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III- L’étudiant étranger dans la ville

3.2 Entre satisfaction et déception

La position de l’étranger implique l’extériorité à l’intérieur d’un environnement social donné (Simmel, 2009 : 54). La difficulté que les jeunes étudiants réunionnais ont à transformer les liens impersonnels établis dans la proximité physique en des liens plus intimes traduit l’expérience de l’altérité. L’échange ne peut revêtir les qualités de la singularité quand il implique soi et l’autre comme deux représentants de groupes distincts. En ce sens, dans l’environnement social que forme le monde des études ou dans les autres espaces sociaux liés au travail, au bénévolat, aux activités sportives et de loisirs par exemple, la position du jeune étudiant réunionnais en tant qu’autre est celle de l’étranger. Cette position a ceci de particulier qu’elle fait de lui un « voyageur potentiel », celui qui peut rester demain mais qui peut tout aussi bien partir demain (Simmel, 2009 :53). Le caractère temporaire des études à l’étranger n’incite pas les étudiants à s’engager affectivement dans les relations avec l’autre que soi. Si demain, l’étudiant étranger reste, il fera partie du groupe sans pour autant lui appartenir puisqu’il n’y puise pas ses racines (Simmel, 2009 : 55). Entretenir des relations fondées sur l’entre-soi permet l’aménagement d’un espace à l’intérieur duquel on est reconnu à part entière. Dans l’espace de l’entre-soi, la sociabilité vient éprouver le sentiment d’appartenance :

En tout cas, moi, je parle de mon cas personnel : je me suis enfermée avec les Réunionnais. Je regrette un petit peu, c’est vrai! Je me suis enfermée avec les Réunionnais parce que premièrement, tu penses à qui te reconnait. Parmi nos pairs, on pense à qui se reconnait, avec qui on peut rigoler et tout. Comme on avait déjà créé des liens dans l’avion en arrivant, c’est cette personne-là que j’ai gardé beaucoup durant mes études. On s’enfermait beaucoup entre nous; on faisait des soirées entre nous (Sabine).

Se reconnaître dans les situations d’interaction au point de « s’enfermer » dans une sociabilité de l’entre-soi, c’est faire l’économie du temps de l’apprentissage de l’autre que soi. Attitude d’autant plus justifiée que, d’une part, l’expérience de migration dans la ville d’accueil est

potentiellement temporaire et que, d’autre part, les tentatives d’échanges personnalisés, au- delà des relations de civilité restent vaines. Rester entre-soi c’est aussi reconnaître l’aide et le soutien que la présence et l’implication des compatriotes dans le processus de familiarisation et d’apprivoisement de l’environnement étranger apportent aux nouveaux venus. Le réseau de sociabilité de l’entre-soi est, en effet, un réseau de soutien et d’entraide où les nouveaux venus profitent du transfert de connaissances des plus anciens facilitant leur installation dans leur nouvel environnement (Belkhodja et Esses, 2013 dans Germain et Vultur, 2016 : 20). Par ailleurs, dans un contexte de déstabilisation et de perte de repères (Murphy-Lejeune, 2003 : 114-115), le réseau de sociabilité de l’entre-soi contribue à atténuer le sentiment d’insécurité que les jeunes étudiants Réunionnais ressentent à l’arrivée dans leur ville d’accueil : « Le fait d’être venus en groupe, ça a quand même facilité énormément. On était entre Réunionnais qu’on a appris à connaître en venant, et aussi ceux qui étaient déjà installés. Ce qui nous a permis de nous stabiliser un peu » (Viviane). De même, lors de périodes plus spécifiques où le temps est au rassemblement des festivités familiales, la présence des compatriotes apporte un soutien moral qui permet de supporter l’éloignement : « moi, je ne pouvais pas retourner chez moi à Noël, les billets étaient trop chers. Sans la famille déjà, c’est dur, dur, dur. Le fait de retrouver sa culture au Québec à Noël par exemple, moi, ça m’a aidé. Je ne sais pas comment j’aurais fait sans les Réunionnais » (Mylène). En somme, la sociabilité de l’entre-soi agit comme un espace-refuge qui apporte aux jeunes étudiants Réunionnais une certaine satisfaction. En plus d’être une ressource concrète d’aide à l’installation dans la ville d’accueil, elle permet de briser la solitude et l’isolement que peut engendrer la position de l’étranger et d’être reconnus autrement qu’avec la figure de l’étranger.

S’il est un espace-refuge satisfaisant à bien des égards, la sociabilité de l’entre-soi comporte aussi son lot de déceptions. Entre-soi en contexte de migration suppose des relations qui peuvent être qualifiées de dépersonnalisées dans le sens où elles ne sont pas fondées sur des affinités personnelles, mais culturelles. Pour certains, les relations de l’entre-soi sont vécues comme contraintes, non électives, donnant lieu à des liens improbables n’eut été le contexte de migration : « on se regroupe, oui, mais là on ne choisit pas ses amis. Donc, on ne tombe pas forcément sur les bonnes personnes. Si on était à La Réunion, c’est sûr qu’on n’aurait

pas été des amies, mais là on se dit qu’on ne trouve pas d’autres personnes, on va essayer de s’adapter. On se sent un peu obligé de s’adapter à cette personne pour pouvoir avoir des liens quand même » (Evelyne). Faire lien est une nécessité qui oblige parfois à accepter des relations inusitées dans un contexte donné qui, établies en réseau exclusif, protège de la violence exhibée par la position de l’étranger qui renvoie à la rupture, à la non-appartenance sociale. Chercher à transcender la relation d’appartenance au réseau de sociabilité fondée sur l’entre-soi relève pour certains d’un effort superflu. Le confort de l’entre-soi permet de renoncer à cet effort en même temps qu’il accentue la distance sociale avec les autres que soi. Ainsi que le donnent à voir les propos de Pierre, la sociabilité de l’entre-soi finit par être vécue pour lui comme une construction d’enfermement à laquelle participent les jeunes étudiants Réunionnais en tant qu’acteurs de leur propre expérience de migration dans leur ville d’accueil : « étant donné qu’on essaie, et on voit que ça ne marche pas avec les Québécois, ben on se met qu’avec des Réunionnais et, finalement, on s’isole soi-même » (Pierre). Une frontière qui agit comme un repoussoir pour les autres et qui produit de la déception lorsque la migration visait un enrichissement dans la relation avec les habitants de la ville d’accueil: « c’est bien de rester entre Réunionnais mais on n’est pas venu ici pour rester entre Réunionnais! » (Viviane).

Des liens qui font sens avec les habitants de la ville d’accueil apparaissent nécessaires pour créer un environnement social favorable à la réalisation de projets futurs. Si certains des jeunes ne s’en offusquent pas, d’autres soulignent leur déception a posteriori de n’être restés en contact qu’avec des Réunionnais par des remarques telles que « je regrette » (Sabine), « c’est mon erreur » (Pierre) ou « je suis un peu déçue de ça » (Evelyne). La déception par rapport au réseau de relations entre compatriotes est exprimée en relatant les tensions interpersonnelles qui aboutissent dans certains cas à l’éclatement du réseau, comme le rapporte Viviane : « au début, on reste entre Réunionnais, en petits groupes. Et puis après, il y avait des disputes entre les uns et les autres. On s’est donc tous détachés un peu les uns des autres ». Pierre nous relate les mêmes heurts dans le réseau de relations auquel il appartenait : « On n’est pas resté longtemps tout le monde ensemble. Ça a duré peut-être

quelques mois et après, tu sais, il y a eu des « la di la fé54 » et ça s’est dispersé ». Pour certains des participants, la déception de rester entre-soi est d’autant plus grande que les relations conflictuelles les ramènent à la seule position de l’étranger, dans un rapport à l’autre fondé sur la distance sociale.