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Des paradigmes hétérogènes : caractérisation du corpus

9.3. Représentations et perceptions associées aux enjeux, modes de gestion et usages de l’eau

9.3.2. Des paradigmes hétérogènes : caractérisation du corpus

Les approches représentées dans la littérature diffèrent selon la place qu’elles accordent aux liens entre l’individu qui perçoit et interprète les signaux environnementaux et ses appartenances sociales : perceptions et représentations y sont appréhendées en relation plus ou moins directe avec les dynamiques sociales et politiques d’une part, à travers les normes et valeurs implicites ou explicites de bonne qualité de l’eau et de l’environnement intégrées par les individus d’autre part.

Le premier ensemble de références bibliographiques, constitué via l’exploration systématique des bases de données scientifiques, est très hétérogène et lacunaire. L’usage des termes « perception » ou « représentation » y est fréquent, mais cet usage recouvre en fait une grande pluralité d’approches, qui n’ont parfois que peu à voir avec les significations, pourtant variées, que les différentes disciplines issues des sciences humaines et sociales (SHS) donnent à ces termes. Une première sélection des références les plus pertinentes a donc été nécessaire.

A l’issue de ce premier tri, les travaux qui s’intéressent aux perceptions et représentations de l’eau et de ses propriétés relèvent principalement de cinq disciplines : l’économie, la psychologie sociale et environnementale, la sociologie, l’anthropologie sociale et enfin la géographie ; chacune mobilise des méthodes et des concepts qui lui sont propres et que nous mobiliserons à des degrés variés dans cette étude.

9.3.2.1.L’individu, agent et sujet : approches économiques et psychologiques des perceptions

L’économie traite principalement du comportement des acteurs en ce qui concerne la mise en place de mesures individuelles, entrepreneuriales ou institutionnelles de gestion de la ressource en eau, en relation étroite avec leur perception des enjeux, des coûts, des gains espérés et de leur responsabilité dans l’évolution de la disponibilité et de la qualité de l’eau. Les travaux qui relèvent de cette discipline

font l’objet d’une analyse détaillée au sein du chapitre 8 de cette expertise. Ils ne sont pas centraux dans ce chapitre, mais certaines références qui en relèvent apportent des éléments importants de compréhension des méthodes d’analyse des perceptions et représentations et ont donc été conservés dans le corpus étudié. Parmi les travaux qui apparaissent dans le corpus, plusieurs font en effet appel à des méthodes fondées sur la modélisation et le traitement statistique des préférences des agents, à partir d’hypothèses fortes dont la critique est bien souvent au cœur des travaux que cette contribution analyse par ailleurs. La plupart des références de ce type sont des recherches menées par des économistes scandinaves, qui s’intéressent parfois directement à l’eutrophisation et qui s’inscrivent dans une perspective d’appui à la détermination d’objectifs et d’instruments adaptés à leur atténuation. A titre d’exemple, Ahtianen et al. (2015) ont mené une enquête par sondage auprès de propriétaires finlandais de résidences secondaires, leur proposant dans un premier temps d’évaluer la qualité du lac ou du littoral le plus proche de chez eux suivant quatre critères retenus pour leur capacité à refléter la situation du milieu vis-à-vis des pollutions nutrimentielles (clarté de l’eau, densité et diversité des poissons, présence de blooms de cyanobactéries, colmatage) 19. Les personnes enquêtées devaient

également préciser leurs anticipations pour l’évolution de chacun de ces paramètres durant les dix années à venir. Il leur était ensuite demandé d’exprimer leurs préférences, vis-à-vis de plusieurs scénarios d’évolution de la qualité de l’eau, impliquant la mise en œuvre de politiques publiques requérant de leur part un effort contributif plus ou moins important. L’originalité de cette étude est de partir de l’évaluation, par les personnes enquêtées, de l’état de référence de la masse d’eau, pour surmonter le biais récurrent des modèles habituellement utilisés qui présupposent que l’ensemble des participants « comprennent et acceptent la description des conditions actuelles (à partir d’un même socle de connaissances jugées valides et objectivées), et l’interprètent également de la même manière. […] (Ce qui) n’est pas nécessairement vrai, même dans le cas de biens environnementaux familiers et observables, comme la qualité de l’eau » (Ahtiainen et al., 2015 : 1-2). Cette étude apporte des enseignements de plusieurs ordres pour l’analyse des perceptions et représentations de l’eutrophisation. D’un point de vue méthodologique, elle souligne les limites des analyses fondées sur un état de référence unique, déterminé à partir de mesures objectives et de critères scientifiques, et met en évidence la très grande variabilité de l’appréciation de la qualité des masses d’eau suivant les observateurs (voir également à ce sujet : Söderqvist, 1998 ; Artell et al., 2013). Elle souligne le lien entre cette perception initiale et les préférences des agents. Elle montre que les différents critères d’évaluation proposés aux personnes interrogées sont affectés de valeurs inégales et conclut que les politiques publiques de lutte contre l’eutrophisation pourraient, avec profit, se concentrer sur les objectifs de réduction des occurrences de blooms algaux et d’amélioration de la clarté de l’eau (pour autant que cela soit envisageable, ce que nous ne pouvons apprécier).

Il est important de souligner ici que les valeurs économiques attribuées aux pertes et aux gains de qualité de l’eau se rapportent ici à leur usage récréatif, dans le contexte finlandais, c’est-à-dire dans un territoire où le tourisme domestique de nature est particulièrement développé et où les problèmes d’eutrophisation ont accédé, de façon assez précoce, à une problématisation intense dans l’espace public. De ce fait, l’écart entre les catégories profanes et les catégories expertes d’évaluation de la qualité de l’eau sont susceptibles, dans d’autres contextes, d’être accentués.

La seconde étude économique qui nous paraît intéressante à présenter ici a été réalisée à la fin des années 1990 en Suède (Söderqvist, 1998) : il s’agissait d’évaluer le consentement à payer d’un échantillon diversifié de la population suédoise, pour l’amélioration de la qualité de l’eau de la Mer Baltique et lutter contre son eutrophisation. Cette étude se distingue par le soin particulier consacré à l’analyse des motivations des participants, en considérant en particulier leur rapport à l’environnement et les obstacles éthiques à son évaluation monétaire, qui introduisent une asymétrie dans l’évaluation des préférences puisque l’attachement à la qualité de l’environnement peut être associé à un faible consentement à payer (voir à ce sujet, partie X). L’un des intérêts de cette enquête est de montrer l’absence d’automaticité entre importance accordée à la protection des milieux aquatiques et adhésion

aux politiques publiques qui poursuivent cet objectif : les conceptions de la responsabilité individuelle et de la responsabilité collective respectives vis-à-vis de l’environnement, le jugement porté sur l’efficacité des politiques, les représentations plus globales de la valeur intrinsèque ou de la valeur d’usage des écosystèmes constituent par exemple des paramètres qui complexifient les liens entre représentations, discours et mise en mouvement des acteurs sociaux.

Ces deux exemples s’inscrivent dans une perspective micro-économique néo-classique, approche qui a occasionné de nombreux travaux dont les chapitres X et X rendent compte de façon détaillée. D’autres approches économiques, quoique plus marginalement présentes dans le corpus, récusent la pertinence d’une démarche centrée sur le calcul de la valeur non marchande de l’environnement et des ressources naturelles, critiquent son réductionnisme excessif et tentent d’élargir l’analyse économique aux valeurs non marchandes associées à l’eau (voir infra, pour le courant de l’économie patrimoniale : Calvo- Mendieta et al., 2011).

Privilégiant une approche moins connectée aux enjeux de gestion mais également centrée sur les individus, les chercheurs en psychologie environnementale ont produit de nombreux travaux sur la perception de la qualité de l’eau entre les années 1970 et 1990. Ces travaux, anciens pour la plupart, ont pour point commun de s’appuyer sur la comparaison entre l’évaluation par les personnes interrogées de différentes caractéristiques de l’eau, et les données scientifiques produites au sujet de la masse d’eau en question. Ils ne reposent pas sur un paradigme constructiviste, puisqu’ils tendent à évaluer les perceptions par rapport à une réalité supposée objective et descriptible par les sciences biophysiques, suivant en cela un principe de triangulation permettant d’accéder à la compréhension du caractère proprement psychologique des phénomènes étudiés. Les approches plus récentes tendent à remettre en cause ce postulat (Michel-Guillou, 2009a). D’un point de vue méthodologique, ils reposent sur des enquêtes ponctuelles par questionnaire, qui ne prennent généralement pas en considération le contexte socio-économique et culturel dans lequel évoluent les personnes interrogées, puisqu’ils envisagent l’individu comme unité élémentaire d’analyse. Bien qu’ils soient sous-représentés dans le corpus initial, il nous a semblé nécessaire et pertinent de mobiliser ces travaux, les psychologues environnementaux étant les chercheurs en sciences humaines et sociales ayant beaucoup travaillé sur les notions de perception et de représentation, en s’efforçant de mettre en évidence leur existence et leur variabilité20. Dans un article de synthèse consacré aux variations inter-individuelles observables en

matière d’utilisation de l’eau, Moser et al. proposent ainsi un schéma théorique général sur les liens entre représentations, perceptions et comportements vis-à-vis de l’eau (Fig. 9-16). Ils insistent sur le fait que les attitudes et les valeurs attachées aux problèmes environnementaux ne constituent pas de bons prédicteurs du comportement adopté vis-à-vis des ressources naturelles. Ils identifient en revanche quatre prédicteurs dominants : les possibilités de contrôle sur la nature perçues par les individus, l’engagement personnel, la saillance des problèmes environnementaux, ainsi que l’existence d’une expérience émotionnelle et/ou physique marquante (Moser et al., 2004).

20 Pour aider le groupe à identifier et analyser ces travaux, l’expertise d’Elisabeth Michel-Guillou, maîtresse de conférences en psychologie de l’environnement à l’Université de Bretagne occidentale, a été sollicitée.

Figure 9.16 - Schéma théorique général de psychologie environnementale décrivant les liens entre représentations, perceptions et comportements vis-à-vis de l’eau. Source : Moser et al., 2004.

Dans les travaux analysés, l’eutrophisation n’est pas une catégorie visible, que ce soit dans les questions posées aux participants ou dans leurs réponses ; cette invisibilité met en exergue le fait que l’eutrophisation n’est qu’encore très rarement construite socialement au point de faire partie du sens commun. Par définition, les enquêtes de psychologie environnementale mobilisent en effet de préférence des catégories du sens commun, qui font sens immédiatement pour les personnes enquêtées. Qui plus est, les publications aboutissent à des résultats présentant un degré élevé de généricité, les informations contextuelles sur les dynamiques environnementales et l’expérience des individus restant logiquement seulement esquissées dans la plupart des cas. Les modèles analytiques les plus usités en psychologie environnementale mettent en avant l’existence de différents systèmes de valeurs associés à l’environnement. La plupart des travaux présents dans le corpus retiennent deux polarités majeures : les représentations anthropocentrées et utilitaristes d’une part, les représentations écocentrées d’autre part. A titre d’exemple, dans une étude réalisée auprès des habitants de deux grandes villes du Nord du Mexique, Corral-Verdugo et al. ont montré que ces systèmes de valeurs différenciés peuvent tous avoir une influence sur les valeurs associées à la préservation de l’eau. Les systèmes dominés par la croyance dans l’exceptionnalité de la condition humaine (HEP – Human Exception Paradigm) sont associés à des valeurs utilitaristes (Catton et Dunlap, 1978), qui ne sont en général pas favorables à une réduction de la consommation d’eau (Corral-Verdugo et al., 2003).

9.3.2.2.Les appartenances sociales, moteur de la construction des perceptions et des représentations

La sociologie et l’anthropologie sociale s’intéressent davantage à la construction même des perceptions et des pratiques et aux dynamiques sociales et politiques qui sont incorporées dans celles-ci. Ces travaux, dont la méthodologie repose généralement à titre principal sur des enquêtes qualitatives, notamment la conduite d’entretiens semi-directifs, tendent à accorder davantage d’importance au parcours des individus interrogés, aux interactions sociales etc.

Ces méthodes sont également privilégiées par les géographes dont les travaux sont aussi représentés dans le corpus, et qui s’intéressent à la variété des formes d’appropriation et des représentations des acteurs sur les paysages et les milieux (voir par exemple : Luginbuhl, 2012). Peu de travaux se réfèrent directement à l’eutrophisation : la plupart traitent plus largement des rapports aux milieux aquatiques et à leur transformation, analysent de façon diachronique ou synchronique les représentations liées aux usages et à leur problématisation dans un territoire particulier (Cottet et al., 2010). L’eutrophisation y apparaît de façon ponctuelle, lorsque les auteurs reprennent les catégories expertes permettant de décrire des dégradations du milieu, généralement d’origine anthropique. Une exception notable et récente : celle du cas des marées vertes en France, qui a fait l’objet depuis plusieurs années d’un intérêt croissant de la part de chercheurs en sociologie, en anthropologie et en géographie, sous l’angle des représentations sociales notamment. Des géographes français suivent leurs homologues scandinaves dans l’analyse des représentations médiatiques des marées vertes (Brun et Haghe, 2016). Des anthropologues se sont intéressés aux représentations symboliques associées aux marées vertes, sous l’angle des invasions biologiques (Dalla Bernardina, 2010 ; Claeys et Sirost, 2011 ; Levain, 2014a) et sous l’angle de la pollution et de la souillure (Dammekens, 2001 ; Bouard, 2002 ; Levain, 2012 ; Levain, 2014b). Ils ont également montré le caractère socialement marqué des représentations associées au phénomène (Levain, 2014b ; Le Chêne, 2012). D’autres travaux, menés en géographie et en sociologie, montrent comment les marées vertes sont devenues un paysage de la modernité et une figure des dégradations contemporaines de l’environnement (Chateauraynaud, 2010 ; Luginbuhl, 2012).

La majorité des travaux interdisciplinaires du corpus qui s’intéressent aux perceptions et représentations de la qualité de l’eau s’appuient sur la théorie culturelle du risque, telle que développée par M. Douglas et A. Wildavsky (1982 ; 1983)21. La force de cette théorie, qui se situe à la frontière de

la psychologie et de l’anthropologie sociale et met l’accent sur le processus de sélection sociale des risques, est de prendre en compte le caractère inédit à l’échelle globale de la confrontation à des risques majeurs d’origine humaine, et donc son caractère forcément réflexif et conflictuel. Les auteurs utilisent de façon diverse ce modèle, soit pour réaliser des typologies assez larges des représentations des relations hommes-nature présentes chez les personnes enquêtées, soit pour positionner le rôle des représentations culturelles dans les conflits environnementaux (voir par exemple : Kim, 2003 ; Zinia et Kroeze, 2015).

Au regard de l’ensemble des recherches portant sur les sciences humaines et sociales, celles portant sur les perceptions et représentations de l’eutrophisation des eaux douces, comme les autres formes d’eutrophisation côtière, restent très peu nombreuses: le caractère générique du phénomène et ses formes les moins spectaculaires constituent largement des points aveugles dans la littérature, ce qui reflète largement la faible visibilité sociale de l’eutrophisation.

Le corpus est au final composé de 93 références, et peut être caractérisé synthétiquement comme proposé dans le tableau 9.8.

21 pour un exposé détaillé : voir sous-chapitre 9.4

Tableau 9.8 : Répartition des références mobilisées dans le sous-chapitre 9.2 par discipline

Approches développées Corpus 1 Corpus 2 Total

Anthropologie sociale 5 12 17 Economie 5 3 8 Géographie 5 3 8 Histoire 3 2 5 Psychologie 0 15 15 Sociologie 2 8 10 Approches interdisciplinaires 14 7 21

Autres (enquêtes d’opinion, points de vue d’acteurs, publications de vulgarisation)

2 7 9

Total 36 57 93

9.3.2.3.Synthèse

Les recherches menées par les différentes disciplines des sciences humaines et sociales (en particulier l’économie, la psychologie, la géographie, la sociologie et l’anthropologie sociale) , face à la complexité des représentations sociales , des approches différentes, selon l’importance attachée au contexte social dans lequel se construisent les rapports sensibles et intellectuels à l’environnement. Ces approches relèvent au final de paradigmes disjoints et souvent difficilement conciliables.

Peu de publications portent directement sur l’eutrophisation, ou même sur les pollutions nutrimentielles. Celles-ci peuvent être approchées via les nombreux travaux sur la perception de la qualité de l’eau et des paysages aquatiques, ainsi que par les études portant sur des cas où l’eutrophisation est devenue un objet de débat public.

Il faut relever que les recherches portant sur les perceptions et représentations de l’eutrophisation des eaux douces, comme les formes d’eutrophisation côtière à microalgues, restent très peu abordées : le caractère générique du phénomène et ses formes les moins spectaculaires constituent des points aveugles de la littérature, ce qui reflète largement leur faible visibilité sociale.

9.3.3. Entre qualité de l’eau et qualité des paysages aquatiques, des pollutions nutrimentielles

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