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9.3. Représentations et perceptions associées aux enjeux, modes de gestion et usages de l’eau

9.3.6. Eutrophisation et valeur sociale de l’eau

Les représentations sociales constituent et reflètent des formes d’appropriation des éléments de l’environnement, auxquels sont attribués un sens et une valeur ; elles sont situées spatialement et historiquement. Dans cette section sont regroupées les analyses portant sur ces valeurs et les façons dont elles sont socialement construites.

9.3.6.1.Des eaux plurielles, des valeurs problématiques

Tous les types d’eau ne sont pas soumis aux mêmes mécanismes d’attribution de la valeur et l’attribution d’une valeur économique à l’eau ne concerne finalement, qu’une partie très limitée de celle-ci (Calvo-Mendieta et al., 2011). Ces asymétries dans les statuts de l’eau et des milieux aquatiques obligent à appliquer une éthique particulière dans le domaine du management de l’eau (Novo, 2012). Plusieurs références du corpus se font l’écho de la nécessité de traduire cette exigence par la construction de catégories de pensée et d’action nouvelles, à même d’équiper les acteurs pour améliorer la prise en charge des enjeux liés à la gestion de la ressource en eau. Certains auteurs insistent ainsi sur la nécessité d’une approche par les droits fondamentaux, qui complète ou contrebalance le mouvement, porté par la plupart des institutions internationales, d’extension de l’attribution d’une valeur économique à l’eau, au-delà de l’eau se voyant attribuer une valeur marchande (Chebly, 2014) . D’autres en appellent au développement de nouvelles approches permettant de dépasser les limites de l’approche néo-classique : les valeurs d’usage et de non-usage (ou d’existence) ne sont pas exclusives les unes des autres, la question de la répartition des gains entre les bénéficiaires finaux reste difficile à traiter dans le cadre de modèles micro-économiques, les agents sont considérés comme les porteurs d’un seul type de rationalité. Or, l’eau est investie de valeurs non marchandes qui font de la question même de sa marchandisation un sujet éminemment sensible (Calvo-Mendieta et al., 2011). La notion de patrimoine permet ainsi d’aborder l’eau comme un ensemble d’éléments matériels et immatériels propres à une communauté, à son autonomie comme à son identité (Calvo-Mendieta et al., 2011 ; Belaïdi et Euzen, 2009).

Une autre piste prometteuse est explorée par les chercheurs qui travaillent sur l’évaluation des services écosystémiques : Keeler et al. relèvent à ce sujet que les outils existant pour attribuer et évaluer les services écosystémiques peinent à traiter de la qualité de l’eau et de ses variations. En effet, les démarches d’évaluation ne prennent généralement pas en compte les changements dans la gestion des milieux, dans l’utilisation des sols ou autres actions ayant pour effet de modifier la qualité de l’eau. De ce fait, les recherches peinent à appuyer la décision publique : évaluer les coûts globaux de l’eutrophisation, par exemple, ne lui est utile que si des modèles permettant d’appréhender finement les effets d’une variation des conditions écologiques, économiques et sociales locales peuvent lui permettre de concevoir des alternatives et des leviers d’action (Keeler et al., 2012). Un autre aspect à prendre en compte est la liaison très forte entre qualité de l’eau et gestion quantitative, qui affecte à la fois les valeurs de non-usage et d’usage dans les cas de plans d’eau touchés par l’eutrophisation (Crase et Gillepsie, 2008).

Mais, quand bien même ces obstacles seraient surmontés, l’articulation entre le caractère non appropriable de la ressource et les usages et valeurs symboliques qu’elle véhicule s’avère dans la pratique épineuse à étudier (Belaïdi & Euzen, 2009) : elle implique un travail intellectuel (mobilisant

plusieurs disciplines) et politique autour de la patrimonialisation de l’eau d’une part, de la reconnexion entre petit cycle et grand cycle de l’eau d’autre part.

9.3.6.2.Normes et valeur sociale de l’eau

Ces évolutions semblent engagées dans les pays industrialisés. La substitution d’une approche plus holistique du cycle de l’eau à l’approche sanitaire qui a dominé la gestion de l’eau jusqu’aux années 1960, voire au-delà, s’accompagne ainsi d’une plus grande prise en compte des pollutions diffuses et nutrimentielles (Löwgren et al., 1989).

Les valeurs sociales associées à l’eau s’institutionnalisent, au travers de normes juridiques et de dispositifs d’action publique. La situation en France est de ce point de vue caractérisée par une unification progressive du statut de l’eau, consacrée notamment à l’occasion de la loi sur l’eau de 1992, qui fait de l’eau un « patrimoine commun de la nation ». L’approche patrimoniale, au-delà de la portée symbolique d’une telle affirmation, est le reflet d’évolutions historiques : aux problématiques de propriété et de domanialité, associées aux droits d’accès et à une gestion quantitative de l’eau et aux problématiques sanitaires, associées à la l’enjeu de la préservation de la qualité de l’eau potable, succède une approche plus intégrative (voir à ce sujet : Barraqué, 2001 et partie 1). La même tendance est observable au niveau communautaire, avec l’affirmation de la valeur patrimoniale de l’eau, mais dans une formulation qui fait coexister des registres de valuation que de nombreux auteurs du corpus tendent à présenter comme alternatifs : « L'eau n'est pas un bien marchand comme les autres mais un patrimoine qu'il faut protéger, défendre et traiter comme tel. »25, stipule ainsi le premier considérant

de la directive. Par ailleurs, l’approvisionnement en eau y est défini comme un service d’intérêt général. Les valeurs associées à l’eau dans les textes juridiques qui en organisent la gestion et la protection recoupent sans les rejoindre les catégories issues de la théorie économique. Calvo-Mendieta et al. (2011) relèvent à cet égard que la coexistence de valeurs marchandes et non-marchandes associées à l’eau est caractéristique de la façon dont les Européens ont envisagé jusqu’à présent la ressource en eau.

Qui plus est, l’organisation territorialisée de la gestion de l’eau et son évolution font que les valeurs de l’eau mises en avant et prises en charge par les gestionnaires évoluent dans le temps et dans l’espace (Ghiotti, 2006). S. Ghiotti montre ainsi que les normes et formes de gestion se différencient en fonction des usages locaux de l’eau et des formes d’organisation sociale qui les accompagnent. C’est à partir des années 1970 et 1980 (période C, fig. 9.19) que la dimension environnementale (l’ « eau milieu ») et la dimension territoriale de la gestion de l’eau se dissocient assez clairement des enjeux liés aux activités économiques : l’écologisation de la gestion territorialisée de l’eau s’accompagne d’une faible prise en compte de sa valeur d’usage. Cette dissociation est à l’origine de nombreux conflits avec les professions qui dépendent au quotidien de l’eau et dont les usages sont remis en cause du fait de leurs effets environnementaux (voir sous-chapitre 9.4).

25 Considérant 1, DIRECTIVE 2000/60/CE DU PARLEMENT EUROPÉEN ET DU CONSEIL du 23 octobre 2000 établissant un cadre pour une

Figure 9.19 - Tendances et évolutions d’une gestion territoriale de l’eau (XVIIIeme – XXeme siècle). Entre économie, territoire et environnement. Source : Ghiotti, 2006.

9.3.6.3.Valeur sociale de l’eau et eutrophisation : au delà de l’évaluation économique des dommages

De nombreuses études de cas ont été réalisées, qui prennent appui principalement sur les formes d’organisation sociale associées à la gestion quantitative de l’eau, qui placent les infrastructures hydriques permettant une gestion et une répartition de l’eau au cœur des relations sociales et démontrent la centralité des valeurs associées à l’eau dans des sociétés très diverses (Strang, 2005 ; Wateau, 2011). En revanche les études de cas, a fortiori les études comparatives, qui pourraient éclairer la façon dont les processus d’eutrophisation mettent en jeu les valeurs sociales associées à l’eau restent peu nombreuses.

Les catégories descriptives et analytiques permettant d’appréhender l’eau comme bien commun et comme ressource fragile sont pourtant mobilisées dans le cas des risques d’eutrophisation par les acteurs sociaux. Cependant, leur articulation leur pose un certain nombre de difficultés, qu’une analyse transversale de la littérature permet au final de déceler, sans pour autant que les publications du corpus en traitent directement.

Une première difficulté est liée à la temporalité des phénomènes d’eutrophisation : les études environnementales en SHS tendent à mettre en avant le décalage né de la confrontation entre temporalité longue des phénomènes naturels et celle, plus courte, des dynamiques économiques et sociales (voir par exemple : Moser et al., 2004). Or, la rapidité des transformations liées à l’eutrophisation et les phénomènes de basculement observés contrastent avec la lenteur des processus de prise en charge de ces problèmes et des transformations socio-économiques que leur efficacité requiert : les représentations de l’eutrophisation sont aujourd’hui affectées par des temporalités plurielles, qui touchent l’ensemble des socio-écosystèmes considérés (Levain, 2014). D’un point de vue spatial, l’eutrophisation affecte selon les cas des milieux fortement investis socialement (du fait de l’intensité des usages) ou symboliquement (du fait de leur caractère emblématique), ou des milieux

beaucoup moins investis, voire désertés. Ensuite, les différents types de milieux aquatiques qui sont affectés par l’eutrophisation, comme les cours d’eau, les étangs et lacs, les estuaires et les baies côtières sont souvent appréhendés traditionnellement de façon segmentée, que ce soit par leurs usages, les représentations de leur fonctionnement ou par les valeurs qui leur sont associées. La lutte contre l’eutrophisation peut passer à la fois par des interventions humaines valorisant la renaturalisation des milieux et par des actions d’aménagement ou de gestion fondées sur leur artificialisation accentuée. Elle implique par ailleurs souvent une modification des représentations de l’espace et du continuum terre-eau-mer, et oblige à mettre en contact des groupes sociaux et des communautés locales développant des représentations différentes des processus écologiques. Les éléments qui participent à la problématisation de l’eutrophisation sont au final nombreux et les saillances qu’ils offrent sont diverses et souvent indirectes : cette complexité conduit de fait les acteurs sociaux à une reconstruction cognitive, émotionnelle et narrative compatible avec les systèmes interprétatifs existants, qui soit à même de prendre en charge à la fois la problématisation des sources et celle des dommages en sélectionnant les échelles spatiales et temporelles qui font sens pour les populations concernées.

9.3.6.4.Synthèse

Les représentations sociales constituent et reflètent des formes d’appropriation des éléments de l’environnement, auxquels sont attribués un sens et une valeur. Tous les types d’eau ne sont pas soumis aux mêmes mécanismes d’attribution de la valeur et l’attribution d’une valeur économique à l’eau ne concerne finalement, qu’une partie très limitée de celle-ci. Ces asymétries dans les statuts de l’eau et des milieux aquatiques mettent à jour des tensions structurantes qui ne sont pas toujours prises en compte dans la gestion publique de l’eau.

L’articulation entre le caractère non appropriable de la ressource et les usages et valeurs symboliques qu’elle véhicule s’avère en effet dans la pratique épineuse : elle implique un travail intellectuel, mais également une réflexion éthique et politique autour des droits fondamentaux et de la patrimonialisation de l’eau et des milieux aquatiques d’une part, de la reconnexion entre petit cycle et grand cycle de l’eau d’autre part.

9.4. Approches situées des coopérations et des conflits associés à l’eutrophisation

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