• Aucun résultat trouvé

II- Rester ou partir de la ville d’accueil

2.3 Au-delà du travail

La recherche d’un emploi correspondant aux aspirations professionnelles ne justifie pas elle seule l’installation à long terme des jeunes étudiants Réunionnais dans une ville plutôt qu’une autre. Elle est la résultante de multiples aspects qui se réfèrent tant à la structure matérielle de la ville d’accueil qu’aux réseaux de relations qui y sont établis. Ces deux dimensions sous- tendent ce que Pierre résume sous la notion de qualité de vie. La « ville étudiante » facilite la vie de l’étudiant étranger alors que la « ville-campagne » lui assure des conditions idéales

56 Au Québec, le sens commun pose les « régions » comme les villes les moins urbanisées comparativement

aux grands centres urbains tels que Montréal. À La Réunion, l’expression « les hauts » est équivalente en valeur aux « régions » et désigne les villes et villages de l’île les moins denses, les moins urbanisés. Compte tenu de la géographie de l’île, ces villes et villages sont plutôt situés en altitude et à l’intérieur de l’île alors que les villes les plus importantes sont côtières.

pour l’obtention de son diplôme d’études collégiales. Un changement de position dans la structure sociale redéfinit les attentes et les aspirations par rapport à la ville d’accueil. Il est question de qualité de vie à ce changement de position, c’est-à-dire au moment où le jeune étudiant Réunionnais est confronté à l’interrelation de différentes sphères de la vie d’adulte. L’importance de la qualité de vie marque, en somme, la transition du projet de migration à court terme vers le long terme d’un projet de vie.

Différents aspects concourent à la qualité de vie au-delà de la vie professionnelle. Pour certains des participants, ce sont les contraintes de mobilité qui affectent davantage la vie après les études. Ainsi que nous l’avons exposé dans la section III du chapitre précédent et à la section II de ce chapitre, la position relative de la ville d’accueil dans l’espace contraint plus ou moins la mobilité. Si on s’accommode des contraintes de mobilité durant la vie d’étudiant, elles deviennent une contrainte majeure dans l’évaluation de la ville d’accueil comme lieu d’établissement à plus long terme. Sous cet angle, tant au niveau de la mobilité intra-urbaine qu’au niveau des déplacements extérieurs à la ville, il appert que la ville d’accueil ne soit pas le lieu idéal pour s’établir à long terme. Pour la participante suivante, la distance géographique entre la ville d’accueil et un aéroport international l’a convaincu de quitter la ville d’accueil pour une autre ville : « Moi, ce qui m’a fait partir, c’est le fait que l’aéroport était très loin. Faire cinq heures de route à chaque fois qu’on voulait voyager heu… déjà qu’on était loin de la famille, si en plus on s’isole dans une petite ville ! » (Viviane). Outre le style de vie auquel est rattachée une plus grande mobilité qui implique des voyages à l’étranger, les contraintes de mobilité font l’effet d’un plus grand isolement par rapport à son pays d’origine.

D’un autre côté, en dépit d’une morphologie contraignante à bien des égards, la configuration de la ville d’accueil constitue un avantage dans la mesure où elle favorise la proximité entre les différents lieux et espaces sociaux. En tant que la ville d’accueil constitue un environnement de moindre densité sociale, s’y installer c’est faire l’économie de contraintes liées aux déplacements de travail et parallèlement accroître le temps hors-travail. Autrement dit, faire le choix de s’établir à plus long terme dans la ville d’accueil, c’est privilégier le temps pour soi à l’extérieur de la sphère professionnelle.

Les réseaux de relations sont en outre l’un des principaux aspects, sinon le principal que mentionnent les jeunes étudiants Réunionnais pour justifier le choix de la ville d’installation à plus long terme. Tel qu’exposé dans la section III du chapitre précédent, le réseau de relations des jeunes étudiants Réunionnais se fonde, d’une part, sur des liens plus ou moins forts établis entre les jeunes étudiants Réunionnais et les Réunionnais qui sont établis de longue date dans la ville d’accueil. Ce réseau est, d’autre part, plus ou moins élargi aux habitants locaux, cependant que les relations ainsi établies sont empreintes de la distance de l’étranger. La distance dans les rapports sociaux incite au départ de la ville d’accueil pour une ville plus grande, où les rapports sociaux distants sont caractéristiques de la ville d’une manière générale.

Le récit de Viviane, dont le projet de migration est une expérience vécue en couple, témoigne également de la distance à l’étranger dans l’attitude des habitants locaux à son égard, en plus d’un sentiment de discrimination selon le phénotype : « mon copain, il ressentait beaucoup le regard des autres et ça le dérangeait, alors qu’à Montréal, peu importe ta couleur ! Quand on cherchait un appartement et qu’on disait qu’on n’était pas d’ici, ils disaient que l’appartement était pris, même s’il restait vide pendant des mois ! » (Viviane). Cette autre participante rapporte aussi le même sentiment de discrimination à l’égard des jeunes Réunionnais selon leur apparence physique : « tu sais, il y en a qui ont une couleur de peau qui est différente, et là il y a plus de préjugés. Ceux qui sont Arabes, il y a encore plus de préjugés. Moi, c’est parce que je n’ai pas toutes ces différences physiques, on va dire… mais il y en a, oui, ils l’ont mal vécu, ils sont rentrés » (Martine). Pour certains des participants, non seulement l’attitude des résidents locaux marque une distance à l’égard de l’étranger, mais démontre ouvertement un rejet de l’autre lorsqu’il est question de différences « racialisées ». Si pour certains, la représentation de la ville d’accueil comme un milieu de vie discriminatoire était une raison suffisante pour un retour vers le pays d’origine, pour d’autres, comme Viviane, une migration secondaire s’imposait à la fin des études, la ville d’accueil ne permettant pas la discrétion ou l’anonymat des grandes villes.

Les rapports sociaux marqués par la distance que les jeunes étudiants Réunionnais interprètent dans l’indifférence de la population locale à leur présence (voir section 3.3.1 du chapitre précédent) ou dans des attitudes ou des comportements plus ouvertement ciblés finissent par convaincre de la nécessité de quitter la ville d’accueil une fois les études complétées : « aujourd’hui que j’ai quitté, je n’y retournerais pas pour y vivre. Ce que je garde en tête, ce sont mes trois années de cégep » (Mylène). En somme, si elle n’a que peu d’incidence sur la réalisation du projet de migration dans sa phase d’études à l’étranger, la relation à l’étranger fondée sur la distance dans le contexte des petites villes constitue une contrainte à l’établissement à long terme dans la ville d’accueil pour y ancrer un projet de vie.

Pour Hélène et Martine, il va de soi que la mise en œuvre de leur projet de migration à long terme ait pour cadre environnant la ville d’accueil. Le projet de migration d’Hélène au Québec s’inscrit dans la durée et mobilise la carrière professionnelle comme intention migratoire. Pour elle, l’établissement de relations d’amitié en dehors du seul réseau d’amis Réunionnais est décrit comme un processus long pendant lequel l’étranger doit en quelque sorte faire la preuve des qualités attendues de l’amitié. Comme pour bon nombre de participants, les habitants locaux lui semblent peu enclins à établir des relations amicales avec les jeunes étudiants Réunionnais en tant qu’étrangers. L’expérience de migration dans la ville d’accueil est peu concluante du point de vue des rapports sociaux pour Hélène, au point où elle envisage de retourner finalement à La Réunion à la fin de ses études. L’expérience de migration vécue en couple conforte l’un et l’autre dans l’idée de compléter les études avant le retour vers le pays d’origine. Une rencontre en particulier va, cependant, initier chez Hélène et son conjoint un changement de perception à l’égard des habitants locaux :

En fait, le déclic s’est fait à la remise des clés d’un appartement qu’on avait loué. Le monsieur a vu qu’on avait aucun meuble et qu’on mangeait par terre. Alors il a commencé par nous ramener une chaise, puis deux, puis trois… Pour les remercier, lui et sa femme, on les a invités à souper. Et c’est comme ça qu’on a commencé à échanger et on est devenu des amis. Lors de mon accouchement, j’étais loin de ma maman et c’est elle qui m’a accompagné dans tout ça. Elle a un peu remplacé ma maman. Aujourd’hui, ils sont la mamie et le papy du Québec pour ma fille (Hélène).

Dans la mesure où elles mettent en scène des singularités, les situations d’interaction sont susceptibles de donner lieu dans le temps à des relations plus intimes qui transcendent les rôles de l’habitant-autochtone et de l’habitant-étranger. D’une relation d’aide, les liens établis entre Hélène et le couple de résidents Québécois dans la ville d’accueil se doublent au fil du temps d’une signification autre et s’installent dans un rapport affectif. Des rôles de substitution sont alors définis, processus au cours duquel les rôles de parents et de grand- parents sont attribués au couple de résidents locaux. Le réseau de relations d’Hélène est, par ailleurs, élargi à travers la sphère professionnelle où elle établit des relations de confiance avec ses collègues de travail et sa supérieure hiérarchique, de sorte qu’un emploi lui est proposé dès les études complétées. La force et la dimension symbolique de la relation établie entre Hélène et le couple de résidents locaux, et les relations professionnelles converties en relations amicales l’amènent à redéfinir son projet de migration. Réconfortée par les relations de confiance qui transcendent le seul cadre du travail, mais surtout par la présence des « parents adoptifs », il est à nouveau question de migrer à plus long terme et d’ancrer dans la ville d’accueil ce qui est désormais un projet de vie. Celui-ci mobilise la singularité des relations établies en réseau et sa position relative à l’intérieur de ce réseau pour justifier la légitimité de ce projet.

Le projet de vie personnelle de Martine relève également d’une volonté de migrer à long terme au Québec et consiste en un processus d’émancipation par rapport à la famille et au type d’organisation de la vie sociale à La Réunion. À contrario d’Hélène, les relations et les espaces de sociabilité propres à Martine reflètent une plus grande aisance dans l’approche des gens qu’elle attribue à son domaine d’intérêt et d’études : « ce sont des gens qui sont en travail social. Ils sont donc vraiment ouverts d’esprit, ils m’ont vraiment accueillie. Je pense que j’étais accueillie plus facilement que d’autres » (Martine). Dès le début de son expérience de migration, Martine n’éprouve aucune difficulté particulière à établir des relations d’amitié dont la formation en réseau compte autant des Réunionnais que des Québécois locaux. Au moment de l’entrevue, Martine n’avait pas terminé sa formation collégiale. Son expérience de migration sous l’angle relationnel la conforte tout de même dans une cohérence entre ses intentions de départ et la manière dont elle perçoit la suite des choses :

Pour l’instant, ce serait de rester en région. J’aime bien le mode de vie ici, sauf le mois de juillet qui est vraiment stressant! Je ne sais pas si je vais rester ici pour toujours là, mais j’aime bien où je suis, donc je vais rester encore après mon diplôme. Je regarde les offres d’emploi et il y en a quand même dans les hôpitaux et surtout dans les organismes communautaires. C’est vrai que c’est souvent des temps partiels, mais il y en a quand même. Mais c’est sûr que je vais rester parce que je me sens bien ici. Je me sens vraiment bien ici en fait. Ce qui me fait sentir bien, c’est le réseau que je me suis créé autant dans ma technique que parmi les Réunionnais déjà installés ici (Martine).

Dans la mesure où elles aménagent des espaces sociaux significatifs et sécurisants, les relations tissées renforcent l’idée de s’installer dans la ville d’accueil à long terme. À contrario des autres participants pour qui l’expérience de migration est un processus au cours duquel le projet de migration est en continuel ajustement (Boutinet, 2015 : 274), il s’agit pour Martine de faire concorder le projet initial à l’espace-temps vécu. Cette concordance que Martine conçoit comme la suite logique des choses repose essentiellement sur les liens sociaux dont la prégnance engendre un sentiment d’appartenance au sens de s’identifier et d’être identifiée à un groupe social. L’identification à un groupe social suppose l’adoption des manières d’agir, que Martine exprime en termes de « mode de vie », qu’elle tient pour circonscrites dans l’espace. Ce « mode de vie » fait référence à la proximité des différents services, à la beauté du cadre environnant, au sentiment de sécurité, au rythme moins stressant des activités sociales, mais surtout aux relations interindividuelles basées sur la facilité et la proximité (ils sont ouverts d’esprit et m’ont accueillie facilement). Consciente des limites possibles qu’imposent les réalités du marché de l’emploi dans la ville d’accueil, Martine envisage de s’y adapter parce qu’au-delà du travail, ce sont les relations établies avec les autres qui sont fondamentales à l’établissement à long terme dans leur ville d’accueil.