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Chapitre III. Cadre conceptuel

3.5 Vers une perspective intégrative des savoirs

La présence des trois femmes représentées dans la triade d’enfantement – mère d’intention, femme porteuse et donneuse d’ovules – rend saillante la fragmentation de la maternité introduite par les techniques de reproduction. Chaque femme est associée à l’une des composantes de la maternité selon sa contribution dans cette triade, laquelle évoque un ensemble de symboles et de représentations. La « filiation humaine métissée » évoquée par Ravez (2013, p. 124) pour désigner les maternités assistées peut alors être décortiquée en séquences pour révéler l’attribution de sens et les pratiques sociales des femmes. Cette perspective s’ancre dans un certain pragmatisme, ou ce que Memmi (2014, p. 192) appelle un « constructivisme en acte », pour mieux comprendre de manière empirique les singularités de la procréation assistée à l’aide de tierces. Un tel modèle offre un cadre d’analyse souple, mais néanmoins structurant, pour alimenter l’analyse des données. La figure suivante en offre une illustration.

Figure 3. Maternités assistées et axes de structuration sociale

Au cœur de ce modèle se trouve un diagramme de Venn réunissant les trois composantes de la maternité, soit l’intention, la génétique et la gestation. La première renvoie à la formulation du projet parental de départ. Elle s’exprime par la construction d’une identité maternelle basée sur le désir parental et l’exercice d’un rôle de mère au quotidien. La deuxième composante réfère au patrimoine génétique et à l’hérédité. Elle est représentée par le gamète en tant que cellule reproductrice extraite à l’aide de la fécondation in vitro. La troisième dimension, la gestation,

évoque la grossesse et l’accouchement. Elle recèle une puissance symbolique associée au corps enceint, lequel est investi par le droit comme fondement de la filiation légale.

Selon le scénario procréatif et le nombre de femmes concernées, les trois composantes de la maternité se séparent, s’associent ou s’imbriquent l’une dans l’autre. Par exemple, une entente de GPA génétique réunit deux femmes, soit la mère d’intention et la femme qui porte le fœtus conçu avec ses propres gamètes (union de la génétique et de la gestation). Dans le cas d’une entente de GPA gestationnelle, deux avenues sont possibles. La première réunit la mère d’intention qui utilise ses propres gamètes pour concrétiser son projet parental (union de l’intention et de la génétique) avec l’aide d’une femme porteuse qui lui remettra l’enfant après la naissance (gestation). La deuxième avenue rassemble trois femmes et autant de maternités disjointes, soit la mère d’intention, la donneuse d’ovules et la femme porteuse. Ces positions sont mouvantes et le sens qui leur est accolé se précise selon le scénario procréatif. C’est ce que Charis Thompson (2005) nomme une « chorégraphie ontologique » dans laquelle les liens sociaux et biologiques peuvent être ou non considérés comme déterminants.

Le déploiement des maternités assistées par tierces reproductrices et ses axes de structuration sociale offrent des prises conceptuelles pour mieux comprendre la construction du rapport à la maternité des femmes concernées par la GPA et le don d’ovules. Ce cadre n’a pas une visée interprétative rigide, mais sert à alimenter l’analyse des données dans le but de créer une modélisation théorique originale. Ses apports sont de deux ordres.

D’abord, le concept souligne avec emphase les dissociations introduites par les techniques de reproduction, décloisonnant le raisonnement dichotomique entre les maternités dites « sociales/culturelles » et « biologiques/naturelles » au profit des trois composantes de la maternité (intention, génétique et gestation). Cet angle d’analyse est utile afin de contextualiser de façon plus nuancée les expériences des femmes selon leur apport respectif au projet parental. La distinction entre la génétique et la gestation au sein de la dimension biologique de la maternité est à cet égard une donnée importante. Il en est de même pour la triangulation des points de vue des trois femmes concernées.

Ensuite, le concept prend en compte l’articulation de trois axes de structuration sociale, et leur influence combinée sur les discours et les pratiques sociales qui participent à la construction du rapport à la maternité chez les femmes concernées par la GPA et le don d’ovules. De fait, les normes du système de parenté euroaméricain et les pressions exercées par l’institution de la maternité influencent la définition et l’aménagement des liens en soulevant plusieurs préoccupations, dont la question de la « vraie » mère comme figure unique et exclusive, et l’image idéalisée de la « bonne » mère dotée de qualités féminines valorisées. La stratification de la reproduction montre quant à elle les rapports de pouvoir qui prennent appui sur la hiérarchisation des positions sociales occupées par les femmes concernées, leurs conditions économiques respectives et les inégalités socioéconomiques que leur position sous- tend. Elle prend aussi en compte les stratégies de résistance déployées par les femmes pour contourner, subvertir ou dénoncer leur situation.

Le prochain chapitre poursuit la présentation de la démarche de recherche, en introduisant le cadre méthodologique basé sur la théorisation enracinée constructiviste selon une approche qualitative.

Chapitre IV. Cadre méthodologique

Théoriser la construction du rapport à la maternité

La présente recherche vise à théoriser le rapport à la maternité chez les femmes concernées par la gestation pour autrui et le don d’ovules au Canada. Cela passe par une meilleure compréhension des expériences vécues par chaque groupe de femmes, qu’elles soient mères d’intention, femmes porteuses ou donneuses d’ovule. Considérant la polémique qui entoure le phénomène et sa méconnaissance sur le plan scientifique, la recherche qualitative comme approche de la proximité (Paillé, 2007) est alors tout indiquée pour recueillir leurs voix encore aujourd’hui peu entendues. La construction de ce savoir empirique implique une interprétation mutuelle du sens de leurs actions, lesquelles sont ancrées dans des représentations et des contextes qui suggèrent des logiques différenciées. Cette démarche de recherche dépasse la simple description du phénomène, puisqu’elle vise l’élaboration d’un modèle explicatif inédit. L’analyse n’est donc pas effectuée dans le but de rapporter simplement les propos des femmes, mais bien afin de les décortiquer et de réorganiser les données pour en dégager une modélisation théorique.

Ce chapitre présente le cadre méthodologique de la thèse. Il est composé de quatre parties. Dans la première, je fais un survol de la méthodologie de la théorisation enracinée, ses fondements et ses interprétations contemporaines. J’expose ensuite la perspective constructiviste que j’ai retenue pour ma recherche, de même que la posture subjective du chercheur qu’elle implique. La deuxième partie est consacrée à l’entretien compréhensif et à l’abduction comme raisonnement analytique de ma recherche qualitative, tandis que la troisième porte sur la stratégie de recherche. J’y relate mon expérience de terrain, tant sur le plan de la collecte des données que des choix méthodologiques ayant présidé à sa réalisation. Je conclus le chapitre en soulignant les considérations éthiques ayant guidé l’ensemble de ma démarche.