qui ont adopté de nouvelles pratiques et valeurs à se « réorganiser » en groupes distincts. Ceux-là, bien souvent, choisissent d’émigrer. Selon Thomas et Znaniecki, en effet, c’est parce qu’ils étaient dans une situation de conflits de valeurs avec leur culture d’origine que des Polonais ont fait le choix d’émigrer et d’immigrer aux États-Unis. Là, ils se réorganisent « naturellement » autour de valeurs et de pratiques de leur culture d’origine tout en adoptant certaines pratiques et valeurs de la société d’accueil à travers diverses situations d’interaction et d’échange prolongé dans le temps avec des membres de la culture dominante (Rea et Tripier, 2008 : 9). La réorganisation sociale des Polonais en communautés distinctes géographiquement situées dans la ville de Chicago, valorisant des pratiques et des croyances de leur socialisation primaire, a pour fonction d’apporter aux nouveaux venus de l’aide et du soutien à leur arrivée dans la ville en même temps qu’elle est une « zone de transition » dans le processus de mobilité de ces derniers. Le passage des nouveaux arrivants par la « zone de transition » est, selon Thomas et Znaniecki, « nécessaire » à l’assimilation de ces derniers à la culture américaine, processus qui s’impose aux immigrants et qui échappe à la conscience individuelle (Rea et Tripier, 2008 : 9). Dans la pensée de l’École de Chicago au début du vingtième siècle, le cycle organisation-désorganisation-réorganisation des communautés polonaises que conçoivent Thomas et Znaniecki est un modèle type d’organisation commun à tous les immigrants installés en Amérique. L’assimilation des immigrants à la culture américaine, qui est l’étape ultime du processus, se donne à voir dans la reproduction de l’attitude des Américains des

grandes villes par les immigrants, en se distançant socialement et géographiquement de son milieu d’origine.

Dix ans après ceux de Thomas et Znaniecki, les travaux de Louis Wirth sur les quartiers juifs de Chicago illustrent aussi ce processus d’assimilation, qui suit un ordre et a pour passage obligé la « zone de transition », en l’occurrence le ghetto. En faisant la genèse des ghettos juifs dans l’histoire européenne, l’ouvrage The Ghetto (1928) de Louis Wirth montre que la formation et la consolidation des ghettos juifs en Amérique ne sont que la transposition d’une forme sociale qui leur préexistait, à la différence que la ségrégation dans le contexte américain ne résulte pas d’une institutionnalisation (Rea et Tripier, 2008 : 14). La ghettoïsation des quartiers juifs est une forme de ségrégation sociale et spatiale qui résulte d’actions internes et extrinsèques aux groupes ségrégués (Wacquant, 2012 : 22; Pan Ké Shon, 2009 : 451; Apparicio et Séguin, 2008 : 2) en même temps qu’elle institue des « relations d’extériorité » entre des groupes culturellement étrangers dans une « mutuelle tolérance » (Wirth, 1980 : 289-291). C’est l’existence d’une distance physique et sociale entre la culture dominante et les membres du ghetto juif comme groupe minoritaire qui justifie cette tolérance mutuelle, et qui permet aux uns et aux autres de vivre selon leurs habitus. Au-delà de la force qu’exercent les pratiques et les croyances de la culture juive sur les membres du ghetto, Wirth s’attache à montrer la mobilité spatiale des Juifs dans les aires urbaines de Chicago qui progresse selon leur temps de résidence et leur statut social. Attirés dans un premier temps par la communauté urbaine que forme le ghetto pour l’expression des « caractéristiques physiques et sociales » dans lesquelles ils se reconnaissent (Wirth, 1980 : 290), certains Juifs connaissant une ascension sociale finissent par quitter le ghetto auquel est accolé l’image d’un quartier pauvre et socialement dévalorisé, pour s’établir ailleurs, là où l’environnement résidentiel reflète davantage l’importance de leur statut social (Rea et Tripier, 2008 : 15). L’immersion dans le monde extérieur aux pratiques presqu’exclusivement juives n’est toutefois pas une aventure heureuse pour tous. La sortie du ghetto s’accompagne parfois, pour certains Juifs, de retour vers la communauté d’origine, confrontés à l’attitude froide et distante des citadins Américains, laquelle les renvoie à leur extranéité (Wirth, 1980 : 296). Ainsi qu’il en a été question pour le cas des Polonais étudiés par Thomas et Znaniecki, les conclusions des travaux de Wirth sur la population Juive de Chicago valent pour toute forme

de communautés immigrantes en Amérique. La mobilité spatiale ou résidentielle des immigrants dans les aires urbaines et leur assimilation à la culture américaine y sont traitées comme relevant d’un seul et même processus qui suit un ordre qu’impose la ville moderne.

L’écologie urbaine

Dans la ville moderne, l’assimilation des immigrants à la culture américaine est un processus qui suit un ordre écologique. L’organisation sociale se fonde sur la division du travail et la différenciation des fonctions et des professions (R. E. Park dans Joseph et Grafmeyer, 2009 : 186). À la « division économique » correspond « une division en classes sociales, et en groupes culturels et de loisirs » (E. W. Burgess dans Joseph et Grafmeyer, 2009 : 141-142). La ville moderne opère « naturellement » une séparation, une classification des individus selon le rôle et la fonction qu’ils occupent dans la ville. La différenciation des rôles et des fonctions confère, par ailleurs, une position bien précise aux individus les uns par rapport aux autres dans leur groupe de référence, mais également aux communautés les unes par rapport aux autres dans l’espace urbain. L’étendue de la ville moderne est alors fragmentée en divers espaces à l’intérieur desquels des individus plutôt homogènes regroupés selon leur statut économique, social et culturel ou encore leur appartenance à un groupe linguistique ou « ethnique » en particulier forment des communautés distinctes.

En référence au processus de la croissance végétale, à partir d’une zone localisée qui concentre généralement les ressources économiques les plus convoitées, l’écologie urbaine consiste en l’expansion physique de la ville en procédant par l’intégration progressive des différentes aires résidentielles contigües à cette zone, établie en zone centrale à partir de laquelle la ville rayonne (E. W. Burgess dans Joseph et Grafmeyer, 2009 : 135). La configuration de la ville se présente comme une succession de cercles concentriques (ou « aires naturelles ») différenciés, regroupant eux-mêmes des secteurs différenciés, dont les limites sont déterminées par leur fonction respective. L’espace urbain le plus convoité dans un premier temps est celui qui donne un accès privilégié aux ressources matérielles constituant ainsi la base économique de la communauté urbaine. Le quartier des affaires (le Loop) forme le premier cercle autour duquel s’étendent quatre autres cercles résidentiels : 1) la « zone de transition » qui regroupe les quartiers les plus pauvres où résident en grande

majorité les immigrants et les ouvriers peu ou pas qualifiés; 2) la « zone d’habitat ouvrier » où migrent les ouvriers les plus aisés; 3) la « zone résidentielle » où sont situées les maisons individuelles les plus luxueuses; 4) la « zone des banlieusards » où l’on retrouve davantage des résidences de type pavillonnaire. Suivant l’ordre écologique, la zone de transition est progressivement investie par l’extension du quartier des affaires et des industries, processus qui, en même temps qu’il participe à la dévalorisation sociale de la zone, incite aux déplacements des résidents les plus aisés vers les zones adjacentes. L’écologie urbaine modélise la configuration de la ville selon une hiérarchisation de l’espace en différentes aires résidentielles que les individus occupent et s’approprient en fonction de leur condition économique. La mobilité résidentielle est fonction de la mobilité sociale, la « zone résidentielle » ou la « banlieue » étant l’ultime position à laquelle la plupart des Américains aspirent. Selon le modèle classique de la sociologie de l’immigration, le premier choix de lieu de résidence de l’immigrant dans la société d’accueil est lié à la situation économique de ce lieu qui se traduit pour lui en probabilités d’emploi. Dans le modèle de l’écologie urbaine, la trajectoire résidentielle de l’immigrant dans la société d’accueil se conforme à la logique de la mobilité sociale et se limite essentiellement à l’espace correspondant au lieu d’accueil. Plus l’immigrant dispose de capitaux économiques, plus il migre vers des lieux de résidence qui reflètent son statut social, plus il s’éloigne des « zones de transition » où réside la majorité des membres de sa communauté d’origine et plus il s’intègre à la culture dominante. Le mode d’installation résidentielle et l’intégration des immigrants sont un seul et même processus dont l’étape ultime est l’accès à la propriété immobilière en banlieue (Charbonneau et Germain, 2002 : 315). La dispersion des immigrants dans l’espace est, dans ce paradigme, un indicateur de leur assimilation à la culture dominante.

Outre la proposition d’un modèle explicatif de la trajectoire résidentielle des immigrants à l’intérieur du modèle écologique de croissance et d’expansion de la ville moderne, deux points essentiels qui président aux travaux de Thomas et Znaniecki, et de Wirth, que nous avons brièvement exposés ci-dessus, sont à souligner dans le paradigme de la sociologie de l’immigration. D’abord, l’importance de placer l’analyse des populations immigrantes dans une perspective plus large qui questionne l’histoire des immigrants précédant leur arrivée et leur installation dans la société d’accueil. Immigration et émigration sont, en effet, « les deux

faces d’une même réalité » (Sayad, 1997 : 14). Ensuite, les trajectoires de migration individuelles s’inscrivent toujours dans une histoire collective.

La figure de l’étranger immigrant que construit la sociologie de l’immigration a pour contexte le déploiement intense de l’industrialisation et de l’urbanisation des villes où l’on observe la présence de l’immigrant comme étant celle d’un étranger sédentaire sur lequel pèse le poids des déterminismes [économiques]. À partir des années 1990, tout un champ de nouvelles études viennent nuancer cette thèse et avancent l’idée selon laquelle les migrants ne sont pas que des agents passifs subissant des forces qui lui sont extérieures. Disposant d’une certaine marge de manœuvre, les migrants sont des acteurs capables d’orienter leurs trajectoires de migration (Mazzella, 2014 : 17).