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Chapitre V. Introduction aux résultats

6.1 Trajectoires et motivations des mères d’intention

6.1.1 Points de départ de la conception non advenue

La stérilité utérine, l’infertilité et l’âge avancé sont les trois points de départ de la trajectoire des mères d’intention. Au-delà de la variabilité des expériences vécues par les mères d’intention, leurs récits collectifs témoignent tous de souffrances, de doutes et de remises en question liés au désir inassouvi d’être mère à nouveau ou pour la première fois. Lors des entrevues, il n’était pas rare que la participante et moi prenions une pause, le temps qu’elle se ressaisisse et se sente à l’aise de poursuivre son histoire. Dans le cas de la stérilité utérine, l’incapacité de concevoir, de porter ou d’accoucher d’un enfant est confirmée par un diagnostic médical. L’impossibilité d’enfanter peut parfois être connue dès l’enfance, ce qui fait en sorte le deuil de la grossesse n’est pas vécu comme un choc, mais plutôt comme un état d’être. Les implications futures de la stérilité ne faisant pas partie de leurs préoccupations à cet âge-là, les femmes intègrent alors cette particularité à leur définition de soi.

À l’âge de neuf ans, j’ai su que j’avais un syndrome de Turner. Cela affecte les ovaires, donc j’ai su très tôt que je ne pouvais pas avoir d’enfants. […] Je n’ai pas rencontré de conjoint stable avant l’âge de 26 ans. Jusqu’à ce moment-là, je me suis dit que j’avais encore du temps. Je n’avais pas encore entamé de vraies démarches, mais je savais quand même que j’avais besoin d’une alternative pour devenir mère : l’adoption ou la procréation assistée. (Sabrina, mère d’intention par GPA)

Dans d’autres situations, le diagnostic est connu plus tard, généralement au moment de la puberté, ou au début de l’âge adulte. Ce fut entre autres le cas de Judith, une mère ayant fondé sa famille par GPA que j’ai rencontrée chez elle alors qu’elle était à la maison avec son nouveau- né. À l’époque, l’absence de menstruations contrastait avec l’expérience des autres femmes de son entourage, pourtant plus jeunes, instillant chez elle le sentiment d’être différente, voire anormale.

Quand j’ai eu 17 ans, mes deux plus jeunes sœurs avaient déjà leurs règles et moi, je n’avais toujours pas les miennes. […] Mon médecin me disait : « Tant que tu n’as pas 18 ans, ce n’est pas grave ». Je lui ai répondu : « Mes deux sœurs les ont, et pas moi ». Alors on est allés investiguer. Et on a trouvé que je n’avais pas d’utérus. On a commencé à chercher plus loin. Ils ont trouvé que c’était une malformation congénitale : le syndrome MRKH [Mayer-Rokitansky-Küster-Huser]. (Judith, mère d’intention par GPA)

La stérilité, bien que décrite en termes biomédicaux par Sabrina et Judith, n’affecte pas seulement leur système reproducteur, mais entraîne aussi des répercussions importantes sur le plan identitaire. Certes, ne pas être en mesure de vivre la grossesse interroge le parcours futur pour l’accès à la maternité, mais cela ébranle surtout leur conception de la féminité et leur définition de l’identité de genre.

Sur le coup, je ne réalisais pas tout ce que ça impliquait, ne pas avoir d’enfants. À l’époque, c’était plus ma féminité qui me préoccupait. Qu’est-ce que ça veut dire? Que je ne suis pas une « vraie » femme? […] Ça m’a fait l’effet d’une bombe. Comment je fais pour me définir? Parce qu’à l’extérieur, j’avais mes seins, j’avais mes courbes. Mais à l’intérieur, il me manquait l’organe le plus important qui représente la féminité. (Judith, mère d’intention par GPA)

La stérilité réduit le champ des possibles des femmes concernées pour l’accès à la maternité. Elle s’accompagne d’une redéfinition de soi dans laquelle le corps et l’enfantement sont dissociés, soulevant des questionnements quant à son identité de genre et l’expression de

l’entremise d’une condition médicale, la source de l’infertilité est quant à elle parfois difficile à expliquer ou demeure inconnue. Plusieurs femmes ressentent alors l’urgence d’agir, étant selon elles dans une course contre la montre. Par la menace d’infécondité qu’elle brandit au fil des mois, l’avancée en âge est l’ennemie à vaincre.

Je m’étais dit qu’à 35 ans, j’arrêtais la pilule. Après un an d’essais, on a réalisé qu’il ne s’était rien passé. Je suis allée consulter mon médecin de famille. […] Ils nous ont proposé d’aller en clinique de fertilité. J’y suis allée tout de suite, pour ne pas perdre de temps. J’ai commencé une série de tests et de prises de sang. Tout ça pour découvrir, quelques mois plus tard, qu’il n’y avait rien. C’était inexpliqué. (Louise, mère d’intention par don d’ovules)

Tenter sans succès de concevoir amène son lot de déceptions. Chaque menstruation est vécue par les femmes comme un échec, puis s’enchaine d’une nouvelle tentative à la prochaine ovulation, tout aussi infructueuse. Les espoirs déçus se succèdent, accentuant leur sentiment d’inadéquation. Comme le remarque Estelle, la difficulté à concevoir est alors perçue comme un problème à corriger, une tâche souvent dévolue aux femmes. Cette responsabilité ajoute une pression supplémentaire qui leur courbe l’échine, en plus de fragiliser leur estime de soi.

On a essayé naturellement pendant quelques années. Ça ne fonctionnait pas, avec tous les découragements que cela amène chaque mois. Pour avoir ma fille, ça avait été pourtant facile. J’avais fait une fausse-couche avant elle, donc pour moi il n’y avait pas de problème de fertilité comme tel, mais j’avais 25 ans à l’époque. Le temps a passé, on a décidé de consulter. Pourquoi ça ne marche pas? Je suis peut-être trop stressée. Tu sais, tout ce qu’on met sur les épaules des femmes : c’est ton stress, ta fatigue, c’est ta faute…bref, toutes ces niaiseries-là. (Estelle, mère d’intention par don d’ovules)

À travers les nombreux tests et examens auxquels s’astreignent les patientes, il arrive que l’équipe médicale parvienne à identifier la cause de l’infertilité. À défaut d’avoir les mots qui expliquer leur désarroi, plusieurs femmes évoquent spontanément en entrevue la publicité sur le cancer diffusée à la télévision pour illustrer le choc qu’une telle annonce provoque27. À

27 Diffusée en 2013 par la Société canadienne du cancer, cette publicité télévisée intitulée « Le cancer, un coup dur » montre le choc provoqué par l’annonce d’un diagnostic d’un cancer : on y voit d’abord une femme qui l’apprend de sa médecin, qui elle-même l’annonce à son mari, puis à ses enfants. Chaque fois qu’une personne apprend la nouvelle, elle est littéralement propulsée vers l’arrière, comme sous l’effet d’une forte collision automobile. Cette publicité est disponible en ligne sur le site de Télé-Québec [zonevideo.telequebec.tv], dans la rubrique « 30 secondes pour changer le monde ».

l’instar d’une collision automobile, le diagnostic est un coup violent asséné à leur volonté de fonder une famille, puisqu’il met fin au rêve d’enfants auquel elles s’accrochaient depuis plusieurs années. Leurs espoirs, aussi ténus soient-ils, sont alors fracassés et leurs cœurs, meurtris.

Elle nous a révélé qu’on avait un problème, mais que c’était MOI le problème. Là, le monde s’est arrêté. Complètement. […] Ça m’a coupé le souffle. Malaise total, sueurs froides, frissons. Je feelais vraiment pas. Le monde venait de s’arrêter. On venait de me dire que je n’aurai jamais d’enfant. J’avais le cœur brisé en mille miettes. (Marie-France, mère d’intention par don d’ovules)

Bien que le choc soit dur à encaisser, certaines femmes accueillent néanmoins la nouvelle avec un certain apaisement. Non pas que l’infertilité les réjouit, mais le diagnostic offre une réponse concrète à un problème jusqu’alors considéré comme une tare ou une faute individuelle. Concevoir l’infertilité comme une maladie allège ainsi le sentiment de culpabilité que ressentent les femmes, déchargeant de leurs épaules le fardeau de la conception non advenue.

Je fais de l’endométriose, ce qui, finalement, s’est avéré la cause de mon infertilité. Ça a grugé mes ovaires. Mes ovules ne sont plus là, ou mes ovaires sont desséchés. Personne ne me l’avait dit avant. Ça, c’est une chose super importante : savoir pourquoi tu es là. Avoir une explication à tout ça. Ce n’est pas une incompétence dont je suis responsable. C’est une maladie. (Estelle, mère d’intention par don d’ovules)

Entre deux essais en clinique de fertilité, le parcours procréatif peut parfois prendre une tournure plus réjouissante, avec une grossesse inespérée. Or, ces joies sont de courtes durées, puisque des complications surviennent et mettent abruptement fin à l’épisode de procréation, renforçant leur sentiment d’impuissance.

Tout d’un coup, je tombe enceinte toute seule, naturellement. La grosse surprise! C’était naturel, on s’est donc permis d’y croire pour vrai. Et puis, à trois mois, la clarté nucale était trop épaisse. Au département spécialisé en génétique, ils m’ont suggéré un avortement. Un curetage, cette fois-là, parce que le bébé était trop développé. […] Il a fallu prendre la décision de…mettre fin à sa vie. (Marie-France, mère d’intention par don d’ovules)

Les fausses-couches et les interruptions médicales de grossesse comme celle vécue par Marie-France sont monnaie courante dans les récits des autres mères d’intention que j’ai rencontrées. Elles ont toutes vécu des hauts et des bas émotionnels, au gré des tests de grossesse et des retards dans le calendrier d’ovulation. Plusieurs parlent d’ailleurs des « montagnes russes » de la procréation assistée qui mettent à rude épreuve leur santé mentale : le creux du désespoir suivi d’une résignation douce-amère, parfois entrecoupé d’une bouffée d’espoir. Les tracas financiers s’ajoutent aussi à leurs préoccupations, le processus engloutissant rapidement des milliers de dollars. L’absence d’une couverture publique d’aide à la procréation, avant et après l’épisode du programme de procréation assistée au Québec, ajoute une barrière supplémentaire aux couples qui doivent souvent consacrer toutes leurs économies aux traitements de fertilité.

C’était la période où on payait nos traitements. Ça fait qu’on faisait des essais, on prenait une pause, on ramassait des sous. On refaisait un essai, on prenait une pause, on ramassait des sous. Pendant des années. (Estelle, mère d’intention par don d’ovules)

Lorsque l’argent du couple est entièrement affecté à la concrétisation du désir d’enfant, cela ne laisse plus beaucoup de marge de manœuvre pour s’adonner à d’autres projets, individuels ou à deux. Il vient aussi un moment où les ressources financières s’épuisent, obligeant le couple à baisser les bras ou à s’endetter. Pour plusieurs, la première option n’est pas envisageable tant que tous les recours n’ont pas été tentés.

On a souvent songé à vendre la maison. Parce qu’on l’avait achetée dans le but de fonder une famille. Ça faisait sept ans que nous étions là à nous morfondre. On ne vivait pas. Mon chum m’a dit : « Marie-France, tu veux des enfants, on va aller emprunter. On va le payer le 15 000$ ». Je lui ai répondu : « On ne peut pas faire ça, ça n’a pas de sens ». Il dit : « Écoute : on l’essaie une fois. Si ça ne marche pas, tant pis, mais au moins on va avoir été jusqu’au bout ». (Marie-France, mère d’intention par don d’ovules)

L’infertilité exacerbe le sentiment d’échec et de culpabilité des femmes qui ne parviennent pas à concevoir par leurs propres moyens. Cela pèse grandement sur leurs épaules, d’autant plus que la cause de l’infertilité n’est pas toujours connue. Elle peut toutefois être traitée à l’aide de protocoles médicaux, lesquels chamboulent le quotidien du couple et accapare le corps des femmes pris en défaut. Chaque traitement est une offensive visant à vaincre le ventre infécond.

Contrecarrer l’âge avancé est le troisième point d’entrée des mères d’intention. « L’âge ne pardonne pas aux femmes », m’a confié Jennifer, une cinquantenaire énergique que j’ai rencontrée chez elle, par une soirée d’hiver clémente. Quelques années plus tôt, le souhait de devenir mère et de fonder une famille avec son nouveau conjoint s’est lentement, mais sûrement imposé dans sa vie. Après plusieurs tentatives infécondes, elle s’est tournée vers les cliniques de fertilité pour trouver une solution et s’enquérir des possibilités. Elle s’est rapidement butée à un refus catégorique de leur part, sous prétexte que son âge avancé l’excluait de l’aide médicale à la procréation.

Je pensais qu’à mon âge, ça allait fonctionner. Le docteur me disait : « Tout va bien, menstruations régulières, beautiful, everything looks wonderful ». On a essayé. Cinq ans plus tard, toujours rien. J’ai commencé à visiter les spécialistes, je leur disais que ça ne marchait pas. Au Québec, après 43 ans, ils te disent : « too bad for you ». (Jennifer, mère d’intention par GPA)

Dans le cas de Sylvie, son désir de vivre à nouveau la maternité à un âge avancé a fait sourciller les membres de son entourage, ainsi que le personnel soignant des cliniques. Ayant déjà connu la maternité par la naissance de ses trois enfants issus d’une union antérieure, elle souhaite renouveler l’expérience pour permettre à son conjoint, de quelques années son cadet, de devenir père. Son bambin né grâce à un don d’ovules d’une amie dans les bras, elle me partage le fil de sa réflexion :

Il est plus jeune que moi, on a quinze ans de différence. Il a toujours rêvé d’avoir des enfants. Je trouvais ça injuste que le sort lui ai donné la chance de tomber en amour avec moi, qui avait déjà 45 ans et trois enfants. C’est un homme très affectueux et généreux, je me disais « C’est fou qu’il n’ait pas d’enfants. S’il y a un homme sur la terre qui devait être père, c’est lui ». […] Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce n’est pas lui qui poussait le projet, au contraire. Il était…pas à reculons, mais il avait peur d’y croire. (Sylvie, mère d’intention par don d’ovules)

À l’aube de la soixantaine, Sylvie dénonce le traitement différencié que les femmes reçoivent lorsqu’elles ont un enfant plus tard dans leur vie, comparativement aux hommes du même âge.

Si j’étais tombée enceinte à 43 ans et que mon chum en avait 57, personne n’en parlerait. Parce que c’est la femme qui est plus âgée, cela choque plus. C’est hors norme. C’est surtout de l’infantilisation, du sexisme : « Qu’est-ce qu’elle a pensé à son âge…?! ». Comme si nous n’étions pas capables de prendre des décisions réfléchies. Franchement! Ce n’est pas une décision que l’on prend à la légère; elle est prise en toute connaissance de cause. (Sylvie, mère d’intention par don d’ovules)

Croyant à l’époque avoir tourné la page sur le chapitre familial de l’enfantement, certaines femmes telles Sylvie et Nadia ont eu recours à la stérilisation volontaire après avoir eu des enfants dans le cadre d’une union précédente. Leur âge, conjugué à cette méthode de contraception pour ainsi dire définitive, représente alors une embûche pour la concrétisation d’un projet parental avec leur nouveau partenaire. Au regard des transitions qui ont ponctué leur trajectoire de vie et de leur situation conjugale actuelle, la ligature des trompes s’avère aujourd’hui une décision qu’elles regrettent ou, du moins, souhaitent renverser. Dans d’autres situations, la stérilisation est toutefois involontaire et non désirée, son recours étant motivé par des considérations de santé pour préserver la vie de la femme. C’est entre autres le cas de Rachel qui, après avoir donné naissance à son premier enfant, a dû subir une hystérectomie qui a chamboulé son rêve d’une progéniture nombreuse.

J’ai eu un choriocarcinome, qui est un cancer du placenta. C’est quelque chose de rare. Ça a été détecté relativement tard. J’ai fait une hémorragie, et ils ont été obligés d’enlever l’utérus parce que sinon, j’allais mourir. J’avais encore mes ovaires, mais je n’avais plus d’utérus. Après, j’ai eu de la chimio pendant environ un an après la naissance de mon premier bébé. (Rachel, mère d’intention par GPA)

Atteinte d’un cancer l’ayant confiné à l’hôpital pour des traitements de chimiothérapie après la naissance de son enfant, Rachel n’a pas pu profiter des premiers moments avec son nouveau-né ni l’allaiter. En ayant recours à la gestation pour autrui, elle peut ainsi espérer avoir un deuxième enfant et avoir l’occasion, non pas de vivre la grossesse, mais plutôt la période postnatale. Son objectif n’est donc pas de fonder une famille, mais bien de pouvoir vivre pleinement une maternité qui lui a été dérobée par la maladie.