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II- Migrer pour combien de temps ?

2.2 Faire sa vie au Québec

Un deuxième type de projet s’exprime dans le discours de certains autres des participants et se distingue des modalités de départ précédentes par la recherche de permanence et de globalité (Boutinet, 2015 : 9) qui le caractérise. Ce type de projet, qui s’inscrit davantage dans une approche de migration à long terme, se décline aussi sous deux formes. L’objet principal du projet de migration peut être d’accéder à une carrière professionnelle ou encore à une vie personnelle à distance du milieu social d’origine. Ces deux formes de projet axées

sur la carrière professionnelle ou la vie personnelle sont complémentaires dans la mesure où il est en réalité question du projet de vie, c’est-à-dire que l’existentiel et l’opératoire participent à construire le parcours de vie dans sa singularité. D’un côté, la trajectoire professionnelle en panne d’avancement nuit à l’élaboration et à la stabilité des autres trajectoires de vie. De l’autre, la perception d’une vie impersonnelle, enchevêtrée dans un réseau familial et social trop intime, freine l’engagement dans des projets de « vie d’adulte » empreint de stabilité et de permanence. Au-delà du mouvement dans l’espace, leur projet comporte une dimension de migration totale, dans le sens où c’est la société réunionnaise dans sa globalité, soi et son devenir dans cette société qui sont fondamentalement remis en question. Le projet de migration pour réaliser une carrière professionnelle ou sa vie personnelle correspondent a priori à des projets d’installation au Québec à plus long terme.

2.2.1 Carrière professionnelle et projet de vie

Pour cinq des participants, les intentions migratoires apparaissent dans leur parcours à la suite d’expériences de travail vécues de façon très négative, telles que relatées à la section 1.1.2. Insécurité d’emploi et identité statutaire dévalorisée marquent pour l’essentiel la représentation négative qu’ont ces participants des perspectives d’avenir à La Réunion. Ces perspectives se rapportent au désir d’une carrière professionnelle avec la permanence d’un emploi en lien avec son domaine de formation et des possibilités d’avancement. « Moi, je veux une carrière, je pense avoir les épaules pour supporter une carrière », nous dit Lise. Supporter une carrière dans les propos de Lise réfère aux aspirations d’évolution de position, mais surtout donne à voir comme en pointillés, selon l’expression d’Olivier Galland, le désir de se projeter dans un temps long. Parce qu’elle s’inscrit dans la durée, la carrière professionnelle correspond en fait à la volonté de dépasser le vécu au jour-le-jour et de se représenter l’avenir dans un projet de vie globale. La trajectoire professionnelle n’est pas abstraite du projet de vie dans toutes ses autres dimensions : « je voulais avoir une famille, mais aussi une vie très active » (Michèle). La carrière professionnelle représente la dimension centrale à partir de laquelle s’organise le projet de vie. S’installer dans une carrière professionnelle marque une autre temporalité de l’entrée dans la vie d’adulte : le temps de fonder une famille et d’entrer dans la parentalité.

Le projet de vie dans le long terme est d’abord représenté ancré dans son pays d’origine. En témoigne la linéarité de la trajectoire professionnelle (formation complétée par un diplôme d’études supérieures et occupation d’un emploi en lien avec le domaine de formation) jusqu’aux expériences de travail vécues comme une rupture dans la construction de leur parcours. Jusque-là, un projet de vie hors de son île était de l’ordre de l’impensable : « Moi, avant cela, je pensais rester à La Réunion toute ma vie, faire ma vie à La Réunion. Aller étudier et vivre ailleurs, je n’y pensais même pas » (Michèle). Mais l’impossibilité d’entrer dans une carrière professionnelle dans son pays d’origine reportait sans cesse les conditions de réalisation d’un projet de vie auquel correspondent des attentes en termes de style de vie : « j’adore vivre là-bas, mais comme c’est une île, ça coûte cher pour voyager » (Michèle). L’écart qui semble de plus en plus grand entre le projet de vie idéalisé et la représentation des conditions de sa réalisation dans son pays d’origine force à considérer non pas la transformation, mais la transposition de son projet de vie ailleurs, là où la centralité de la carrière professionnelle garde toute sa pertinence : « Si on veut vraiment avoir une carrière, quelque chose comme ça, il faut vraiment partir, je pense » (Sandra). Dans la mesure où les institutions locales encouragent la migration des jeunes Réunionnais en leur apportant un soutien matériel (Labache, 2000 : 94), le Québec représente cet ailleurs où il semble possible de donner sens à son projet de vie et de carrière professionnelle. Parce que leur projet a priori s’inscrit dans la durée, l’installation au Québec à long terme pour ces jeunes Réunionnais va de soi à partir du moment où carrière professionnelle et projet de vie renvoient à des réalités à leur portée.

2.2.2 Aspirations de vie personnelle

Deux des participants que nous avons rencontrés justifient également leur départ de l’île vers le Québec par l’impossibilité de faire advenir leur projet de vie dans le contexte réunionnais. En revanche, cette impossibilité de se projeter dans un avenir plus étendu dans le temps dans son pays d’origine se rapporte moins aux perspectives d’emploi qu’à des aspirations de vie personnelle. Ces aspirations s’expriment en des termes tels que « prendre [sa] vie en mains », « vivre loin de [la] famille » (Martine) ou encore « La Réunion c’est petit » (Jérôme). L’emploi de ces expressions renvoie à une représentation de la vie sociale dans la société réunionnaise encore trop empreinte du poids des solidarités traditionnelles au sens d’une cohésion sociale fondée sur le groupe d’appartenance comme unité de base de la vie sociale,

laquelle tend de plus en plus vers l’individuation avec la modernité (Le Gall & Roinsard, 2010 : 8). Dans un tel cadre de représentations, toute action qu’elle soit positive ou négative (présence ou absence d’une action) suscite le jugement non seulement de la famille et de la parenté élargie, mais aussi de la communauté de voisinage faite d’un réseau de relations fondées sur la proximité et l’interconnaissance. La connaissance de l’autre implique la circulation des informations sur la vie [privée] de chacun des membres du groupe à l’intérieur de ces espaces partagés pour constituer le savoir commun au groupe. Le groupe exerce son « droit de regard » sur l’intimité des uns et des autres : « la moindre chose que tu veux faire, il faut avoir l’avis de tout le monde », constate Hélène. Cette attention particulière que le groupe porte à l’action de chacun de ses membres établit un sentiment de sécurité en cas de coups durs : « à La Réunion, le moindre petit problème, on appelle papa, maman, tonton48… », mais elle suppose par ailleurs que les conduites individuelles fassent l’objet de l’approbation/réprobation du groupe (Simmel, 2009 : 70). Chaque action individuelle est ainsi soumise à une certaine pression sociale qui contraint l’individu à agir selon la norme collective, c’est-à-dire, comme le souligne Jean, à prendre en considération que tout ce qu’on fait « c’est beaucoup pour le regard des autres, pour ce que va dire la famille ».

Le fait urbain est une réalité caractéristique de la vie sociale à La Réunion depuis des décennies (Ghasarian, 2008 : 236). Cependant, pour certains des jeunes que nous avons interviewés, c’est l’écart entre mode de vie et mentalité qui fait problème. Ces derniers ont le sentiment de vivre dans une communauté qui laisse peu de place au développement d’une vie personnelle qui ne soit pas sous le contrôle collectif et qui finit par entraver leur désir d’individualité. Pour ces jeunes, l’organisation de la vie sociale en espaces sociaux étroitement liés autour de la famille et du voisinage impose des manières d’agir, de penser et de sentir qui entravent toute forme de particularité à l’intérieur du groupe (Simmel, 2009 : 69). Comme le sous-entend Jean, l’engagement dans un projet de vie porte inévitablement le sceau de ce qui est socialement attendu. Les aspirations personnelles finissent par être dissoutes dans un projet de vie perçu comme une contrainte collective plutôt qu’un choix personnel. Le projet de migration au Québec pour ces jeunes consiste d’abord à s’extraire de

leur environnement social, à échapper aux contraintes et attentes du groupe pour se « réapproprier » le sens de leur vie selon des aspirations qui leur sont propres. Migrer au Québec revient à repousser les limites qu’impose le contexte social réunionnais dans la construction de sa vie personnelle, qui peut être pour Martine le désir d’« être toute seule, de vivre toute seule », ou encore de « ne pas être dépendante [des] parents » pour Sabine. Se libérer des contraintes du pays d’origine en amène parfois d’autres. Le cadre formel du programme de mobilité étudiante au Québec impose de faire un choix de ville d’accueil pour toute la durée de la formation professionnelle, lequel devrait prendre en considération le projet de migration dans ses différentes modalités.