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9.2. Les trajectoires de l’eutrophisation dans les politiques publiques et en tant que problème

9.2.2. Activités de cadrage et construction des problèmes publics

9.2.2.2. Les verrous socio-techniques

De tels travaux expliquent en partie pourquoi on observe un certain temps de latence avant que la solution envisagée ne corresponde pleinement au problème tel qu’il a été cadré. Cela s’explique à la fois par la stabilité des acteurs dominants dans un système de décision donné et par le fait qu’une fois une solution technologique adoptée, elle a un cycle de vie relativement long. En effet, dans le cas des stations de traitement par exemple, les investissements colossaux que cela implique doivent

nécessairement être rentabilisés. On ne change donc pas facilement de solutions, surtout lorsque celles- ci sont techniques et supposent un investissement relativement important.

Ce sont ces verrous socio-techniques que deux publications consacrées à l’émission des nutriments aux Etats-Unis dans les années 1970 permettent d’éclairer sous deux angles complémentaires. Le premier est celui des pratiques de fertilisation des particuliers, le second celui des pratiques des industries productrices de détergents.

K. Whitney (2010) retrace l’histoire de la fabrique des pelouses aux Etats-Unis, qu’il conçoit comme des institutions socio-techniques. Cette perspective aide à prendre la mesure de l’importance de cette entité dans la culture américaine, et à expliquer la persistance de ce paysage de pelouses vertes impeccablement entretenues (« lawnscape ») en dépit de l’impact environnemental qui lui est attribué. Ce type de pelouses est la pierre angulaire des paysages nord-américains depuis la fin de la Seconde guerre mondiale : il a accompagné la croissance exponentielle des banlieues résidentielles aux Etats- Unis. L’auteur tisse l’histoire entremêlée dans l’après-guerre de la construction de la banlieue américaine, de l’expansion du « lawnscape » et de la montée en puissance de l’expertise autour de cet objet à travers l’étude des supports publicitaires en direction du grand public, des bulletins des stations d’expérimentation agricole et des revues professionnelles des années 1960. Il montre la manière dont les « jardiniers du dimanche » aux Etats-Unis ont été convaincus de la nécessité de produire une « pelouse moderne » à l’aide de la chimie et notamment des fertilisants azotés synthétiques pour satisfaire à des canons esthétiques standardisés à l’échelle du pays : une pelouse qui ressemble à un terrain de golf. Whitney décrit ainsi ce « lawnscape » comme un idéal auquel tout citoyen modèle devait se conformer : le « lawnscape » était le symbole d’un mode de vie éthique, respectueux des valeurs familiales, du travail et de la propriété. L’auteur montre en même temps comment la promotion de cet idéal est inséparable de la montée en puissance de l’industrie de la fertilisation chimique aux Etats-Unis. Au début des années 1900, cette industrie comptait une myriade de compagnies proposant diverses formules de fertilisants naturels. En 1950, ces sources organiques ne comptaient plus que pour 4% de l’azote vendu par cette industrie qui s’était convertie à l’ammoniac synthétique issus des énergies fossiles. Dans la période d’après-guerre, la production de fertilisants était déficitaire par rapport aux besoins de l’agriculture, ce qui causait des inquiétudes dans les cercles gouvernementaux préoccupés par l’augmentation de la population et une production alimentaire qui avait peine à suivre. Le gouvernement fédéral décida donc de soutenir cet effort en s’investissant lui-même dans la production. Très vite, cette croissance dans la production rattrapa la demande agricole puis la dépassa : les surplus pour les industriels de la fertilisation devaient être écoulés, et de nouveaux marchés devaient être trouvés. Le « lawsncape » apporta une contribution décisive sur ce plan. En créant cette image standardisée de la pelouse à travers le pays, ce modèle a aussi fonctionné comme un marqueur de l’identité américaine, dans sa version résidentielle. La pelouse dans l’Amérique d’après-guerre symbolisait le progrès et la technologie incarnée par les fertilisants chimiques était le moyen pour parvenir à cette fin. La classe moyenne américaine a largement adhéré à cet idéal, d’où les difficultés à réformer cette institution. Whitney parle de la manière dont la critique des défenseurs des fertilisants organiques (compost et autres) fut désamorcée dans les médias des années 1940-1950 : les fertilisants organiques étaient certes une voie plus sûre pour les gens peu informés ou négligents mais les fertilisants chimiques ne devaient pas être considérés comme un danger pour les jardiniers avertis que valorisait alors la société américaine. De même, quand les premiers effets de l’excès d’azote chimique devinrent visibles au milieu des années 1950, notamment au niveau du lac Chautauqua, un lac de 5300 ha situé dans l’état de New-York. Les scientifiques dressèrent un constat sans appel du lien entre l’eutrophisation du lac et le lessivage urbain en provenance des pelouses sur-fertilisées. En raison du statut privilégié dont jouissait l’industrie de fertilisants chimiques dans l’imaginaire collectif, cet acteur n’est pourtant pas apparu tout de suite comme devant faire partie de l’équation du problème. Au contraire, ce problème de pollution par eutrophisation du lac fut d’abord présenté comme une nouvelle opportunité à saisir pour l’industrie chimique : pour contrôler la production algale provoquée par un excès de fertilisants, on recommandait de compléter la fertilisation chimique par l’usage de produits

phytosanitaires… La solution au problème ne pouvait être pensée qu’au sein du paradigme dominant de la chimie.

La seconde étude, émanant également d’un historien des sciences et des techniques américain, porte sur l’étude du rôle de l’industrie des détergents et des lessives dans la prise en charge de la pollution des Grands Lacs entre 1965 et 1972 (Kehoe, 1992). Au milieu des années 1960, les grands lacs américains firent l’objet d’efforts concertés pour restaurer la qualité de l’eau. A l’époque, les autorités gouvernementales s’intéressaient surtout aux pollutions causées par les rejets directs d’effluents des usines se trouvant dans le voisinage des grands lacs. Depuis 1945, la coopération entre groupes d’intérêts privés et gouvernement du niveau local au niveau fédéral était très commune. Agences gouvernementales et entreprises privées négociaient sur un mode volontaire différentes politiques publiques qui les touchaient. Dans la seconde moitié des années 1960 cependant, la société civile a commencé à tenir en suspicion ces consultations régulières et ces liens privilégiés entre entreprises et autorités publiques. Pour beaucoup de militants environnementalistes ou de représentants de l’administration, on ne pouvait lutter efficacement contre la pollution de ces ressources nationales qu’en imposant des restrictions sur la vente et l’utilisation d’un produit de grande consommation: les produits détergents contenus dans les lessives à usage domestique. Avant de se résigner à réduire les quantités de phosphates dans les lessives, les industriels du secteur ont vigoureusement contesté tout lien entre la pollution des lacs et les phosphates dans leurs lessives. Les industriels de la lessive mobilisèrent les travaux de plusieurs chercheurs (dont certains financés par le secteur) contestant un lien entre phosphate et production algale excessive. L’absence de consensus scientifique sur le lien entre l’utilisation de détergent et la pollution de l’eau des grands lacs compliqua fortement le processus de décision publique en la matière. La controverse qui s’ensuivit va ouvrir une nouvelle ère dans les relations gouvernement-entreprises. Cette controverse va en effet éprouver les limites d’un modèle corporatiste de politiques publiques au sein du système fédéral. Ce modèle corporatiste va freiner la prise en charge publique du problème au niveau fédéral, du fait des réticences du secteur industriel à agir. L’auteur conclut que les gouvernements au niveau des Etats se sont montrés plus prompts à imposer des restrictions aux grandes firmes dans la composition de leurs produits ménagers que l’échelon national. En fait, si les grandes compagnies du secteur de la lessive étaient particulièrement influentes au niveau du gouvernement fédéral, elles ne jouissaient pas des mêmes relais au sein des administrations de chaque Etat, de chaque comté ou de chaque ville proches des grands lacs où ces industries ne comptaient pas parmi les gros employeurs de la zone.

Ces deux études incitent à analyser les verrouillages socio-techniques comme résultant à la fois de phénomènes de dépendance au sentier13 et de stratégies d’acteurs dominants : la pollution

nutrimentielle dans les Grands Lacs se développe sur fond d’élévation du niveau de vie et d’accès du plus grand nombre aux produits de grande consommation issus de l’industrie chimique, accès par ailleurs soutenu par un discours valorisant la modernité et les valeurs du consommateur-citoyen. Dans les années 1960, le gouvernement fédéral a commencé à s’intéresser aux conséquences environnementales de l’usage massif de produits chimiques, fertilisants et pesticides en particulier. Si les industriels du secteur concédaient des effets nocifs pour les pesticides, ils réfutaient l’image négative des fertilisants azotés. Selon eux, il fallait choisir entre l’eutrophisation et une production alimentaire en baisse si une interdiction d’utilisation d’engrais azotés dans le secteur agricole était décidée. En dépit de la prise de conscience de l’importance des pollutions diffuses, la régulation des pollutions aquatiques dans les années 1960 et 1970, ne pouvait être pensée qu’en termes de pollutions ponctuelles, pour des raisons à la fois techniques et politiques. Il n’existait pas pour les pollutions diffuses de solution technique toute trouvée comme pour les pollutions ponctuelles (contrôle des rejets des stations d’épuration par exemple) et sans pouvoir tracer précisément l’origine des pollutions, les cibles de l’action publique demeuraient floues : fallait-il réguler les industriels producteurs de fertilisants azotés

13 Transposée par P. Pierson de l’économie à la science politique, la notion de dépendance au sentier (path dependency) désigne une configuration dans laquelle « les modèles de mobilisation politique, les règles du jeu institutionnel et même les façons de voir le monde politique vont souvent auto-générer des dynamiques auto-renforçantes » (Pierson, 1994). Elle rend ainsi compte du poids des décisions passées et de l’histoire dans les décisions futures.

ou les utilisateurs de ces produits tels que les jardiniers occasionnels ? Aussi ce sont les approches volontaires focalisant sur les meilleures pratiques ou les programmes de sensibilisation aux effets néfastes des fertilisants qui sont privilégiés.

Il faut relever ici que les études qui se consacrent à l’analyse des mécanismes de verrouillage mettent systématiquement en avant le rôle fondamental de l’industrie, celles qui réussissent à étudier de l’intérieur ces acteurs sont très peu nombreuses et, bien souvent, les publications ne s’appuient pas sur des données aussi fines pour analyser leur fonctionnement que celles qui leur servent à analyser par exemple, les mouvements environnementalistes ou les institutions publiques. Cette asymétrie se traduit, en sciences sociales, par une différence dans les méthodes de travail qui servent à analyser les logiques et les comportements d’acteurs.

La même difficulté s’observe sur la période plus contemporaine, période au cours de laquelle de nombreuses analyses sur les verrouillages socio-techniques affectant le secteur de l’agro-alimentaire ont été produites, y compris par les chercheurs français. La recension de ces travaux excède largement le champ couvert par cette expertise et a en partie été réalisée dans le cadre d’expertises antérieures centrées sur les problématiques agricoles (voir, notamment, l’expertise collective « Elevage et azote » : Peyraud et al., 2014). Schott et Billen (2012) en proposent une lecture schématique qui est néanmoins utile à considérer, étant donné le poids des pollutions diffuses d’origine agricole dans les processus contemporains d’eutrophisation des milieux aquatiques en Europe de l’Ouest : dans les systèmes de production intensifs en intrants, les pressions sur l’environnement sont associées à une perte d’autonomie et à une fragilisation des exploitants agricoles (Figure 9.11).

Figure 9.11 - Les mécanismes aboutissant au verrouillage du système technique de l’agriculture industrielle. Source : Schott et Billen, 2012.

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