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III- L’étudiant étranger dans la ville

3.3. La ville d’accueil comme un ensemble d’espaces de sociabilité

3.3.3 Des espaces de sociabilité distincts

La sociabilité de l’interconnaissance ne se réduit pas aux seules relations amicales installées dans la durée avec des jeunes étudiants Québécois. Au fil du temps, certains des jeunes étudiants Réunionnais font l’expérience d’autres formes de sociabilité à travers lesquelles ils sont amenés à se représenter la ville d’accueil autrement que par le seul prisme de l’entre- soi. L’implication bénévole dans des organismes extérieurs au cégep, l’occupation d’un emploi occasionnel ou la pratique d’un sport sur une base régulière amènent les jeunes étudiants Réunionnais à diversifier davantage leur réseau de relations et à tisser des liens avec des habitants locaux au-delà des liens de civilité. En d’autres mots, la diversification des formes que prennent les relations des jeunes étudiants Réunionnais au cours de leur expérience de migration dans leur ville d’accueil donne à voir différents espaces de sociabilité. Les études, le travail, le bénévolat, les activités sportives et de loisirs sont des espaces sociaux distincts susceptibles de donner lieu à des relations particulières de sociabilité qui introduisent le jeune étudiant Réunionnais à d’autres espaces de sociabilité. Les jeunes étudiants Réunionnais distinguent alors la sociabilité de l’entre-soi qui cristallise l’origine culturelle des autres formes de relations fondées sur des affinités ou caractéristiques communes qui sont partagées avec les Québécois : « j’ai mes chums du boulot. J’ai mes chums par exemple du hockey. J’ai mes chums d’équitation, mais je ne vais jamais faire un repas qui va réunir les trois! » (Lise). Les propos de Lise soulignent bien la distinction des espaces de sociabilité selon les affinités électives.

Le récit de certains des jeunes étudiants Réunionnais de notre échantillon relate une expérience de migration dans la ville d’accueil sans établir de relations durables avec les habitants locaux alors que d’autres démontrent leur volonté de faire lien avec l’autre et de créer des espaces d’interconnaissance. Cependant, il y a lieu de faire une distinction entre ces

nouvelles relations et les relations établies exclusivement entre les Réunionnais qu’ils soient jeunes étudiants nouvellement arrivés ou installés à plus long terme dans la ville d’accueil. S’exprimant sur les relations d’amitié établies au cours de sa formation professionnelle au cégep, Jean reconnait l’importance des relations fondées sur l’entre-soi relativement aux autres formes de relations : « j’ai des amis Québécois, mais la majorité ce sont des Réunionnais » (Jean). Les nouvelles relations multiplient les espaces d’interconnaissance, mais ne se substituent en rien aux relations fondées sur l’entre-soi : « les personnes à qui je me confie le plus, avec qui je fais le plus de choses, ce sont des amis Réunionnais (…). Le fait qu’ils étaient là, ça m’a fait tenir. C’était comme un soutien en tout temps parce que oui, j’avais des amies Québécoises, mais elles retournaient chez elles les fins de semaine. Si je n’avais pas des amis Réunionnais, ça ferait longtemps que je ne serais plus ici » (Monica). Les propos de Monica et de Jean reflètent bien cette distinction que font certains des participants entre la sociabilité de l’entre-soi et les autres formes de relations. La sociabilité de l’entre-soi est le principal espace de sociabilité alors que les autres formes de relations sont des espaces de sociabilité enrichissants, mais secondaires.

Ces espaces restent secondaires parce que les relations qui les caractérisent demeurent marquées par la distance que suppose la position de l’étranger : « pourtant, on était invité. J’ai déjà été invitée chez une Québécoise. Je me suis amusée avec elle. Je ne sais pas comment expliquer cela, mais on dirait que l’espèce de distance fait que j’allais tout le temps vers les Réunionnais » (Mylène). En mettant en scène des relations d’interconnaissance, les espaces de sociabilité autre que l’entre-soi participent à déconstruire la représentation des habitants locaux comme des personnes réfractaires ou indifférentes à la présence de l’étranger. Mais l’espace d’interconnaissance rend plus évident un processus d’apprivoisement et d’apprentissage des codes culturels qui a pour effet d’exacerber la position de l’étranger. Ces relations d’interconnaissance sont alors établies sur fond de retenue et de précaution, comme le rapporte Sandra : « en fait, comme je ne sais pas vraiment ce qui est tabou ou non. Je ne sais pas ce qui est permis de faire ou pas, je n’ai donc pas envie de faire un faux pas ». La distance dans la relation à l’autre nuit à la fluidité des relations sociales en particulier, et des activités sociales en général par contraste avec ce qui est apprécié dans la sociabilité de l’entre-soi. La fluidité des relations confère aux rapports

sociaux une certaine aisance qui permet de ne pas remettre en question la légitimité de sa présence dans la ville d’accueil. Donner plus d’importance à la sociabilité de l’entre-soi revient à maintenir le bien-fondé du projet de migration dans sa singularité. Tel que rapporté par Monica et Mylène citées ci-dessus, cet entre-soi agit comme un support constant dans l’expérience de migration en tant que celle-ci révèle au jeune étudiant Réunionnais sa position de l’étranger par rapport au groupe que constitue l’ensemble des habitants locaux.

En plus de constituer des espaces de sociabilité distincts, il semble que la forme des relations constituant les espaces de sociabilité secondaire soit exclusive à l’espace circonscrit. En effet, nous dit Mylène : « on ne mêle pas tous ces univers-là ensemble ». La spécificité des différentes formes de relations contraint celles-ci à un monde qui lui est propre. La distinction des espaces de sociabilité suppose la distinction des rôles et des statuts que Michèle verbalise en ses propres termes : « ce qu’il y a de négatif ici, c’est justement cette distance. Même entre eux, on dirait qu’il y a toujours cette réticence à être amis et à se voir souvent et tout ça. À La Réunion, c’est plus facile quand même ». Pour certains des jeunes étudiants Réunionnais, la ville d’accueil est un environnement fragmenté en différents espaces de sociabilité où les relations entre les habitants locaux manifestent une distance sociale dans la proximité, laquelle, selon la perception de Michèle, ne leur semble pas qualifier les relations sociales de son environnement d’origine. Le jeune étudiant Réunionnais qui est amené à pratiquer ces différentes formes de sociabilité est amené à endosser différents rôles, cependant que d’un rôle à l’autre (étudiant, travailleur, bénévole, etc.), d’un espace de sociabilité à l’autre, son statut social par rapport au groupe est défini par l’ambiguïté de la position de l’étranger, qui tout en étant à l’intérieur du groupe, est extérieur à celui-ci. En multipliant les possibles espaces d’interconnaissance, la distinction des espaces de sociabilité vient renforcer la position de l’étranger en même temps qu’elle donne à voir des relations distantes entre les habitants de la ville d’accueil.

Conclusion

Ce chapitre relate le déroulement de l’expérience de migration des jeunes étudiants réunionnais de notre échantillon dans leur ville d’accueil. De l’accueil qui leur est fait à leur

arrivée jusqu’à leur insertion à différents espaces de sociabilité, ils laissent transparaître, à travers les situations d’expériences vécues, des formes de représentation de leur ville d’accueil qui informent du rapport qu’ils entretiennent avec leur nouvel environnement de vie. Dans l’expérience vécue, la représentation de la ville d’accueil est, de fait, plus concrète, dans un ressenti négatif pour les uns, plus positif pour les autres.

La manière dont est vécu l’accueil personnalisé porté à leur attention à leur arrivée dans leur ville d’accueil constitue, d’emblée, une expérience signifiante dans l’établissement de ce rapport. Si l’attention qui leur est portée les conforte sur la légitimité de leur présence dans leur nouvel environnement, les aide à se repérer dans l’espace et à se familiariser avec leur nouvel environnement, elle participe, par ailleurs, à les identifier selon le statut [d’étudiant] étranger que renforce le choix de l’environnement collégial comme lieu de résidence au cours des trois années d’études. Pour certains des jeunes, l’environnement collégial se substitue, en effet, aux limites de l’environnement de vie tout au long de leur expérience de migration. La ville est ainsi représentée par le seul prisme de son environnement estudiantin qui favorise ou qui contraint plus ou moins la vie étudiante selon un certain nombre de caractéristiques : la disponibilité et l’accessibilité des services courants, la diversité des activités offertes ou encore la position géographique de la ville d’accueil par rapport à d’autres villes. Dans la mesure où ces caractéristiques affectent le degré de densité urbaine des activités sociales, la ville d’accueil est alors représentée plutôt comme une ville étudiante dynamique ou plutôt comme une ville si peu animée qu’elle se prête davantage au temps et à la réussite des études. En tous les cas, la ville d’accueil ne semble pas correspondre, de prime à bord, à un environnement de vie appréhendé sur le long terme, une fois les études complétées.

Au-delà de l’aspect morphologique, la sociabilité en tant que forme d’interaction réciproque est fondamentale dans la manière dont les jeunes se représentent leur ville d’accueil. Le rôle de l’étranger que les jeunes étudiants Réunionnais endossent et qui échappent parfois à leur conscience individuelle teinte de manière prégnante les liens sociaux établis au cours de leur expérience de migration. Dans un premier temps, ce sont les relations établies, de fait, avec les compatriotes vivant la même expérience d’étudiant étranger qui forment essentiellement les espaces de sociabilité à travers lesquels les jeunes valident la signification de leur

expérience et de leur projet de migration en même temps que des rapports sociaux y sont établis sur la réciprocité et non la distance sociale. Les relations établies avec les collègues étudiants québécois transigent plus souvent qu’autrement par une sociabilité de l’entre-soi et mettent alors en scène non pas des singularités mais des types généraux donnant à voir des situations de coprésence. Chez ceux pour qui la sociabilité se limite à l’entre-soi, le rapport aux autres dans la ville d’accueil dans sa globalité est défini par le seul prisme de la position de l’étranger. La ville d’accueil est alors représentée comme un environnement social distant, indifférent voire réfractaire aux étrangers, un environnement où la position de l’étranger est extérieure à la totalité.

Si la sociabilité de l’entre-soi apporte un soutien matériel et psychique au déroulement de l’expérience de migration, elle nuit à la possibilité d’interagir avec les résidents locaux au- delà des échanges de civilité et de nouer des liens durables. Dans le cadre des études ou à travers des activités extérieures (l’emploi, le sport, les loisirs, le bénévolat), certains des jeunes Réunionnais sont amenés à pratiquer d’autres formes de sociabilité que l’entre-soi. La régularité des liens ainsi établis dans l’individualité des échanges contribue à aménager des espaces d’interconnaissance avec les résidents locaux où ils font l’apprentissage des nouveaux codes culturels. En même temps qu’elle permet de transcender la position d’extériorité par rapport au groupe, la sociabilité d’interconnaissance réduit le sentiment d’étrangeté par rapport au nouvel environnement de vie. La ville d’accueil est alors représentée comme un environnement social accueillant, convivial, mais, où la position de l’étranger à l’intérieur du groupe est maintenue dans une certaine distance sociale.

Chapitre 8. Des projets et des villes

Au moment où nous avons réalisé nos entrevues, six des participants sur les seize interviewés étaient toujours en formation professionnelle dans leur ville d’accueil. Le déroulement de leur parcours de migration après la diplomation (considérant qu’ils complètent leurs études collégiales) reste hypothétique parce que traversé par différents déterminants qui marquent plus globalement le parcours de vie. Le parcours de migration de ces participants toujours en formation peut suivre différents tracés une fois la formation professionnelle complétée en dépit des intentions biographiques. Toutefois, leur expérience vécue au moment de l’entrevue recoupe en différents points le récit des participants qui avaient obtenu leur diplôme d’études collégiales et occupaient un emploi dans leur domaine d’études. Il y a au cours de l’expérience de migration dans la ville d’accueil un ajustement continuel du projet dans ses différentes modalités (Boutinet, 2015 : 274). Alors que des projets pensés dans le court terme se transforment parfois en projets à long terme, la représentation de la ville d’accueil découverte comme espace global, tant dans sa structure matérielle que dans sa structure relationnelle, module le projet dans ses visées initiales. Dans le même temps, la ville d’accueil représentée oriente le choix du lieu où mettre en œuvre son projet personnel dans le long terme. Ce chapitre d’analyse examine ce qu’il advient du projet de migration des jeunes étudiants Réunionnais à la suite de l’expérience vécue décrite au chapitre précédent.