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Chapitre III. Cadre conceptuel

3.2 D’une maternité fragmentée à un déploiement de composantes plurielles

Les dissociations introduites par les luttes féministes et les changements sociaux ont créé une brèche ayant permis la fragmentation de la maternité aux tournants des années 1980 avec l’avènement de la fécondation in vitro. Ce phénomène varie sur le plan dénominatif dans les écrits : « clivage », « déliaison », « diffraction », « division », « morcellement », « séparation » ou encore « scission » (Cailleau, 2013; Delaisi de Parseval et Collard, 2007; Mehl, 2011; Neyrand, 2004; Pulman, 2010; Sarthou-Lajus, 2010). Dans tous les cas, la résultante est le même : la gestation pour autrui et le don d’ovules font apparaître les trois composantes de la maternité que sont l’intention, la génétique et la gestation, chacune pouvant s’incarner dans une femme différente. Selon Malmanche (2014, p. 101), ces dernières sont reliées aux autres par un même pilier, le projet parental, et pivotent « autour d’un axe commun et unique : l’enfant à venir ». Il s’agit donc d’une « unique action complexe à plusieurs partenaires » (Théry, 2010, p. 128). Comme le rappelle le bioéthicien belge Laurent Ravez (2013, p. 124) :

L’enfant naît et grandit au sein d’une constellation procréative où divers acteurs interviennent. Les maternités pour autrui nous aident à le comprendre. En effet, ces nouvelles pratiques procréatives mettent en lumière, comme ont commencé à le faire il y a de nombreuses années déjà les autres techniques de procréation médicalement assistées, une filiation humaine mêlant les dimensions biologique, psychologique et sociale.

Dans les prochaines sections, j’offre une synthèse de chaque composante, mettant en lumière les représentations et les symboles qui s’y rattachent. L’ordre de présentation ne cautionne pas une quelconque hiérarchie entre elles. J’ai plutôt choisi de les présenter au fil de la chronologie du parcours procréatif des femmes concernées, c’est-à-dire la formulation du projet parental (intention) comme prémisse, puis l’apport des gamètes féminins (génétique) pour la fécondation et, enfin, la grossesse et l’accouchement (gestation) menant à la naissance du nouveau-né. Ce processus n’est pas linéaire, mais bien cyclique, puisque la composante de départ, l’intention, le complète par la prise en charge des soins et de l’éducation de l’enfant après sa venue au monde.

3.2.1 L’intention et la formulation du projet parental

La composante intentionnelle met en lumière l’aspect décisionnel menant à la maternité : « On ne naît pas parent, on le devient » soutient Neyrand (2004, p. 36), paraphrasant Simone de Beauvoir. Déconnectée des composantes biologiques, la maternité intentionnelle est souvent qualifiée de « sociale ». Or, comme le précise la sociologue Virginie Descoutures (2006), toutes les parentalités s’inscrivent dans l’espace public et sont par définition infiniment sociales, que la mère soit génitrice ou non de son enfant. Neyrand (2001, p. 42) rappelle qu’« il ne suffit pas d’être géniteur pour être parent alors que l’on peut être parent sans être géniteur ». En confinant la maternité à la vision étriquée de la dichotomie biologique/sociale, on fait aussi l’impasse sur la caractéristique première des maternités assistées, soit la formulation du projet parental porté par une personne célibataire ou un couple. Comme le souligne Charis Thompson (2005) dans son livre Making Parents, les techniques de reproduction assistée visent surtout à créer des parents, plutôt qu’à faire des enfants.

Le projet parental comme nouveau fondement de la filiation est un principe défendu par Marcela Iacub (2004) dans son livre L’empire du ventre, où elle fait l’apologie du corps féminin comme outil permettant l’accès à la maternité pour d’autres femmes. Elle estime d’ailleurs que la GPA offre la possibilité de rendre la maternité sans « fraude », en l’affranchissant enfin des considérations charnelles liées à l’accouchement, ou de ce qu’elle qualifie de « sacralisation du ventre maternel ». Selon la juriste (Iacub, 2004, p. 256-257), les techniques de reproduction

assistée redéfinissent la maternité en séparant les deux principes corporels que sont les ovules et la grossesse, et en liant la mère et l’enfant par une relation purement morale basée sur l’intention :

Or, rien n’est plus contraire à cette mystique de la grossesse que de mettre à l’origine de la maternité non pas ces forces psychiques qui s’affrontent entre le placenta et le cordon ombilical, mais une décision, prise par un être en peine possession de ses moyens, de faire venir au monde un enfant, quitte pour cela à en passer par le ventre d’une autre femme.

Le désir d’être mère et « de faire venir au monde un enfant » transige, selon Serge Stoléru, par un processus de « maternalisation » chez la femme ayant recours aux techniques de reproduction assistée, ce que le psychiatre définit comme étant « l’ensemble organisé de ses représentations mentales, de ses affects, de ses désirs, et de ses comportements en relation avec son enfant, que celui-ci soit à l’état de projet, attendu au cours de la grossesse, ou déjà né » (Stoléru, 2000, p. 491). Découlant de la parentalité, le concept de « maternalité » est ainsi associé à une maternité dite « psychique ou psychologique », où le sentiment de filiation de la mère d’intention se construit pendant le processus procréatif et se déploie lorsque le projet tire à sa fin, c’est-à-dire après la naissance de l’enfant. Il s’agit donc d’une relation affective nourrie par l’engagement personnel de la mère d’intention, et consolidée par l’établissement d’une filiation lorsque le cadre juridique permet une telle procédure légale (Cailleau, 2016).

Dans ses travaux précurseurs sur la GPA aux États-Unis, l’anthropologue Helena Ragoné (1994) conceptualise la maternité intentionnelle par le symbole du « cœur » de la femme qui formule le projet parental, d’où le titre de son ouvrage pionnier sur la question Surrogate Motherhood. Conception in the Heart. Cette référence à l’organe comme sources des sentiments maternels chez les mères d’intention est aussi mentionnée par les femmes rencontrées par Teman (2010) et Jacobson (2016). Elles ne l’associent toutefois pas à la transmission du sang comme substance matérielle de la parenté, mais bien au cœur émotionnel – le désir d’enfant – comme socle symbolique de l’identité maternelle.

3.2.2 La génétique et la transmission des gènes

La composante génétique de la maternité s’incarne dans l’image traditionnelle de la substance matérielle, comme l’illustrent les expressions « être de même sang » et « avoir les mêmes gènes » (Déchaux, 2014). L’apport des gamètes féminins évoque la transmission du patrimoine génétique et l’hérédité. Dans le cas des procréations assistées, les gènes sont associés aux ressemblances physiques, à la continuité des lignées et à l’inscription dans la généalogie, surtout lorsque les gamètes proviennent des deux parents d’intention, étant donné l’importance accordée à la contribution égale du matériel génétique du père et de la mère dans la représentation généalogique de la parenté.

Selon Delaisi de Parseval et Collard (2007), cette transformation s’inscrit dans un changement de polarité, passant de la consanguinité vers la génétique. La philosophe Sylviane Agacinski (2009, p. 83) estime quant à elle que « l’idée de la mère génétique s’est imposée en raison d’une survalorisation du rôle des gènes, mais aussi de l’assimilation des rôles masculin et féminin : la ‘mère génétique’ joue en effet un rôle séminal identique à celui du père ». Ce déplacement peut aussi être en partie attribuable au fait que les techniques de reproduction rendent désormais visibles les gamètes féminins (tout comme les gamètes mâles), leur aménageant une place nouvelle dans le discours sur la maternité (Daudelin, 2002). Ce « processus d’externalisation » concerne la séquence de fécondation réalisée historiquement à l’intérieur du corps maternel (Cardi et Quagliariello, 2016, p. 175).

Alors que le don de sperme a été institutionnalisé par la création des banques de sperme, son équivalent, le don d’ovules, demeure toutefois une pratique médicale d’exception. Si dans un cas la séparation entre le géniteur et le père d’intention est légitimée, une situation analogue mettant en scène les trois figures maternelles est difficile à imaginer (Tain, 2004). Le discours bioéthique témoigne d’un malaise, voire d’une certaine anxiété à propos de l’impossibilité de maintenir l’unicité maternelle (Mehl, 2011). À ce propos, Melhuus (2009) et Bühler (2014) font référence à l’inviolabilité de la maternité et le respect de l’ordre naturel pour expliquer l’interdiction du don d’ovocytes en Norvège et en Suisse respectivement, mais aussi ailleurs dans le monde. Citant un rapport du ministère de la Santé de son pays, Melhuus (2009, p. 18)

montre que le législateur attribue à cette technique une dimension de « désordre reproductif », c’est-à-dire la séparation qu’elle induit entre les maternités :

Contrairement au don de sperme, le don d’ovules crée une situation distincte de la reproduction naturelle. L’insémination avec donneur n’établit pas de rupture fondamentale par rapport au processus de reproduction naturelle. En effet, que la conception ait lieu artificiellement ou naturellement, le sperme est quelque chose qui vient de l’extérieur […]. Dans la reproduction naturelle en revanche, l’utérus et l’ovule forment une unité naturelle. La conception, la grossesse et la naissance constituent un processus unifié qui a lieu dans le corps de la femme. Or, avec le don d’ovocytes, cette unité est brisée […] le don d’ovocytes fractionne la maternité physique.

La composante génétique concerne la fabrication du fœtus et, en cela, elle n’est ni la filiation ni la parentalité. Selon Déchaux (2014, p. 323), les gènes ne sont toutefois pas qu’un « socle matériel biogénétique », mais aussi le vecteur symbolique de l’identité narrative de la personne. La question des origines est ainsi posée avec acuité, de même que la portée relationnelle du matériau corporel comme désignation des connexions familiales. La transmission de l’hérédité en illustre une autre facette, puisque le don d’ovules s’inscrit dans une temporalité qui dépasse la vie de la donneuse elle-même et implique plusieurs générations (Delaisi de Parseval et Collard, 2007).

3.2.3 La gestation et le corps enceint

« La mère est la femme qui accouche » est une affirmation bien enracinée dans les représentations occidentales de la maternité. Instituée par le droit, la maternité se définit dès la naissance par le ventre de la femme qui porte et accouche de l’enfant (Bureau et Guilhermont, 2010; Iacub, 2004). La composante gestationnelle de la maternité ne concerne pas uniquement la formation du fœtus, mais aussi l’ensemble des considérations entourant la grossesse telles les sensations du fœtus qui bouge dans le ventre, les nausées, les modifications du corps enceint, les douleurs et les joies de l’accouchement, etc. Comme le remarque Thompson (2005, p. 149- 150), elle fait partie intégrante de la dimension biologique :

It is not unreasonable to accord the gestating mother a biological claim to motherhood. Indeed, some have suggested that shared substance is a much more intimate biological connection than shared genetics and is more uniquely characteristic of motherhood, as genes are shared between many different kinds of relations.

Comme le rappelle Neyrand (2004, p. 36), le don d’ovules d’une femme féconde à une femme stérile a permis « la scission pratique de la maternité biologique en produisant deux ‘mères’ : celle qui fournit l’ovule et les gènes et celle qui porte et accouche de l’enfant ». Malgré le principe de symétrie qui voudrait que l’on confère à la génétique un ascendant certain sur la maternité (comme c’est le cas pour la paternité), les expériences de la grossesse et de l’accouchement préviennent, selon Dhavernas Lévy (2001, p. 100), « l’oubli de la spécificité maternelle ». En ce sens, Sylviane Agacinski (2009, p. 83) réitère une cristallisation de la maternité par le ventre, selon une perspective féministe différentialiste qui valorise la différence des sexes et la spécificité de la « nature » féminine :

Je ne crois pas que la maternité se laisse ainsi disperser et disséminer sans perdre sa nature propre. […] La mère qui porte l’enfant assume en revanche un rôle spécifiquement féminin, puisque par la gestation (ou prégnation), elle assure la formation de l’enfant. C’est son corps qui en réalise la production charnelle sans laquelle l’embryon n’est qu’un amas de cellules, et qui permet sa naissance. […] Ainsi, que la « gestatrice » soit ou non la mère génétique de l’enfant qu’elle porte, elle en est bel et bien la mère, et l’on peut parler de « maternité pour autrui ».

Outre l’aspect biologique, le corps enceint recèle une portée symbolique profondément enracinée dans notre société, où les identités de femme et de mère sont intimement liées. Comme le souligne l’anthropologue Anne Cadoret (2001, p. 82) : « c’est le fait de porter un enfant qui fabrique la mère; c’est encore le corps, le corps enceint, qui marque la maternité. […] être femme, c’est être mère; une femme qui accouche peut toujours être dite mère puisqu’elle a participé ‘naturellement’ à la fabrication de l’enfant. Être pleinement femme, c’est accoucher ».