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II- La notion de projet

2.2 Différentes caractéristiques du projet

Ancré dans la théorie de l’action, le concept de projet, abondamment utilisée en sociologie à partir des années 1970, marque le retour du sujet dans l’action sociale. Ce dernier n’agit pas entièrement mû par des déterminations sociales, mais dispose d’une certaine marge de manœuvre dans ce que Touraine nomme le système d’orientation, c’est-à-dire l’ensemble des normes et valeurs qui orientent les conduites individuelles et collectives. Avec des auteurs comme Michel Crozier, Renaud Sainsaulieu ou Alain Touraine, le concept de projet devait, en quelque sorte, nuancer le déterminisme du structuralisme et du holisme alors dominants. Il permet de « redonner de l’initiative aux acteurs » (Boutinet, 2015 : 147) en même temps qu’il exprimait une volonté de dépasser l’antinomie apparente entre le déterminisme du système et le rationalisme de l’acteur (Bréchet et Schieb-Bienfait, 2009 : 1). L’individu n’est ni un simple agent soumis et contraint par la rigidité de la bureaucratisation, ni sujet agissant selon sa volonté seule. En dépit des contraintes structurelles, il y a des espaces de possibilité pour autant que l’individu-acteur fasse preuve d’innovation, d’inventivité, de « création

personnelle » (Boutinet, 2015 : 147-149).) Comment redonner de l’initiative aux acteurs? En faisant en sorte qu’ils se dotent d’un projet d’action tant au niveau des organisations et, des groupes que des individus (Boutinet, 2015 : 147). Le projet est, en effet, cet espace où entrent en scène les acteurs sociaux.

Dans notre approche méthodologique, nous nous intéressons aux projets individuels. Concept familier à la sociologie, il ne fait cependant l’objet d’aucune définition sociologique claire. Dans son ouvrage Sociologie de l’action (1965), placé au niveau individuel, le projet chez Touraine correspond à la manière dont le sujet individuel pense sa relation avec ce travailleur collectif que représente la société, c’est-à-dire le sujet historique. Le projet individuel fait état en quelque sorte de la participation du sujet individuel au sujet historique. Touraine procède, dans son ouvrage Production de la société (1973), à un glissement conceptuel dans son approche du projet qu’il articule plus précisément à une théorie des mouvements sociaux. L’une et l’autre conception du projet dans la théorie de Touraine n’offre aucune assise méthodologique qui convienne à notre approche analytique. Il revient à Jean-Pierre Boutinet précédemment cité de faire une Anthropologie du projet qui, d’un point de vue conceptuel, nous aide à dégager les caractéristiques méthodologiques qui servent à notre approche.

2.2.1 Le projet comme mode d’anticipation

Dans la société, aujourd’hui, nous dit Boutinet, il y a une « culture du projet ». Elle est une conduite d’anticipation qui consiste en l’adaptation du quotidien à la maîtrise de l’avenir que les technologies extirpent de la fiction. En outre, comme nous l’avons déjà souligné, ce qui, aujourd’hui qualifie demain, c’est l’incertitude. Le projet place celui qui le porte dans une attitude positive par rapport à l’avenir (Boutinet, 2015 : 4). Le projet est donc d’abord un rapport au temps. Il permet, en somme, de voir comment les individus vivent le temps. Selon Boutinet, il y a deux modalités du temps vécu : le temps existentiel et le temps opératoire. La recherche du sens, d’un idéal est au cœur du temps existentiel, c’est-à-dire cet état transcendant où l’individu accède « à la totalité des significations liées à son existence » (Boutinet, 2015 : 35). Le projet dans son versant existentiel révèle à l’individu non pas ce qu’il fait, mais ce qu’il est. Dans le temps opératoire, il s’agit surtout de vouloir maîtriser l’avenir et son devenir. La culture technologique dans laquelle nous vivons aujourd’hui tend

à privilégier le temps opératoire. Maîtriser l’avenir passe par la capacité de se « projeter vers l’avant40 », d’anticiper les possibilités futures. Anticiper regroupe une vaste gamme d’activités qui, dans une prise de distance par rapport à l’instant présent, consistent à chercher comment faire advenir un futur pour soi. Anticiper, nous dit Boutinet,

c’est montrer cette capacité à suspendre momentanément le cours des choses pour savoir comment ce cours va évoluer, donc pour tenter le cas échéant d’infléchir la suite des évènements. Anticiper, c’est en définitive par rapport à la situation présente (…) adopter une activité de détour permettant de mieux ressaisir les situations auxquelles nous sommes confrontées, éviter que ces situations ne s’imposent à nous de façon coercitive » (Boutinet, 2015 : 60).

L’anticipation correspond, en somme, à ce temps où nous nous affairons à reprendre le contrôle sur un état des choses qui semble nous échapper et nous entraîner vers une existence autre que celle représentée. C’est ici que nous faisons un rapprochement entre les concepts de projet et de représentation, c’est-à-dire que, dans notre approche analytique, le projet est la représentation de la relation entre le sujet et l’objet représenté. Celle-ci joue un rôle fondamental dans la mise en œuvre d’un projet. Elle est le support de sa réalisation et elle peut aussi le contraindre ou le transformer en ses termes.

2.2.2 Des projets flous ou partiellement déterminés

Boutinet élabore différentes formes d’anticipations (adaptative, cognitive, imaginaire, opératoire) et chacune de ces formes regroupe différents types d’anticipation. Les anticipations opératoires ont ceci de particulier qu’elles consistent à imaginer, non pas un futur quelconque comme pour les autres formes d’anticipation mais, un futur personnalisé (Boutinet, 2015 : 68). Soi est représenté dans le futur tel qu’il aspire à être soi-même. En se dotant d’un projet, l’individu poursuit l’idéal d’exister par lui-même et pour lui-même. Il est l’architecte de son avenir aménagé selon ses propres aspirations. Autrement dit, le projet est aussi révélateur des identités individuelles. Le projet correspond, pour Boutinet, à des anticipations de type flou ou partiellement déterminées qui cherchent à « faire advenir pour soi un avenir désiré » (Boutinet, 2015 : 69). Dans une telle attitude d’anticipation, le projet est flou parce qu’il n’est formulé ni à long terme ni à court terme. Le long terme suppose des conditions par trop conjoncturelles, point à partir duquel les choses deviennent insaisissables.

Le court terme se confond presqu’avec l’instant présent et laisse donc le futur en suspens. Or, le temps technologique dans lequel nous vivons nous entraîne vers un temps prospectif, un temps où l’on se doit de prévoir l’état futur (Boutinet, 2015 : 6). Le « caractère partiellement déterminé [du projet] fait qu’il n’est jamais totalement réalisé, toujours à reprendre, cherchant indéfiniment à polariser l’action vers ce qu’elle n’est pas » (Boutinet, 2015 : 69). Le projet, nous dit Boutinet, exprime « à travers le non-encore-être41, ce que les individus recherchent confusément, ce à quoi ils aspirent, c’est-à-dire le sens qu’ils veulent donner à leur insertion momentanée, aux entreprises qu’ils mènent » (Boutinet, 2015 : 6). Dans la logique d’action des anticipations de type flou ou partiellement déterminées, le projet apparait toujours « en pointillés » (Boutinet, 2015 : 6). Ce vers quoi on tend sans jamais vraiment l’atteindre. En somme, le projet est toujours en train de se faire, l’action au quotidien n’est qu’adaptation du temps futur, la mise en œuvre des conditions de réalisation du projet. Mais, réalisé, le projet cesse d’être, révélant à son auteur un état de non-être, c’est- à-dire à ne pas devenir. « Le projet est [à travers l’existence], ce qui permet de rendre possible la capacité de devenir » (Boutinet, 2015 : 36). Autrement dit, chacun a en tout temps un projet qui cristallise à la fois le temps opératoire qui aménage au quotidien des logiques d’action et la référence symbolique vers laquelle tendent les questions existentielles.

2.2.3 Les situations existentielles à projet

Boutinet présente, dans son ouvrage, ce qu’il désigne comme un « inventaire des situations concrètes qui sont aujourd’hui porteuses du projet » (Boutinet, 2015 : 83). Il recense sept grandes familles de situations où il est question de projet : les situations existentielles à projet, les projets de couple, les activités à projet, les objets à projet, les évènements à projets, les organisations à projet et la société comme projet. La situation qui intéresse notre méthodologie est la première de l’énumération. Il est commun à des sociologues de décrire la disparition des rites de passage comme caractéristique de la société moderne. Pour Boutinet, le projet des situations existentielles se substitue aux rites traditionnels dans la mesure où il correspond en quelque sorte à ces différentes étapes qui marquent le déroulement de la vie. Chaque âge de la vie donne lieu à un projet, qui s’efforce de préformer l’âge subséquent (Boutinet, 2015 : 84). Ainsi, se donnent à voir 1) le projet adolescent

d’orientation et d’insertion professionnelle, 2) le projet vocationnel de l’adulte, 3) le projet de retraite et 4) le projet individualisé qui marque non pas une étape, mais un état particulier de l’individu (un handicap physique, une dépression…). Notre attention se porte sur les deux premiers types de projets.

Le projet d’orientation est celui-là, à l’intérieur du cursus scolaire, le jeune adolescent est confronté à faire des choix pour la suite de son parcours scolaire qui dépendent grandement de ses performances académiques passées. Le projet d’orientation est formulé à court terme et distingue des jeunes qui ont des projets bien déterminés de ceux qui ont un projet flou ne sachant pas vraiment ce qui les inspire d’un point de vue académique. Le projet d’insertion professionnelle est un projet à moyen terme qui peut être plus ou moins précis. Ceux pour qui le projet est moins déterminé se comportent, nous dit Boutinet, « comme des hors- projets », c’est-à-dire des jeunes qui ont un projet professionnel incertain ou des « sans- projets » (Boutinet, 2015 : 87). Enfin, un troisième niveau complète ce type de projet qui est le projet de vie. Il est un projet à plus long terme et renvoie au « projet sentimental ou familial ». Dans ce type de projet, le jeune formule un style de vie qu’il compte adopter dans sa vie d’adulte. Dans un monde qui transforme les trajectoires en parcours individualisés, comme nous en avons discuté précédemment, le projet adolescent (ou du jeune adulte dirons- nous) est plus que jamais valorisé parce qu’il revient à l’individu d’être responsable de son avenir et parce qu’il n’y a plus autant de synchronisation entre les différents âges de la vie. Les repères du passage à la vie adulte sont aujourd’hui brouillés (Boutinet, 2015 : 88).

Le deuxième type de projet, le projet vocationnel de l’adulte résulte précisément de cet état d’incertitude institutionnelle où le métier désiré n’est plus garanti, encore moins la carrière professionnelle. Le projet vocationnel est « la façon par laquelle l’adulte entend se réaliser, notamment dans son travail professionnel » (Boutinet, 2015 : 89). Cela veut dire, par exemple, s’insérer dans la sphère professionnelle en usant de stratégies personnelles quitte à « bricoler » avec les conditions possibles. Alterner des périodes d’activité et de chômage, occuper des emplois intermittents ou encore, pour ce qui nous intéresse dans ce mémoire, nous pourrions compter la migration au nombre de ces stratégies. Il s’agit, à travers le projet vocationnel, d’aspirer également à l’accomplissement de tâches professionnelles non-

aliénantes où l’individu tend à maîtriser une expertise qui lui est propre, pour laquelle il peut se démarquer. La réalisation de soi, c’est aussi aménager pour soi des conditions de « mobilité professionnelle (…) à travers le projet de carrière » (Boutinet, 2015 : 91). Le cheminement professionnel, même s’il s’inscrit dans une temporalité faite de ruptures et de discontinuités, est appréhendé en termes de carrière au sens de « degré de changement » par rapport au métier futur qui, dans les conditions actuelles, est de plus en plus limité (Boutinet, 2015 : 92). Ce qui explique, selon Boutinet, la formation d’« espace de projet personnel » où la réalisation de soi passe par l’engagement ou l’implication dans d’autres domaines tels que la défense d’une cause par exemple (Boutinet, 2015 : 93).

Tous et chacun, présumés autonomes et responsables de son avenir et de son devenir, se devrait dans cette culture d’aménager pour soi les conditions de son existence par des anticipations que rend possible le temps technologique. Il serait donc impératif de se doter d’un projet qui, tel que le décrit Boutinet, s’impose aujourd’hui comme un mode de régulation tant individuelle que collective. Le projet est, en somme, un enchaînement de situations d’anticipations. Il donne lieu à une logique d’action toujours orientée vers l’action elle-même. Le projet est « expression du transitoire et de l’éphémère au service de réalisations ponctuelles et efficaces, se veut en même temps recherche de permanence et de globalité, recherche de sens à travers l’explicitation de finalités régulatrices non sujettes à révisions périodiques » (Boutinet, 2015 : 9). Au nombre des « réalisations ponctuelles et efficaces », nous nous sommes intéressés au projet d’orientation, d’insertion professionnelle et au projet de vie de l’adolescent et au projet vocationnel de l’adulte. Il nous semble tout à fait pertinent d’articuler les caractéristiques de ces différents projets que nous avons exposées ci-dessus à la migration des jeunes étudiants Réunionnais au Québec.