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III- L’étudiant étranger dans la ville

3.1 Une sociabilité de l’entre-soi

En dépit des nouvelles technologies de communication qui permettent de maintenir dans une certaine mesure la force des liens sociaux préexistants à la migration, les jeunes étudiants

Réunionnais doivent négocier avec l’absence physique des personnes qui leur sont familières et avec la présence majoritaire de personnes qui leur sont culturellement étrangères. Aux liens privilégiés avec leurs proches se retrouvant à distance s’ajoute l’entre-soi des migrants qui se développe plus facilement que d’autres relations. Pour certains des participants, les liens d’affinité établis dans le contexte de la migration au Québec commencent dès le voyage de départ : « En venant, dans l’avion, j’ai rencontré une fille de Saint-Pierre53 avec qui je me suis bien entendue » (Evelyne). Mais, d’une manière générale, dans un premier temps, les relations d’affinité qui vont au-delà des liens de civilité ont pour cadre environnant le cégep où se déroule la formation professionnelle. La présence des compatriotes facilite l’établissement de liens constants et stables, le temps du moins de l’expérience de migration pour la formation professionnelle. Les mêmes affinités culturelles et la même position de l’étudiant étranger semblent motiver et justifier les relations entre pairs de même origine : « on était resté très groupés entre Réunionnais. Même qu’on se le faisait dire ! Mais bon, il faut aussi comprendre. On vit un peu les mêmes choses. On est confronté à une nouvelle culture qu’on ne connait pas du tout. Le Réunionnais qui est à côté de toi, il vit les mêmes choses que toi, alors c’est sûr… » (Théo). À travers ce propos, transparaît la volonté raisonnée de certains des jeunes étudiants Réunionnais que nous avons interviewés de rester entre-soi au cours de l’expérience de migration dans la ville d’accueil.

Ainsi que nous l’avons exposé au chapitre précédent, certains des participants ont choisi leur ville d’accueil au départ de La Réunion selon les possibilités a priori de s’insérer rapidement sur le marché de l’emploi, laissant croire à une volonté de s’y installer à plus long terme. Pour d’autres, il va de soi que le temps de migration dans la ville d’accueil se limite au temps que doit durer la formation professionnelle. À la ville d’accueil correspond donc pour ces derniers une expérience de migration temporaire. Sur le mode du temporaire, les étudiants étrangers sont moins enclins à établir des relations durables avec les habitants locaux (Guilbert et Prévost, 2009 : 77-78) et tendent à se replier sur eux-mêmes (Endrizzi, 2010 : 17). La volonté de rester entre-soi chez les jeunes étudiants Réunionnais marque les relations interindividuelles établies entre les camarades de classe : « C’était des travaux d’équipe à

53 Saint-Pierre est une des villes les plus populeuses située au sud de l’île de La Réunion, la deuxième la plus

deux ou à trois, on était déjà trois, donc on se mettait ensemble » (Sabine). Le nombre des compatriotes facilite aussi l’entre-soi : « je pense, en fait, que cinquante Réunionnais ensemble, ça ne nous a pas forcé à aller vers l’autre » (Mylène). Les soirées festives organisées en résidences collégiales rapportées par Evelyne, les pauses de dîner au cégep ou les sorties divertissantes sont autant de situations d’interaction prolongée où l’entre-soi est privilégié :

On se tenait tout le temps entre nous et j’imagine que ça faisait peur. Mon copain me dit aujourd’hui : « ben, vous étiez tout le temps ensemble! » On prenait toute une table dans la cafétéria, pis on parlait fort, on riait fort. Et le cégep nous mettait beaucoup en avant. Mon copain, qui était en communication, il fallait qu’ils fassent des projets sur les immigrants, sur les Réunionnais. J’imagine qu’à un moment donné ça leur tapait sur les nerfs. À l’extérieur, on restait beaucoup entre nous. On sortait beaucoup ensemble, à rester des après-midis ensemble. (Mylène).

La sociabilité de l’entre-soi est par ailleurs justifiée par le sentiment que les pairs étudiants Québécois semblent réticents à s’engager dans une relation d’amitié : « au premier contact, c’est facile, mais après, on dirait qu’ils ne veulent pas continuer une relation d’amitié ou même une relation de classe tout simplement » (Michèle). Cherchant à établir des relations constantes et régulières avec des étudiants Québécois à partir de leurs propres références, les jeunes étudiants Réunionnais se heurtent à la distinction des codes culturels : « en fait, comme je ne sais pas vraiment ce qui est tabou ou non. Je ne sais pas ce qui est permis de faire ou pas, je n’ai donc pas envie de faire un faux pas. Déjà je ne fais plus la bise. La première fois, j’ai fait la bise à une Québécoise, elle était un peu choquée! » (Sandra). Ils prennent alors conscience que les manières de faire ne sont pas nécessairement transposables d’une culture à l’autre et qu’échanger avec l’autre suppose une compréhension culturelle qui ne va pas de soi : « ce n’est vraiment pas facile de créer des contacts avec des Québécois. C’est très différent et difficile pour moi. Ce n’est pas comme chez nous, du genre tu vas croiser quelqu’un, il va y avoir une situation qui est bizarre, on va se regarder, on va rigoler, et après on va se mettre à échanger ensemble. Ici, ça ne se fait pas » (Evelyne). La répétition des contacts établis avec les collègues étudiants Québécois qui s’avèrent toujours sans suite finit par être l’objet d’une expérience commune vécue comme une exclusion : « le fait que justement on avait tous ce ressenti d’être rejetés un peu par les Québécois, on s’est beaucoup plus rapproché entre Réunionnais » (Michèle). La difficulté que les jeunes étudiants

Réunionnais de notre échantillon ont à établir et à maintenir des relations amicales avec les étudiants Québécois les conforte dans leur volonté de rester entre-soi. La sociabilité de l’entre-soi se fonde sur la nécessité de faire liens avec les autres en même temps qu’elle reflète le sentiment d’appartenance dans la continuité de l’identité culturelle.

Des exceptions

Certains des participants ont cependant relaté une forme de relations aux autres qui ne peut être qualifiée d’entre-soi. Jérôme était le seul Réunionnais du cégep où il réalisait sa formation professionnelle au moment où nous l’avons interviewé :

À l’extérieur du cégep, j’ai des amis. Bizarrement, avec les quarante ans, cinquante, soixante, ça se passe très bien. À force de discuter avec mon propriétaire, j’ai fini par discuter avec d’autres personnes aussi, et c’est comme ça qu’on a fini par se connaître. D’ailleurs, au moment des fêtes de fin d’année, Noël et Jour de l’an, j’ai été invité chez une famille Québécoise. Mais avec les plus jeunes au cégep… ils ne sont pas disposés à me connaître (Jérôme).

Jérôme entretient difficilement des liens sociaux au-delà des échanges de courtoisie avec les étudiants Québécois, et il se sent plus à l’aise d’échanger plus longuement avec des personnes extérieures au cadre collégial, et qui sont pour la plupart bien plus âgées que lui. La différence d’âge explique, selon lui, la réticence ou la volonté de nouer des liens, tout étant une question d’intérêts communs.

Il en est de même pour Sandra qui dit fonder son réseau de sociabilité à partir de relations essentiellement extérieures au cégep : « c’est vrai, comme je suis un peu associable, je n’ai pas vraiment d’ami. Je ne sors pas spécialement avec les Réunionnais. En fait, comme je suis avec mon conjoint, on est plutôt avec ses amis ». Pour Sandra, c’est la vie conjugale qui structure les relations de sociabilité, lesquelles ne sont pas principalement fondées sur la même appartenance culturelle. Par ailleurs, les lieux et espaces de sociabilité que dit préférer Sandra sont extérieurs à la ville d’accueil.

Pour Michèle enfin, les relations estudiantines fondent essentiellement les formes de sociabilité sans toutefois se limiter aux Réunionnais : « moi, j’ai des amis Africains, des Guadeloupéens, des Calédoniens, d’autres Réunionnais bien-sûr. La majorité ce sont des

étrangers » (Michèle). Le réseau de sociabilité de Michèle se caractérise par des relations fondées non pas sur l’homologie culturelle, mais sur la même position de l’étudiant étranger. Ces trois exemples qui relatent un vécu différent illustrent le fait que la sociabilité de l’entre- soi bien que prédominante n’est pas la forme sociale exclusive de relations aux autres des jeunes étudiants Réunionnais qui ont participé à notre étude.