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Chapitre III. Cadre conceptuel

3.4 Axes de structuration sociale des maternités assistées

3.4.2 L’institution de la maternité et ses injonctions de genre

Dans son ouvrage pionnier Of Woman Born: Motherhood as Experience and as Institution, Adrienne Rich (1976) montre que les discours politiques et sociaux dominants dans la société imposent une vision idéalisée de la maternité, contribuant à la régulation des trajectoires des femmes et de leur vécu personnel et intime. La maternité n’est donc pas seulement une expérience individuelle, mais aussi une institution patriarcale façonnée pas des représentations et des valeurs. Assimilées à des vérités, ces croyances construisent une vision normative de la maternité à la base de la tendance à blâmer les mères (Jacquet, 2017; Lalancette et Germain, 2018). Donath (2015) parle d’ailleurs de la « mise en échec » des femmes face au discours idéalisé de la maternité. Dominique Damant et ses collègues (2012, p. 9) précisent :

Cela entraîne automatiquement une distinction entre les ‘bonnes’ et les ‘mauvaises’ mères; les ‘bonnes’ mères répondent aux critères de la mère ‘idéale’, ou s’en rapprochent considérablement, tandis que les ‘mauvaises’ mères n’arrivent pas à répondre à ces critères ou, pire encore, refusent de se confirmer à cette vision.

Les représentations de la « bonne » et de la « mauvaise » mère engendreraient ainsi des attentes publiques pour toutes les femmes. Les présomptions voulant que les femmes aient besoin d’être mères pour se sentir « complètes », qu’elles aient besoin de leurs enfants et que tous les enfants aient besoin de leur mère biologique sont des exemples des pressions exercées

par l’institution de la maternité (Damant, Chartré et Lapierre, 2012). La notion d’instinct maternel est alors un terreau fertile pour l’expression d’injonctions empreintes d’essentialisme : les mères doivent être douces, aimantes et dédiées entièrement au bien-être de leur progéniture. Selon Élisabeth Badinter (2010, p. 88), cette sollicitude (care) pour le bien-être d’autrui serait d’ailleurs « la conséquence de l’expérience cruciale de la maternité ». En ce sens, les femmes qui consacrent du temps à leur carrière, ou profitent de moments de repos pour s’adonner à des loisirs personnels, sont qualifiées de « mères indignes » et victimes de la vindicte populaire.

L’allaitement comme impératif pour le bien-être de l’enfant et pinacle du dévouement maternel est un exemple de la « mythification de la maternité », un phénomène que le Conseil du statut de la femme (2016, p. 29) définit comme étant une « une conception de la maternité où l’expérience d’être mère n’est que jouissances, exaltations et sacrifices heureux ». L’organisation féministe ajoute que « cette vision évacue les aspects plus difficiles de la maternité : le travail invisible, l’usure du corps, la fatigue, les contraintes, les ambivalences, les contradictions ». Les représentations sociales de l’allaitement suggèrent en effet un portrait de l’acte nourricier empreint de douceur et d’apaisement (Bayard, 2012; Marshall, Godfrey et Renfrew, 2007; Wall, 2001), portant ombrage aux difficultés vécues par plusieurs mères pour allaiter leur enfant, ainsi que le sentiment de culpabilité qu’elles peuvent ressentir, ou les critiques qu’elles peuvent essuyer par leur entourage ou les professionnelles de la périnatalité, si elles n’y parviennent pas ou si elles font le choix du biberon.

Dans le cadre de scénarios procréatifs concrétisés à l’aide de la gestation pour autrui ou le don d’ovules, les femmes concernées déstabilisent les attentes de genre associées à la maternité. L’influence de l’institution de la maternité sur leurs expériences est double.

Premièrement, elle se manifeste dans les trajectoires et les stratégies identitaires des femmes. Ce que Becker (2000) qualifie « d’acharnement » de la part des femmes qui cumule de nombreux traitements de fertilité témoigne de la pression liée à l’enfantement et de la maternité comme source de complétude existentielle. Selon Teman (2010), les sacrifices dont font preuve ces femmes tout au long de leur parcours procréatif sont un gage de dévouement pour la concrétisation du projet parental du couple, mais aussi l’illustration d’injonctions intériorisées

prêtes à surmonter les embûches les menant à la maternité tant convoitée. Dans le cas contraire, une étiquette négative leur sera accolée. Ingrid, une femme rencontrée par la sociologue Dominique Mehl (2008, p. 35) dans le cadre d’une recherche portant sur le don et la procréation assistée en France, témoigne :

Celles qui n’y sont jamais arrivées [être enceinte et donner naissance] ont une image qui leur colle à la peau. Celle de femmes qui ne peuvent pas être mères, qui se trouvent vraiment amputées d’une part de la représentation féminine. Elles sont de mauvaises femmes, des femmes qui ne donnent rien.

Dans son ouvrage Le conflit, la femme et la mère, Élisabeth Badinter (2010, p. 180), résume quant à elle les pressions que le « devenir mère » exercent sur les femmes nullipares, ces dernières étant dévalorisées ou disqualifiées étant donné leur infécondité :

Ces nullipares, non par défaut, mais par incapacité physiologique ou physique, sont trop souvent – comme celles qui ne veulent pas d’enfant – la cible des censeurs. Celles qui font tout pour avoir un enfant et celles qui le refusent sont également suspectes. On intime l’ordre aux premières de faire de nécessité vertu, on regarde les secondes comme des égoïstes ou des handicapées qui n’ont pas accompli leur devoir de féminité. Dans les deux cas, elles encourent la désapprobation publique.

De leur côté, les femmes porteuses et les donneuses d’ovules ont avantage à ne pas revendiquer un statut de mère, afin de se prémunir des attaques ou des doutes concernant leur équilibre mental et émotionnel. Par leur contribution au projet parental d’autrui en tant que tierces, elles dérogent aux normes culturelles de la maternité, et risquent par le fait même de subir les contrecoups des jugements d’autrui et recevoir l’étiquette de femmes déviantes (Teman, 2008), c’est-à-dire perçues comme étant anormales, dénuées de sentiments ou dotées d’une morale personnelle douteuse. À ce propos, l’anthropologue Elly Teman (2010, p. 7) précise :

Giving birth to a child for the purpose of relinquishment also defies mainstream assumptions that identify pregnancy with the birth mother’s commitment to the project of subsequent lifelong social mothering and threatens dominant ideologies in many cultures that assume an indissoluble mother-child bond.

En s’identifiant comme des « non-mères » et en déployant différentes stratégies pour mettre à distance la maternité, les tierces reproductrices neutralisent ainsi le stigma déviant. L’analyse proposée par Rene Almeling (2011, p. 162-163) à propos de la situation des donneuses d’ovules aux États-Unis est éloquente :

Women who do not nurture are censured as bad mothers […]. Those women who do not nurture their children, and particularly those who are distant or absent, violate the cultural expectation of maternal instinct and are considered nothing less than unnatural. For this reason, egg agencies and egg donors both have a powerful incentive to define egg donors as not-mothers. If egg donors were categorized as mothers, then, culturally speaking, they would be the worst king of mothers, Not only are they not nurturing their children, they are selling them for $5,000 and never looking back.

Deuxièmement, l’institution de la maternité participe à l’émergence et à la construction d’un discours sur le don pour qualifier le processus d’enfantement. Des questions empreintes de jugement telles « Comment une femme peut-elle abandonner l’enfant qu’elle a porté pendant neuf mois? » ou encore « Pourquoi les donneuses acceptent-elles d’offrir une partie d’elles- mêmes? », exhortent les femmes interpellées à développer un argumentaire axé sur l’abnégation pour expliquer leurs motivations à participer au projet parental d’autrui à titre de tierces reproductrices (Curtis, 2010). Autrement, toute référence à l’argent ou à une quelconque forme de rétribution débouche immédiatement sur un contre-discours avilissant le geste, le comparant à « l’achat » d’un enfant chosifié en bien de consommation ou à la « location du ventre » des femmes. Ces dernières sont alors démonisées ou désignées comme des victimes. Les qualités d’altruisme et de générosité souvent accolés à l’identité féminine imprègnent ainsi le discours des femmes porteuses et des donneuses d’ovule documenté dans les recherches ethnographiques (Almeling, 2011; Ragoné, 1994; Shaw, 2007; Jacob-Wagner, 2018), de même que celui des agences privées actives dans le domaine (Kroløkke, Foss et Sandoval, 2010). L’examen de certains jugements démontre que les juges sont aussi sensibles à cette représentation associant GPA et abnégation de la femme porteuse, alors que le vocabulaire utilisé dans leurs décisions met de l’avant l’iconographie du don (Hammons, 2008; Tremblay, 2015).