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Chapitre I. Problématique

2.5 Les expériences vécues

2.5.1 Naturaliser les maternités assistées

Les femmes infertiles vivent une gamme d’émotions face à l’échec de la conception : honte, culpabilité, stress, anxiété et solitude sont directement associés à leur expérience émotionnelle et affective de l’infertilité (Bermingham, 2011; Desrosiers, Lalande, deMontigny, Zeghiche et Polita, 2018; Péloquin et Lafontaine, 2010). Nombre d’études documentent le sentiment de deuil qui les habitent (Cailleau, 2005), soulignant ses effets délétères potentiels sur la dynamique conjugale (Onat et Beji, 2012). Près du quart des couples vivent en effet une détresse face au diagnostic (Greil, Slauson-Blevins et McQuillan, 2010; Verhaak, Lintsen, Evers et Braat, 2010), lequel serait interprété et vécu différemment selon le genre des partenaires (Becker, 2000; Mathieu, 2017; Rozée et Mazuy, 2012). L’anthropologue française Agnès Fine (2001, p. 67) affirme que les hommes la ressentent comme une forme d’impuissance, tandis que les femmes la vivent comme « un malheur affectant leur identité de femme » et une menace pour leur harmonie conjugale.

La « faille identitaire » identifiée par l’anthropologue pourrait expliquer selon elle la détermination des femmes à supporter les contraintes et les douleurs induites par les traitements médicaux, et ce, qu’elles soient ou non la « cause » de l’infertilité du couple. Face à ces difficultés, certains couples infertiles se tournent vers la procréation médicalement assistée pour pallier leur infertilité et concrétiser leur désir d’enfant (Châteauneuf, 2011b; Shayestefar et Abedi, 2017). À cela, Deech et Smajdor, (2007, p. 87) ajoutent que se sont surtout les femmes qui reçoivent le blâme de la conception non advenue et vivent le cas échéant avec le stigma du recours à ces techniques : « Even though both men and women may suffer from infertility or

wish to create their families using reproductive technologies, it is women who bear the risks and burdens of treatments, and who will usually bear the blame and carry the stigma when treatment is deemed unnatural or unethical ». La sociologue Laurence Tain (2009) et l’anthropologue Gay Becker (2000) en arrivent aux mêmes conclusions dans leurs travaux sur la médicalisation de l’infertilité en France et aux États-Unis.

Les mères d’intention ont alors recours à différents moyens pour humaniser l’ingénierie et la technicité des procédures médicales perçues comme contraire à une maternité « authentique » qui leur échappe (Kirkman, 2008; Thompson, 2005). La psychologue belge Françoise Cailleau (2013, p. 152) analyse cette expérience au prisme de cinq logiques de la filiation (culturelle, corporelle, symbolique, relationnelle et psychique) qui, dans un rapport dialogique, permet de « conceptualiser les pratiques parentales dans laquelle s’opère la transition d’une mère à l’autre ». Dans la foulée de son étude ethnographique au sein de cliniques de fertilité californiennes, la chercheuse Charis Thompson (2001) propose pour sa part le concept de « naturalisation stratégique » (strategic naturalizing) pour référer aux stratégies discursives déployées par ces femmes pour légitimer leur maternité dans l’univers de la parenté. Ce mouvement de naturalisation se situe également dans le registre de l’agir, puisqu’il a pour but de consolider la place de la mère d’intention en la réaffirmant par des actions concrètes : l’appariement des gamètes, la prise en charge des suivis médicaux, les rituels de grossesse et l’allaitement en sont des exemples, chacun étant résumé ici à l’aide de travaux pertinents.

En assumant la gestation grâce au don d’ovules, les femmes privées de leurs fonctions ovocytaires conduisent la grossesse à terme et mettent elles-mêmes au monde leur enfant. La plupart ne se considèrent pas stériles, mais seulement infécondes (Pulman, 2010). « [Leur] participation corporelle à l’enfantement contrebalance [leur] incapacité à féconder », résume Mehl (2011, p. 29). Elles sont toutefois soucieuses de préserver la « vraisemblance familiale » et consolider l’appartenance de l’enfant à leur lignée. Certaines caractéristiques physiques telle la couleur de la peau, des cheveux et des yeux, de même que la taille et la corpulence sont alors retenues chez la donneuse pour que l’enfant à naître leur ressemble le plus possible (Fortier, 2009). Ce sont aussi des éléments considérés par les cliniques de fertilité pour l’appariement phénotypique entre la donneuse et la receveuse (Homanen, 2018). Bien que cette préoccupation

d’appariement soit plus prégnante dans le discours des hommes infertiles selon Almeling (2014), elle serait aussi mise de l’avant par les futures mères afin d’atténuer les différences morphologiques entre elles et leur enfant, mais aussi pour écarter le « soupçon d’adultère » (Collard et Zonabend, 2013, p. 45). En effet, si la grossesse atteste publiquement de la maternité de la femme stérile, la dissemblance physique de l’enfant vient paradoxalement semer le doute quant au lien génétique du père, dont la filiation biologique demeure présumée.

Dans le but d’affirmer leur statut maternel, les mères d’intention impliquées dans une entente de GPA déploient quant à elles une énergie considérable pour orchestrer l’entente de procréation assistée par autrui et en assurer le suivi. Les travaux empiriques réalisés en Europe, en Amérique du Nord et en Israël montrent tous qu’en s’impliquant tout au long du processus prénatal, les futures mères nourrissent la conviction de contribuer à la venue au monde de leur enfant (Courduriès, 2018b; Malmanche, 2014; Ragoné, 1996; Teman, 2010). Par leur présence soutenue auprès de la femme porteuse lors des rendez-vous médicaux, elles vivent par procuration les aléas de la grossesse en tant que participantes actives, plutôt que simples observatrices extérieures. Cet investissement dans le processus d’enfantement les amène à développer une relation privilégiée et exclusive avec la femme porteuse (Malmanche, 2014; Teman, 2018b), qui se traduit souvent par une proximité physique entre les deux femmes et, conséquemment, un rôle plus effacé de la part du père. En effet, comme l’observe Françoise Cailleau (2013, p. 27) : « La force centripète réduit progressivement le cercle relationnel aux échanges entre les deux femmes avec comme conséquence de déplacer progressivement les pères d’intention en position périphérique », une « mise en périphérie » du père d’intention relevée aussi par Malmanche (2014) dans sa recherche sur l’expérience de GPA transnationale vécue par des couples français.

Différents rituels typiquement associés au rôle maternel et culturellement connotés sont réalisés par ces mères, tant par un souci de conformité à l’expérience conventionnelle de la maternité que le souhait de s’en approcher le plus possible (Cailleau, 2016; Ivry et Teman, 2017). La préparation d’un livre de naissance et l’achat de vêtements et de produits pour la grossesse en sont des exemples. Certaines femmes rencontrées par Teman (2010) vont même jusqu’à prendre du poids pour simuler les transformations du corps après un accouchement,

renvoyant ainsi une image plus vraisemblable d’une mère avec son nouveau-né. Au moment de l’accouchement, elles sont souvent aux côtés de la femme porteuse pour accueillir leur enfant la première, et rompre le cordon ombilical. Memmi (2014, p. 210) y voit différents moyens pour incarner la maternité :

Avant la naissance (accompagner la mère porteuse aux visites médicales et aux échographies, écouter le bébé in utero), pendant (participer à l’accouchement de manière active) et après (couper le cordon ombilical), les mères d’intention font tout ce qui est préconisé depuis trente ans aux « bons » pères. Mais, signe des temps, l’imitation ne vise plus ici à introduire un peu d’égalité entre hommes et femmes dans la charge de la procréation, mais à naturaliser la mère d’intention.

À l’instar d’autres femmes n’ayant pas porté leur enfant telles les mères adoptives (Gribble, 2006; Szucs, Axline et Rosenman, 2010), lesbiennes (Zizzo, 2009) ou trans (Reisman et Goldstein, 2018), les mères d’intention qui ont recours à la GPA peuvent stimuler la lactation pour être en mesure d’allaiter elles-mêmes leur nouveau-né (Zingler et al., 2017). La production de lait maternel est rendue possible grâce à la stimulation des glandes mammaires et la production de prolactine et d’ocytocine chez la femme, à travers une combinaison de techniques, de prise de médicaments et de dispositifs d’aide à la lactation déployée quelques mois avant la naissance. L’allaitement est alors entretenu par la tétée du nourrisson. Selon Geneviève Delaisi de Parseval et Chantal Collard (2007), la popularité croissante de cette pratique au Canada et aux États-Unis montre que l’allaitement est perçu comme un moyen charnel privilégié pour la création et la consolidation du lien parent-enfant, en plus d’être fortement accolé à la spécificité maternelle.

Ces expériences vécues par les mères d’intention contrastent en partie avec celles rapportées par les couples d’hommes qui se tournent vers la GPA pour accéder à la paternité (Norton, Hudson et Culley, 2013), lesquelles ont fait l’objet de plusieurs publications au cours

des dix dernières années22. Contrairement à la trajectoire des mères hétérosexuelles, celle des

pères gais qui choisissent ce contexte d’accès pour fonder une famille n’est pas associée à l’infertilité, mais bien à un parcours procréatif qui déroge aux normes hétéronormatives de la famille et aux normes de genre quant à l’exercice de la parentalité (Blake, Carone, Raffanello, Slutsky, Ehrhardt et Golombok, 2017). La préoccupation d’appariement génétique est relevée dans les recherches (Dempsey, 2013), de même que l’implication du couple auprès de la femme porteuse pendant le processus. Cette dernière fait d’ailleurs souvent partie de l’histoire familiale (Carone, et al., 2018; Côté et Sallafranque St-Louis, 2018; Gross, 2018).