• Aucun résultat trouvé

Les effets de cadrage du problème produits par différents modes de connaissance

9.2. Les trajectoires de l’eutrophisation dans les politiques publiques et en tant que problème

9.2.2. Activités de cadrage et construction des problèmes publics

9.2.2.1. Les effets de cadrage du problème produits par différents modes de connaissance

Dans un article consacré à la gestion des pollutions dans les zones estuariennes de Caroline du Nord (Etats-Unis), A.Freitag (2014) souligne l’intérêt de se pencher sur la définition des problèmes à l’agenda, d’envisager toute leur complexité plutôt que de les considérer comme des évidences. Elle propose ensuite d’explorer le lien entre différentes formes de savoirs et la définition du problème qui y est associée. Elle avance que ces modes différenciés de savoir changent la perspective que les détenteurs de ces savoirs ont des problèmes de qualité de l’eau en jeu. Elle compare ainsi les savoirs basés sur l’expérience d’une communauté de pêcheurs, avec ceux académiques issus de la communauté scientifique et enfin le savoir qu’elle qualifie de « politique » des gestionnaires. L’auteure s’intéresse au contexte dans lequel ces différents modes de savoirs sont ancrés. Elle met en évidence une manière différente de cadrer les questions de qualité de l’eau entre ces trois formes de savoirs, qui ont pour effet de pointer différentes responsabilités et d’esquisser différentes solutions potentielles au problème. Elle souligne enfin, en retour, l’influence des cadrages définitionnels du problème sur les savoirs, et en particulier sur les indicateurs produits pour mesurer la qualité de l’eau.

Ce phénomène invite à analyser l’espace de la conceptualisation des problèmes écologiques, en tant que problèmes publics, à l’aune des formes de connaissance les plus centrales et les plus légitimes dans l’espace public. Dans leur analyse de la prise en charge des pollutions aquatiques en Suède au cours du XXème siècle, Löwgren et al. (1989) mettent plus particulièrement en évidence ces effets de cadrage au sein des disciplines académiques elles-mêmes, soulignant la relation étroite entre interprétation disciplinaire d’un problème et définition de ce problème environnemental au sein de l’action publique (Figure 9.10). En d’autres termes, chaque discipline possède ses biais de conceptualisation et ses angles

morts. Elle fournit un cadre interprétatif spécifique qui permet de penser les causes et les effets d’un problème environnemental en certains termes plutôt que d’autres. Les auteurs illustrent leur propos en montrant comment au sein des sciences biophysiques, la montée en puissance de l’écologie comme discipline scientifique a élargi la conception du phénomène des pollutions par les limnologues, passée d’un problème de protection contre les pollutions aquatiques à un problème de gestion de l’eau. Tout au long de la « carrière » du problème de pollutions de l’eau, les opinions de deux types d’acteurs ont été particulièrement influentes dans le cadrage des problèmes de pollution de l’eau : celle des techniciens sanitaires aux prises avec la réalité concrète des problèmes et les chercheurs en sciences naturelles s’intéressant aux aspects plus théoriques des pollutions. Leurs points de vue d’experts sur l’origine, l’étendue et l’ampleur des changements affectant la qualité de l’eau ont grandement influencé le processus de décision publique. Si les experts techniciens ont surtout dominé dans les années 1930 et 1940, ils ont été surclassés par les chercheurs en sciences biophysiques à partir des années 1950. C’est également pendant cette période que l’on constate un changement significatif de vocable, des notions d’ « émissions » (dans les années 1930 ou 1950) à celle d’ « immiscions » (relatives au milieu) dans les années 1960.

Figure 9.10 : Focales sociétales, conceptualisation des problèmes de pollution de l’eau et mesures d’abattement prises entre 1910 et 1990 en Suède. Source : Löwgren et al., 1989.

Ces auteurs ont également souligné les liens entre conceptualisation d’un problème (son cadrage) et les solutions apportées pour y faire face : ils retracent le passage des technologies de traitement primaire (méthode mécanique) des années 1950 et secondaire (méthode biologique) dans les années 1960 visant le traitement à la source des émissions de matières organiques. Ils montrent que la conceptualisation de la pollution qui a précédé les méthodes de traitement tertiaire fut exprimée dans le langage de la limnologie appliquée : les niveaux trophiques des lacs et cours d’eau se transformaient du fait de l’apport excessif en nutriments (principalement azote et phosphate), provoquant un vieillissement accéléré des eaux continentales. Bien que le traitement mécanique et biologique fût loin

de s’être imposé partout, les limnologues proposaient dès la fin des années 1960 l’introduction d’une technologie de traitement tertiaire (traitement du phosphore et même de l’azote), proposition qui fut accueillie avec un certain scepticisme de la part des experts techniciens. A partir de 1968, les subventions publiques furent affectées à la construction de ces unités tertiaires. Dans les années 1970, l’objectif d’un retour des émissions de phosphore et de matières organiques aux niveaux jugés acceptables des années 1940 fut décidé. Si cette « décennie de l’écologisation » en Suède marque l’émergence de représentations écosystémiques de la qualité de l’eau, la focale sur le phosphore, observable dans de nombreux pays industrialisés à cette époque, est liée aux prises plus fermes qu’il offre aux techniciens et gestionnaires sur le plan de la mesure et de la maîtrise des flux12.

L’importance de cet arrière-plan cognitif des politiques publiques est particulièrement observable dans le cas de la lutte contre l’eutrophisation : la diffusion même de la notion d’eutrophisation, qui fait son apparition au début des années 1970 aux Etats-Unis dans le débat public, dans la presse et dans les ouvrages profanes, en témoigne. Regrettant cette appropriation rapide au-delà des cercles scientifiques, qui s’accompagne à son sens d’une simplification à outrance, G.E. Hutchinson évoque l’eutrophisation comme l’une des représentations simplifiées les plus en vogue pour donner corps aux inquiétudes environnementales naissantes, en opposant artificiellement des situations de surabondance et de disette (Hutchinson, 1973). Il rappelle le rôle fondateur de la limnologie dans l’élaboration du concept d’eutrophisation, tout en faisant implicitement correspondre le développement de l’écologie fonctionnelle, de l’ingénierie des milieux aquatiques et la simplification des définitions de l’eutrophisation, définitions qui mettent de plus en plus l’accent selon lui sur les blooms de phytoplancton, à la période des années 1960-1970 et à la problématique de l’eutrophisation des Grands Lacs. L’analyse de ce changement de cadrage, qu’Hutchinson commente avec distance dans

American Scientist, a fait l’objet de nombreux travaux. L’historien de l’environnement S. Bocking montre

ainsi que, si la qualité globale de l’environnement lacustre se dégrade et si émerge de manière concomitante une préoccupation sociétale plus large sur les questions d’environnement, c’est aussi du fait d’un changement dans la façon même d’observer et d’analyser ces changements. Depuis la fin du XIXème siècle, les Grands Lacs font l’objet d’une gestion halieutique poussée, fondée au Canada sur une coopération étroite entre l’administration provinciale, les universités locales et les organisations professionnelles de pêcheurs : la qualité de l’eau est alors évaluée principalement à la fois par et dans la perspective d’un maintien de la ressource en poissons. Alors que les agences gouvernementales et les gestionnaires de la ressource développent leur propre expertise et que le rôle des universitaires s’efface à la fin des années 1960, l’université de Toronto développe son département d’écologie aquatique en recrutant de jeunes chercheurs très proches (voire initiateurs) de mouvements écologistes en plein essor. Les crises dystrophiques majeures ayant touché la totalité du Lac Erie et une partie du lac Ontario à cette époque servent ainsi de point d’appui au développement de problématisations alternatives, élargissant simultanément les communautés biotiques pertinentes à observer pour comprendre l’évolution de la population de poissons, et l’espace politique potentiel de l’eutrophisation (Bocking, 1997).

L’eutrophisation apparaît comme l’un des problèmes environnementaux pour lesquels l’influence des écologues dans le cadrage du débat public a été la plus significative, comparativement à celle d’autres chercheurs en sciences de la vie (Nelkin, 1976 ; Schneider, 2000 ; Carpenter, 2002 ; De Jong, 2016). Les études sur l’eutrophisation n’ont pas été affectées avec la même intensité par le repli des financements de la recherche en sciences de l’environnement au cours des années 1970, ce qui explique leur rôle central dans la recherche en écologie appliquée et dans l’expertise auprès des pouvoirs publics aux Etats-Unis, au Canada et en Europe du Nord. Cette place centrale a, en retour, des effets structurants sur la discipline écologique elle-même, qu’il s’agisse de sa structure intellectuelle, des méthodologies dominantes ou de l’organisation sociale de la discipline (Nelkin, 1976).

L’émergence du problème public de l’eutrophisation au début des années 1970 dans les pays les plus anciennement industrialisés est ainsi concomitante de la structuration de la discipline écologique et a

eu une influence sur son positionnement en tant que discipline appliquée. Cette situation explique certainement la récurrence des articles réflexifs des écologues dans de grandes revues interdisciplinaires interrogeant simultanément le rôle de l’écologie scientifique dans le débat public, la production de connaissances sur l’eutrophisation et ses effets –généralement appréciés avec sévérité- sur les politiques publiques (Hutchinson, 1973 ; Larson, 1996 ; Carpenter, 2002).

Mais, comme le souligne J.-F. Deroubaix (2007), l’inscription d’une question informée par la science à l’agenda politique implique non seulement l’existence d’un socle de connaissances suffisant, mais également celle d’une communauté politique structurée articulant gestion et expertise. En comparant la prise en charge de trois questions d’écologie aquatique en France à la fin des années 1980 (l’eutrophisation, la gestion des zones humides, les débits minimums), l’auteur montre que l’absence d’une telle structuration a beaucoup pesé sur l’émergence de politiques de lutte contre l’eutrophisation : celle-ci constituait, contrairement aux questions de débit, un problème politique nouveau. Or, les politiques de l’eau susceptibles de contribuer à la maîtriser étaient encastrées en France dans des routines anciennes, stabilisées et dépolitisées, qui ne permettaient pas de prendre en compte de façon différenciée l’origine des pollutions et leurs ressorts profonds. Le problème de l’eutrophisation apparaît en 1988 à l’agenda politique. A l’époque, le suivi des masses d’eau superficielles est de ce point de vue très lacunaire et le sujet apparaît comme scientifiquement controversé. Brutalement, la question de l’azote (schématiquement associée aux pollutions agricoles) et celle du phosphore (schématiquement associée aux pollutions urbaines) se trouvent posées : l’entreprise Rhône-Poulenc, principal fabricant français de détergents, est accusé par ses concurrents américains et britanniques désormais astreints à évacuer les phosphates de la composition de leurs produits de contribuer à l’eutrophisation des cours d’eau. Le groupe français réagit en lançant une controverse sur la toxicité des substituts aux phosphates dans les lessives. Le Ministère français de l’Environnement adopte une attitude prudente et sur le fondement d’un unique avis d’expert, propose une réduction progressive plutôt qu’une interdiction, tout en inscrivant le phosphore et l’azote dans la liste des polluants à diminuer drastiquement. Cette position convient à l’ensemble des parties prenantes : elle privilégie l’acquisition de technologies de dénitrification et de déphosphatation ex-post, et positionne le problème sur le plan de la pharmacologie plutôt que de l’éco-toxicologie. Il existe donc un lien très étroit entre la formulation du problème et une « structure d’opportunités politiques et technologiques ». Ce cadrage initial a une influence sur les étapes ultérieures, qui sont liées à la mise en œuvre des directives communautaires (directive nitrates et DERU de 1991) : les mêmes routines administratives président à la définition des zones vulnérables, avec une répartition des rôles et une absence de coordination entre le Ministère de l’Environnement, qui propose une géographie prioritaire pour les aires urbaines avec une politique très inclusive, et le Ministère de l’Agriculture, qui propose une géographie des zones vulnérables sur la base unique de dépassements très conséquents des normes de potabilité. Cette approche segmentée et routinisée a également joué un rôle majeur dans la mise en œuvre de la directive nitrates, qui a fait l’impasse à la fois sur la problématique des petites exploitations, sur les pollutions diffuses issues de sources non agricoles, et sur la fertilisation chimique. Malgré la mise en place d’une planification territoriale à l’échelle des bassins versants, la disjonction entre gestion des pollutions urbaines et gestion des pollutions agricoles s’est longtemps maintenue (Hubert et Deroubaix, 1999), au détriment de la construction d’une expertise intégrée. Dans ce contexte, de nombreuses zones touchées par l’eutrophisation n’ont pas fait l’objet d’une protection spécifique, ce qui a alimenté les contentieux opposant la France à la Commission (Jack, 2006).

Outline

Documents relatifs