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Mobilisations sociales, mobilisations locales et mise à l’agenda politique

9.2. Les trajectoires de l’eutrophisation dans les politiques publiques et en tant que problème

9.2.2. Activités de cadrage et construction des problèmes publics

9.2.2.3. Mobilisations sociales, mobilisations locales et mise à l’agenda politique

Qu’il s’agisse des travaux sur les activités de cadrage ou de ceux qui mettent en évidence la stabilité et la rigidité des systèmes socio-techniques qui constituent l’arrière-plan des pollutions nutrimentielles alimentant l’eutrophisation, le rôle déterminant des mobilisations sociales dans la mise à l’agenda des problèmes d’eutrophisation est souligné par la plupart des auteurs. Dans l’étude évoquée plus haut, T.Kehoe montre ainsi que la publicité faite autour de ce phénomène d’eutrophisation et le lien potentiel avec le phosphate contenu dans les lessives suscita également des mobilisations locales de femmes au

foyer, en particulier celle du mouvement Housewives to End Pollution (Kehoe, 1992). Ces mobilisations vont changer la donne. Pour l’administration fédérale, l’eutrophisation des lacs n’était pas un phénomène d’ampleur nationale mais un problème localisé à certains endroits. Elle se refusait ainsi à légiférer. Il n’est pas chose aisée non plus de trouver un substitut au phosphate dans les lessives. Les initiatives des municipalités de Flint et de Detroit entre autres vont cependant renverser la donne. Elles proposent d’interdire les phosphates dans les lessives au sein de leur juridiction. Les industriels vont attaquer ces décisions en justice mais un juge de l’Etat de New York va valider en décembre 1971 une telle décision. Pour les industriels, la perte de ces marchés concentrant une population de plus de 2,5 millions d’habitants serait un manque à gagner trop important. Ils vont donc revoir rapidement leur stratégie une fois ces décisions adoptées et proposeront désormais des lessives sans phosphate. Kehoe note que c’est en grande partie au nom de leur foi dans le savoir-faire américain et de la toute-puissance de la technologie que les mouvements environnementaux se sont montrés particulièrement impatients avec les industriels dont les réticences étaient interprétées comme des manœuvres dilatoires. Les mobilisations ont ainsi contribué à la mise à l’agenda politique du problème et à un changement d’attitude des industriels en utilisant les pratiques de consommation comme moyen de pression. Mais elles l’ont fait dans le cadre du paradigme dominant de la croyance dans la capacité de la technique à résoudre les problèmes environnementaux : ce rapport ambivalent à la technique est ainsi à la fois un facteur de passivité et d’exigence une fois les mobilisations engagées.

Ce sont précisément les avancées obtenues dans ce type de configuration qui sont à l’origine de publications critiques qui ont contribué à structurer le champ de la sociologie de l’environnement, dans lequel s’opposent schématiquement deux visions : celle d’une modernisation écologique, dans laquelle les problèmes environnementaux peuvent être pris en charge par la mobilisation adéquate des ressources et l’optimisation technologique ; et celle d’une impossibilité foncière à voir les dégradations environnementales réduites sans changement dans les systèmes de production et dans les rapports sociaux. Gould et al. (1994) prennent ainsi appui sur le cas des Grands Lacs pour montrer que les victoires obtenues par les mouvements environnementalistes en la matière se sont effectuées au détriment d’une réelle prise en compte des questions de justice environnementale. L’adhésion des mouvements environnementalistes locaux et nationaux aux plans d’action de remédiation de la pollution des Grands Lacs depuis les années 1970 s’est soldée selon eux à la fois par un échec sur le fond et par une accentuation de la fracture entre les élites et les classes populaires. En effet, la plupart des 42 « zones sensibles » (areas of concern) identifiées dans les plans successifs sont situées dans des zones socialement défavorisées, et les plans d’actions étaient conçus comme devant encourager la participation des populations à la décision concernant la gestion des ressources. De fait, ces dispositifs participatifs ont plutôt été utilisés comme des outils de contrôle de la parole des populations pauvres à propos des questions de santé publique et de dégradation des conditions de vie posées par la pollution des lacs. Seules les populations disposant d’un capital social et culturel élevé ont pu s’approprier ces espaces, contribuant à l’accentuation d’une fracture sociale fondamentale qui empêche les populations les plus affectées par un cadre de vie dégradé de renforcer leur capacité à agir dans l’espace public (Gould et Weinberg, 1991 ; Gould et al., 1993).

Au-delà des prises de position politiques de leurs auteurs, visant à interpeller les mouvements environnementalistes sur leur capacité à articuler enjeux sociaux et enjeux environnementaux, ces travaux mettent l’accent sur un point fondamental : les mobilisations ne sont pas directement fonction de la gravité des dommages subis, mais des ressources dont disposent les acteurs sociaux et des formes d’organisation sociale qui prévalent localement. C’est ce que démontre une enquête menée par K.G.Gould au début des années 1990 (Gould, 1991) : en comparant six zones directement concernées par différents types de pollutions aquatiques dans la région des Grands Lacs, l’auteur montre d’abord qu’à l’élan coordonné de lutte contre l’eutrophisation des années 1970 a succédé une phase de mobilisations plus dispersées, très hétérogènes suivant les lieux, et dans lesquelles l’existence de collectifs locaux défendant des conceptions alternatives du développement local (par exemple, un tourisme fondé sur la pêche) ou l’existence d’une coordination entre des mouvements environnementalistes structurés à l’échelon national/d’une grande aire urbaine voisine avec des

militants locaux jouaient un rôle déterminant. Ni la visibilité de la pollution, ni la gravité de ses conséquences, ni la capacité à en identifier clairement la source, ni la proximité de cette source ne peuvent expliquer les différences observées. Ces conclusions contre-intuitives s’expliquent selon l’auteur en partie par les efforts réalisés par les institutions en charge de la qualité de l’eau pour supprimer les symptômes les plus évidents de la pollution et en contrôler sa visibilité sociale.

En s’appuyant sur une analyse diachronique des mobilisations locales ayant émaillé au cours du XXème siècle la vie d’un quartier d’Helsinki (Hänninen, 1992), S. Hänninen montre que l’eutrophisation disposait dans l’espace urbain des années 1920 et 1930 d’une visibilité très importante, du fait de la rusticité du traitement des eaux usées14. Dès 1929, les habitants se mobilisent pour réclamer le

déplacement des exutoires d’égouts et la possibilité d’accéder à un littoral propre, où la baignade et les activités de détente seraient possibles. Cette campagne s’appuie sur un argument principal : celui de l’inégalité d’accès aux activités récréatives dans l’agglomération. Mais, jusqu’aux années 1980, aucune autre mobilisation n’est relevée, alors que le quartier accueille une usine d’incinération des déchets. Pour expliquer ce long silence et les obstacles à la mobilisation, l’auteur insiste sur les contraintes cognitives qui sont associées à la perception des risques : la segmentation de l’espace et les obstacles physiques à la circulation, qui conduisent à une faiblesse des interactions entre communautés et une difficulté d’accès au littoral ; les contraintes culturelles, auxquelles l’auteur accorde une importance significative dans le contexte finlandais : le sisu, terme finlandais signifiant approximativement courage ou ténacité, implique une attitude publique de réserve et une réprobation des plaintes en ce qui concerne le froid, la fatigue ou l’exposition plus générale à un environnement difficile ou hostile. A cet égard, Hänninen relève que cette disposition d’esprit n’implique pas, pour les habitants du quartier, une naïveté sur l’environnement dans lequel ils évoluent et sur l’instrumentalisation possible de leur réserve. Troisième type de contraintes, la contrainte économique : l’implantation d’une usine représente un progrès ou une perspective d’amélioration des conditions de vie, particulièrement dans les quartiers ouvriers. Enfin, les contraintes politiques : dans le contexte politique de l’après-guerre en Finlande, l’espace valorisé de l’expression et du débat politique est le lieu de travail, et non l’espace résidentiel. Malgré la dissolution relative de ces contraintes dans les années 1970, relève Hänninen, l’action collective ne reprend forme qu’au terme d’une succession d’étapes : d’abord, la perception du risque de pollution ; ensuite, la reconnaissance culturelle d’une crise des valeurs, en particulier de la morale publique ; troisièmement, la critique d’une conception étroite de l’efficacité économique ; puis, l’engagement d’habitants dans l’espace politique formel ; enfin, la contestation frontale des autorités gestionnaires pour obtenir à la fois une mise à l’agenda et une modification du cadrage de la question. Ces travaux se concentrent sur l’étude des mobilisations émanant de la société civile, d’une « base » locale extra-institutionnelle (grassroots movements). Mais, comme en témoigne l’analyse que consacre E. Becheri au cas de la station balnéaire de Rimini (Italie), la mise à l’agenda politique est également l’effet de coordinations d’acteurs locaux vis-à-vis de niveaux d’organisation plus élevés, coordinations dans lesquels les élus locaux peuvent jouer un rôle important. Le cas de la côte de l’Adriatique, affectée par des blooms algaux de grande ampleur dans les années 1980, a eu un écho international certain, porté par l’alliance entre les chercheurs spécialistes de la pollution de la zone et l’action des élus locaux. Cette mobilisation a permis la mise en relation de nombreux cas locaux similaires, notamment en Europe, et suscité l’adoption d’une résolution au Parlement européen en 1989. Cette résolution soulignait la dimension européenne du problème, insistait sur la mauvaise gestion des effluents domestiques et industriels ou encore sur la responsabilité des politiques agricoles encourageant l’usage massif des fertilisants , et pointait du doigt in fine la passivité de la Communauté européenne (Becheri, 1991).

14Voir également à ce sujet le relevé très précis de la situation dans la baie de Belfast réalisé en 1911 sous l’égide de la Royal Commission on Sewage Disposal (Letts et Richards, 1911 ; Sauvageau, 1920). Ce type de source est encore peu exploité dans le cadre des travaux d’histoire sociale et environnementale (Levain, 2014).

9.2.2.4.Le traitement médiatique de l’eutrophisation, reflet et amplificateur des effets de

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