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Avec Jean-Pierre Boutinet, nous avons vu que de manière impérative, nous sommes amenés dans nos vies quotidiennes à formuler un projet qui se veut une anticipation existentielle et opératoire de l’avenir. Le projet est, toutefois, toujours flou et partiellement déterminé de sorte qu’il se confond avec une logique d’action toujours en cours de réalisation. Si un projet est une anticipation, il reste soumis aux dynamiques sociales. Il en est de même pour les représentations qui accèdent à une certaine légitimité quand elles sont reconnues comme

telles par les autres. Représentation et projet sont donc des concepts qui ne peuvent être pensés en dehors des situations relationnelles où ils prennent naissance et orientent les conduites. Autrement dit, il y a à l’évidence un lien entre la représentation, le projet et le social. Nous nous plaçons dans la droite ligne de Denise Jodelet pour poser comme essentielle la notion de l’expérience vécue dans notre tentative de lier le particulier au général, l’individuel au collectif. Il s’agit, en fait, dans notre démarche de compréhension du rapport des jeunes étudiants Réunionnais aux villes à faible migration, de mettre au centre de celle- ci l’expérience vécue de ces jeunes qui donne du sens à la représentation et au projet.

Tel que nous l’avons posé précédemment, représentation et projet reflètent un rapport au monde. De manière plus précise, nous concevons le projet comme traduisant une certaine représentation du rapport entre soi et les autres, ce qui suppose l’importance des autres dans la construction de ce rapport ainsi que le souligne Jodelet : « forgée au sein des situations concrètes et historiques auxquelles le sujet se trouve confronté, en relation avec les autres, elle [l’expérience] constitue un enrichissement ou un élargissement du rapport au monde » (Jodelet, 2006 : 8). La notion d’expérience vécue peut être définie « comme la façon dont les personnes ressentent, dans leur for intérieur, une situation et la façon dont elles élaborent, par un travail psychique et cognitif, les retentissements positifs ou négatifs de cette situation et des relations et actions qu’elles y développent » (Jodelet, 2006 : 11). De cette définition, deux dimensions sont à retenir : le « vécu » et le « cognitif ». Le vécu renvoie à un état de l’ordre du ressenti, c’est-à-dire cet état où l’objet parvenu à la conscience soulève en elle des émotions « envahissantes » qui pénètrent tout à la fois l’organique et le psychique. C’est aussi un état où le sujet prend conscience de sa subjectivité, de son identité (Jodelet, 2006 : 14). Prenant conscience qu’il est sujet pensant fait d’émotion et de ressenti, l’émotion et le ressenti même deviennent objet de la pensée. Envahis par une émotion, nous réagissons parfois de manière énergique dirait Durkheim (2013 : 64), individuellement ou collectivement. Ce que nous ressentons dans notre for intérieur oriente certaines de nos conduites. Le sujet vit, interprète son vécu et anticipe la suite des choses par rapport à ce vécu senti et interprété. D’un point de vue cognitif, l’expérience réfère au savoir commun qui oriente nos conduites quotidiennes. Par l’expérience dans sa traduction sémiotique, le sujet construit, en effet, des catégories de pensée en puisant dans le stock commun des préconstruits culturels (Jodelet,

2006 :14). L’expérience vécue individuellement est significative dans la mesure où elle fait écho à l’expérience collective. Autrement dit, « l’expérience est sociale et socialement construite ». Ici, la notion d’expérience vécue recoupe le concept de représentation dans le sens où l’expérience est forgée dans l’échange avec les autres et ne trouve sa signification que quand elle est partagée et reconnue par les autres. Cela suppose, comme il a été question pour le concept de projet, que l’expérience vécue soit soumise aux dynamiques sociales que déploie la vie quotidienne. Tant au niveau du vécu que des connaissances acquises, l’expérience dans notre approche méthodologique a pour cadre, les situations relationnelles autour d’un objet représenté : la ville d’accueil en tant que ville-type des villes à très faible migration. Par ailleurs, dans la mesure où elle est vécue, c’est-à-dire éprouvée et ressentie, nous concevons l’expérience comme une « praxis transformatrice » (Jodelet, 2006 : 19). Elle marque nécessairement le cours des choses.

Conclusion

Nous avons présenté dans ce cinquième chapitre notre approche conceptuelle. Nous avons privilégié les concepts de représentation et de projet pour mieux saisir et comprendre le choix des jeunes étudiants Réunionnais de s’installer à plus long terme ou non dans une ville à très faible migration. Au-delà d’un certain nombre de constats que rapporte la littérature sur la migration dans les villes à très faible migration à l’extérieur de Montréal (emplois non disponibles ou ne correspondant pas aux qualifications des immigrants, le manque de services offerts, le nombre restreint de personnes immigrantes qui y sont installées…), nous croyons qu’il faut considérer le rapport du sujet à l’objet dans la tentative de compréhension et d’explication de l’installation à long terme des personnes immigrantes hors des villes à forte densité dynamique. Autrement dit, il s’agit, dans le cas qui nous intéresse, de tenir compte de la représentation des jeunes étudiants Réunionnais de leur ville d’accueil, en particulier, en tant que ville à très faible migration, dans leur choix d’y résider ou non à plus long terme. À travers le projet, nous voulons conceptualiser la médiatisation du rapport du sujet (le jeune étudiant Réunionnais) à l’objet représenté (la ville d’accueil). Nous considérons, par ailleurs, l’importance de l’expérience vécue dans la construction et la transformation du rapport du sujet à l’objet représenté. Ces préalables discutés, nous articulons dans les trois chapitres suivants ces différents concepts et notions en procédant à l’exposition de nos résultats.

Chapitre 6.

Migrer au Québec : du projet à la ville imaginée

Les parcours individuels des migrants se déploient dans différents contextes allant du niveau le plus global au niveau le plus individuel (Piché, 2013 : 19; Demazière & Samuel, 2010 : 2). La migration au Québec des jeunes étudiants Réunionnais que nous avons interviewés se décline en différents projets individuels et a pour toile de fond un contexte social dont les caractéristiques se reflètent dans chacun des récits. Dans ce premier chapitre d’analyse, nous exposons, dans un premier temps, les modalités de départ des participants à notre recherche lesquelles nous amènent, dans un deuxième temps, à les distinguer entre deux types généraux : migrer le temps d’un projet de formation professionnelle de niveau collégial pour revenir ensuite, ou migrer avec l’idée de demeurer au Québec après le projet de formation professionnelle. Selon la finalité a priori du projet de migration, les jeunes étudiants Réunionnais font le choix d’une ville42 où doit se dérouler la formation professionnelle au Québec que nous relatons dans la dernière partie du chapitre.