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Chapitre I. Problématique

2.5 Les expériences vécues

2.5.2 Porter un enfant pour autrui et compartimenter le corps

L’expérience psychosociale des femmes porteuses fait l’objet d’une attention particulière depuis de nombreuses années (Ciccarelli et Beckman, 2005; Pizitz, McCullaugh et Rabin, 2013; Ruiz-Robledillo et Moya-Albiol, 2016; van den Akker, 2007). Plusieurs méta- analyses et recensions des écrits ont d’ailleurs été publiées (Busby et Vun, 2010; Edelmann, 2004; Jacob-Wagner, 2018; Jadva, 2016; Söderström-Anttila, Wennerholm, Loft, Pinporg, Aittomäki, Romundstad et Bergh, 2016; van den Akker, 2017), permettant de dégager certains constats au regard de ce corpus de connaissances à la fois quantitatives et qualitatives qui gagne en robustesse. Outre les motivations des femmes, leur sentiment de filiation et d’attachement envers l’enfant, ainsi que leur santé mentale postpartum sont les thèmes les plus souvent abordés dans les recherches.

22 Bien que les situations de GPA impliquant des couples gais soient moins fréquentes que celles impliquant des couples hétérosexuels (Dar et al., 2015), ces cas de figure attirent pourtant vivement l’attention de la communauté scientifique. Plusieurs recherches ont été menées dans différents pays, par exemple au Canada (Côté et Sallafranque St-Louis, 2018; Fantus, 2017; Kashmeri, 2008), aux États- Unis (Bergman, Rubio, Green et Padrón, 2010; Murphy, 2013; Smietana, 2017a, 2018), en France (Gross, 2012; Gross et Mehl, 2011), en Italie (Carone, Lingiardi, Chirumbolo et Baiocco, 2018), en Australie (Riggs, 2016; Riggs, Due et Power, 2015), en Espagne (Smietana, 2017b) et en Grande- Bretagne (Golombok, Blake, Slutsky, Raffanello, Roman et Ehrhardt, 2018). Selon Golombok (2015) et Gross (2015), cet engouement pourrait s’expliquer par la visibilité croissante de la paternité gaie, mais aussi par l’intérêt scientifique que recèle l’homopaternité et ses déliaisons entre le désir d’enfant, la

Les femmes nord-américaines, européennes et israëliennes qui acceptent de porter un enfant pour autrui rapportent différentes motivations : être enceinte et vivre à nouveau la grossesse (Fisher, 2011), poser un geste noble et significatif (Ragoné, 1994), ressentir une grande fierté en permettant à un couple infertile ou infécond de devenir parents (Blyth, 1994; Fantus, 2017; Teman, 2010), repayer une « dette » contractée plus tôt dans sa vie (Jadoul, Gustin, Coman, Autin et Duret, 2016), apaiser une blessure (Hohman et Hagan, 2001; Kanefield, 1999), obtenir une compensation financière (Baslington, 2002; Kleinpeter et Hohman, 2000; Teman, 2010) ou encore, incarner un modèle d’abnégation pour ses propres enfants (Jadva, Murray, Lycett, MacCallum et Golombok, 2003). Ces motivations ne sont pas mutuellement exclusives, puisque les femmes porteuses évoquent souvent plus d’un motif pour expliquer leur implication dans le projet parental d’autrui (Jacob-Wagner, 2018).

Plusieurs études de terrain visant à documenter les expériences des femmes porteuses ont aussi été réalisées en Inde, dont les travaux précurseurs d’Amrita Pande (2014) réalisés dans le Gujarat, ainsi que ceux de Sharmila Rudrappa (2015) à Bangalore et de Daisy Deomampo (2013) à Mumbai dans l’État du Maharashtra. La principale motivation mentionnée par ces femmes est l’aspect financier. L’argent ainsi gagné est un gage d’amélioration du statut économique de leur famille, puisque la rémunération pour une grossesse pour autrui représente l’équivalent de cinq à huit ans de travail à temps plein. Pande (2014) estime que les femmes indiennes ne sont pas forcées par leur partenaire, puisque c’est souvent elles qui initient la discussion au sein du couple pour obtenir l’adhésion de leur mari, laquelle est obligatoire et exigée par les cliniques médicales lors de la signature du contrat. L’enquête menée par Rudrappa (2014) dans l’État de Karnataka montre pour sa part que certaines femmes optent pour la GPA afin d’éviter de travailler dans l’industrie textile, où les conditions de travail sont médiocres et où les violences sexuelles perpétrées par les hommes de l’entreprise sont monnaie courante. Porter un enfant pour autrui, en étant très bien rémunérée et en bénéficiant d’un suivi médical et nutritionnel autrement inaccessible, apparaîtrait comme une alternative intéressante sur le plan économique, voire une stratégie de survie pour certaines femmes.

Les femmes porteuses sont en général très satisfaites de leur expérience de GPA et en gardent même un excellent souvenir des années plus tard (Jadva, Imrie et Golombok, 2015), ce qui contraste avec le portrait dramatique dépeint parfois dans certains écrits théoriques. Les recherches empiriques témoignent surtout du lien relationnel noué entre les adultes, et de la fierté ressentie par les femmes porteuses d’avoir créé une famille (Jacob-Wagner, 2018; Jadva et al., 2003). Les insatisfactions découlent surtout du rapport entretenu entre les personnes impliquées dans l’entente, où la froideur de la relation, l’absence de reconnaissance ou le manque de confiance sont perçus négativement par la femme porteuse (Hohman et Hagan, 2001; Imrie et Jadva, 2014).

Le discours des femmes canadiennes, étasuniennes et britanniques engagées dans un processus de GPA est imprégné de la notion de « don de soi » (Fisher et Hoskins, 2013; Jacobson, 2016; Jadva, 2014; Ragoné, 1994; Berend, 2012), parfois associée à un « sens du devoir », comme c’est le cas chez les femmes israéliennes (Teman, 2010) ou les épouses de militaires (Ziff, 2017). Ces deux notions se distinguent résolument du « sacrifice » évoqué par les femmes porteuses indiennes rencontrées par Pande (2014) et Rudrappa (2015). De fait, porter un fœtus pendant neuf mois, vivre la douleur de l’accouchement pour ensuite remettre l’enfant à ses parents seraient considérés par ces femmes comme des épreuves envoyées par les dieux, en vertu des préceptes spirituels associés au sacrifice dans la tradition hindoue.

Plusieurs travaux ethnographiques rapportent que les femmes porteuses aménagent une place à l’entente de GPA dans leur vie en délimitant certains espaces, notamment sur le plan corporel et émotionnel. Les frontières ainsi tracées leur permettent d’identifier clairement les éléments affectés par le projet et de réguler les rapports avec les parents d’intention, tout en préservant leur autonomie ou leur intimité dans d’autres sphères d’activités (Goslinga-Roy, 2000). L’anthropologue Elly Teman (2010, p. 72), développe la notion de « cartographie corporelle » (body mapping) dans son ouvrage Birthing a Mother, soit un découpage psychique exercé par les femmes pour baliser les différentes facettes de leurs expériences : « The surrogate uses the body map to protect her personal space in the body, to limit the couple’s movement, to temper the couple’s efforts at policing her boundaries, and to refute their attempts at colonizing her entire body ». Selon Teman, la cartographie corporelle préserve la souveraineté des femmes

sur leur corps, puisqu’elles parviennent ainsi à aménager des espaces leur permettant de naviguer à travers les requêtes des parents d’intention, tout en respectant leurs propres limites. S’inspirant des études consacrées à la division sexuelle du travail et au travail du care, plusieurs anthropologues telles que Anindita Majumdar (2018) et Amrita Pande (2014), ainsi que la sociologue Anabel Stoeckel (2018), retiennent le terme « labeur » (labor) pour décrire le travail relationnel déployé par les femmes porteuses impliquées dans la GPA commerciale. L’analogie du « labeur », plus évocatrice en anglais qu’en français, implique que les femmes porteuses performent leur occupation de façon continue sans possibilité de s’absenter ou de prendre congé, contrairement à d’autres formes de travail qui requièrent un usage intense du corps. Utilisé entre autres par Berend (2016b), Jacobson (2016) et Ragoné (1994) dans leurs travaux sur la GPA aux États-Unis, l’expression « labeur d’amour » (labor of love) vise justement à souligner le rapport contractuel liant les parents d’intention et la femme porteuse, mais aussi, et surtout, l’investissement émotionnel et physique déployé par cette dernière pendant et après la grossesse.

Certaines femmes porteuses vont partager de façon quotidienne les aléas de la grossesse dans le but de ventiler leurs émotions, mais aussi pour les « décharger » entre les mains des mères d’intention. Les nausées, les maux de ventre, les douleurs au dos ou aux pieds sont autant de difficultés que les femmes enceintes leur expliqueront en détail au téléphone ou par texto. Teman (2009) interprète cette relation entre les deux femmes sous deux angles. D’abord, il s’agit d’une stratégie de compartimentation utilisée par les femmes porteuses pour circonscrire et identifier les effets indésirables de la grossesse, puis les communiquer à la mère d’intention. Ce reflet vise à alléger le poids de l’entente de GPA chez les femmes porteuses en le transmettant de manière émotionnelle et symbolique à la mère d’intention considérée comme responsable de leur état actuel. Ensuite, la même stratégie contribue aussi au mouvement de naturalisation. Soucieuses du bien-être de la femme qui porte leur enfant, les mères d’intention sont aux aguets des difficultés de santé potentielles et avérées et portent alors ce poids sur leurs épaules et leur conscience. Selon Teman (2009), l’effet combiné de ces deux retombées crée une relation synergique permettant à la femme porteuse de mettre à distance la maternité, et à la mère d’intention de l’incarner (embodying).

Les femmes porteuses rapportent ne pas ressentir d’attachement maternel particulier envers l’enfant qu’elles ont porté, que ce dernier ait été conçu avec leurs propres gamètes ou non (Jadva et Imrie, 2014a; Lamb, Jadva, Kadam et Golombok, 2018; van den Akker, 2003). En ce sens, elles ne se considèrent pas les mères des enfants qu’elles portent pour autrui (Lance, 2017; Ragoné, 1994; Teman et Berend, 2018), mais plutôt comme des nourrices ou des gardiennes. Pour certaines, le fait que l’embryon ne soit pas issu de leurs gamètes dans le cas de la GPA gestationnelle conforte leur conviction de « redonner » l’enfant à ses parents légitimes (Berend, 2010; Fisher, 2011; Jadva et Imrie, 2014a; van den Akker, 2005). Dans le cas des femmes porteuses indiennes, bien qu’elles ne soient pas liées génétiquement à l’enfant à naître, elles ont tout de même la conviction de contribuer biologiquement à sa création en « donnant un peu d’elle-même », notamment à travers le sang qui circule entre les deux corps pendant la grossesse (Pande, 2009).

Enfin, les femmes porteuses utilisent des métaphores pour décrire leur utérus en qualifiant leur ventre de « four à pain » ou de « machine à produire des bébés », un incubateur par exemple (Mehl, 2008; Ragoné, 1994; Teman, 2010). L’image d’une serre où s’enracinent et se développent les graines de vie est aussi évoquée par ces femmes pour décrire leur expérience de gestation pour autrui. Selon Teman (2010, p. 102), les femmes porteuses font preuve d’agentivité et de créativité à travers ces métaphores corporelles :

Fragmentation can be a tool for preventing the surrogate from feeling alienated from her body and from the technological process she participates in. Surrogates do fragment their body, objectify certain parts, and conceptualize the body as a visual text (body map) and as a machine (incubator, oven). Yet they do not necessarily feel that this is ‘done to’ them or that it has negative consequences.

L’anthropologue se distancie ainsi d’un certain discours féministe sur les procréations assistées qui considère cette stratégie comme une forme de déshumanisation ou de chosification du corps des femmes. Elle rejoint par le fait même la notion de « agency through objectification » de Thompson (2005, p. 178) selon laquelle les femmes concernées par les techniques de reproduction assistée prennent du pouvoir sur leur vie malgré les difficultés du processus procréatif et les procédures médicales invasives, c’est-à-dire en compartimentant volontairement certaines parties de leur corps pour atteindre leur objectif d’enfantement. Ce

détachement apparent ne signifie pas que les femmes porteuses sont en rupture totale ou qu’elles occultent leur grossesse, rappelle Malmanche (2014), puisque les femmes porteuses incluent les membres de leur propre famille tout au long de la gestation, notamment leurs enfants.