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Problématisation et visibilité sociale secondaire

9.3. Représentations et perceptions associées aux enjeux, modes de gestion et usages de l’eau

9.3.5. La dynamique des représentations et des usages : changer les représentations pour changer les

9.3.5.2. Problématisation et visibilité sociale secondaire

Nous regrouperons ici les dispositifs et acteurs intermédiaires qui contribuent à accroître la visibilité sociale secondaire de l’eutrophisation en trois sous-ensembles. Ceux-ci interagissent de façon très dense dans les périodes d’accentuation du débat public et de structuration des problèmes publics, comme les exemples des Grands Lacs nord-américains, de la Mer Baltique et des marées vertes en

France ont permis de l’illustrer abondamment dans ce qui précède. Nous ne traiterons ici de ces aspects qu’en tant qu’ils construisent, structurent et transforment les représentations sociales.

Dans l’étude, précédemment citée, qu’il a consacrée aux mobilisations environnementales locales contre les pollutions affectant les Grands Lacs (Etats-Unis et Canada), K.A. Gould (1993) relève que la conscience des problèmes environnementaux ne conduit pas automatiquement à faire émerger des formes d’organisation collective visant à obtenir leur meilleure prise en charge. Cette absence d’automaticité a plusieurs facteurs : d’abord, les efforts des acteurs politiques et économiques dominants pour dépolitiser le problème, en le présentant comme un problème technique maîtrisable ou en contrôlant l’espace du débat public ; ensuite, la complexité des problèmes et leur entremêlement, qui obligent à un travail d’articulation, d’équipement et de mise en visibilité que peu de collectifs locaux sont à même d’accomplir dans la durée. C’est souligner le rôle majeur des dispositifs institutionnels, du degré d’ouverture du débat public, des réseaux d’associations dans la construction de récits intelligibles et signifiants pour les publics non-experts, à même de faire évoluer les représentations sociales.

9.3.5.2.1.Les représentations médiatiques de l’eutrophisation

Le corpus de références étudié recèle plusieurs articles qui se sont intéressés au traitement médiatique de l’eutrophisation. Ils ont fait l’objet d’une présentation détaillée en partie X. Encore une fois, il faut au préalable relever que le terme même d’eutrophisation n’a accédé au débat public que dans un nombre très limité de circonstances, essentiellement en Mer Baltique.

Dans le cas de la Finlande, Lyttimäki & Assmuthmontrent que les interactions entre acteurs publics et gestionnaires d’une part, médias de l’autre, produisent des cadrages et des simplifications qui permettent la polarisation que rend nécessaire la mise en débat public (Lyttimäki & Assmuth, 2015). Ce processus est par exemple observable en France, où l’eutrophisation est une notion très rarement mobilisée par les médias. Dans le cas des marées vertes, qui a le plus retenu leur attention et qui est le seul dont la littérature en sciences sociales rend compte de façon analytique, le discours médiatique est articulé autour du couple algues vertes/pollutions agricoles ou pollution par les nitrates (Brun & Haghe, 2016). Seuls les chercheurs en sciences biophysiques interviewés par les journalistes se réfèrent à l’eutrophisation, généralement pour mettre en avant la multifactorialité des marées vertes et clarifier le rôle de l’azote, en insistant sur la maîtrise des flux d’azote comme unique levier d’action possible. L’intérêt des médias pour les phénomènes d’eutrophisation a pour effet de renforcer leur lecture phénoménologique : leur intégration dans l’actualité passe par des « événements », comme un bloom algal visible et spectaculaire. Mais l’événement est le plus souvent, dans le cas de l’eutrophisation, construit par des mobilisations d’acteurs qui vont proposer aux journalistes des grilles de lecture, des mises en intrigues que ces derniers vont pouvoir réutiliser.

Dès lors que les phénomènes d’eutrophisation deviennent objets de mobilisations sociales et politiques, l’agenda médiatique est ainsi gouverné par le renforcement des dispositifs métrologiques et des politiques publiques, qui construisent une trame narrative qui se déploie dans le temps (la situation évolue ou pas, les acteurs mobilisés interprètent et commentent cette évolution). C’est ce qui s’est produit par exemple entre 2009 et 2014 en France, autour du phénomène des marées vertes en Bretagne : des associations environnementalistes locales des Côtes d’Armor sont parvenues à susciter l’intérêt des médias à partir d’accidents survenus sur les grèves touchées par les échouages d’algues vertes, suscitant un pic de traitement médiatique qui s’est déployé sur une période assez longue et a durablement transformé les discours publics et les représentations des marées vertes. D’abord, du fait d’un accroissement de la sensibilité du public et des médias à des épisodes de prolifération algale sur d’autres sites, d’abord côtiers, puis sur les plans d’eaux intérieurs. Ensuite, par un phénomène d’escalade symétrique entre acteurs porteurs d’enjeux et de sensibilités opposées (comme les institutions gestionnaires ou les représentants professionnels agricoles), lié à leur désir de reprendre en main l’agenda médiatique et aboutissant, ainsi, à une inflation du traitement médiatique des marées vertes par des journalistes non spécialistes, alors même qu’ils souhaitaient l’éviter (Levain, 2017).

9.3.5.2.2.L’eutrophisation et les mobilisations environnementalistes

En observant les mobilisations environnementalistes, la perméabilité entre concepts scientifiques, catégories institutionnelles et argumentaires militants et leur évolution au fil du temps apparaît dans certains cas très clairement : dans l’analyse qu’ils ont consacrée à l’évolution des mobilisations contre le barrage de Chambonchard sur le Cher en France, les géographes français P. Garnier et S. Rode relèvent ainsi l’apparition, dans la seconde moitié des années 1980, d’arguments nouveaux pour les associations d’opposants, fondés sur une vision négative des processus d’eutrophisation, qui sont explicitement identifiés. L’état eutrophisé du milieu s’oppose de plus en plus nettement à une vision dynamique, incarnée et intégrée des écosystèmes, dans laquelle l’eau est un liant qui circule (Garnier & Rode, 2007).

La dynamique observée depuis 2011 en Bretagne au sein des associations environnementalistes présente à cet égard un intérêt particulier : les pollutions en composés azotés et phosphorés ont fait l’objet, depuis les années 1980, d’une très forte mobilisation de la part de l’association Eau et Rivières de Bretagne, fondée par un petit groupe de militants environnementalistes passionnés de pêche (Mettoux, 2004). Mais l’accession des marées vertes au statut de problème environnemental majeur au niveau national à la fin des années 2000 implique au premier chef des militants d’associations locales, qui ne partagent que très partiellement l’histoire et la culture naturaliste d’Eau et Rivières de Bretagne, et s’opposent régulièrement à ses administrateurs. Ces associations centrées sur la lutte contre les marées vertes construisent un récit alternatif de la persistance des marées vertes : ce récit met l’accent à la fois sur la mise en danger de la population et l’inaction coupable des institutions, en menant un travail d’enquête fondé sur la recherche de victimes et la mesure des taux d’hydrogène sulfuré sur les grèves. Les algues vertes, davantage que l’eutrophisation, sont l’objet de ces enquêtes profanes et de cette forme d’épidémiologie populaire, qui s’appuie sur les témoignages et la production de données nouvelles plutôt que sur les savoirs scientifiques et l’expertise institutionnelle (Levain, 2014).

L’eutrophisation comme catégorie et comme objet d’action publique : les supports institutionnels des représentations

Catégorie experte, en voie d’appropriation et de traduction par le truchement de la montée en puissance des inquiétudes environnementales, l’eutrophisation est également devenue une catégorie importante de l’action publique. Elle est identifiée à la fois comme un problème à résoudre et comme un signe de la santé des milieux aquatiques, donnant lieu à un suivi par des batteries d’indicateurs de plus en plus fins. L’eutrophisation peut donc être considérée comme une catégorie de gestion, voire comme une catégorie politique, ce qui contribue à son déconfinement progressif. Celui-ci s’effectue dans un contexte de densification cognitive des politiques publiques environnementales et, en Europe, de gestion territorialisée des politiques de l’eau (voir partie 1).

Dans ce contexte, plusieurs auteurs soulignent l’importance de la confiance accordée aux autorités publiques dans la compréhension et le soutien apporté par les citoyens aux régulations environnementales. Dans une enquête récente menée en Suède, Zannakis et al. (2015) montrent par exemple que la perception de l’efficacité et de l’équité de l’action publique influence positivement l’engagement des propriétaires de résidences dont les réseaux d’assainissement individuel sont défaillants dans une mise aux normes de leur installation : la crédibilité des politiques publiques de lutte contre l’eutrophisation s’avère, du fait de la difficulté à établir des connexions claires entre le comportement individuel et les dommages finaux sur le milieu, un facteur crucial d’adhésion. Qui plus est, le fait que les instruments d’action publique soient, en la matière, pour la plupart à large spectre et que leur mise en œuvre indifférenciée puisse conduire à des impacts variables accentue l’importance d’un dialogue ouvert autour des finalités plus générales de l’action menée (Goss & Barry, 1995). L’action publique a également des effets par l’ouverture d’espaces de dialogue et de débat, la fourniture d’informations sur l’état des milieux, ainsi que par la mise en place d’instruments de politiques publiques. De façon indirecte, c’est par exemple ce qui ressort d’une enquête réalisée par la psychologue E. Michel-Guillou auprès de 74 agriculteurs sur le territoire de l’agence de l’eau Artois-

Picardie (Michel-Guillou, 2004). L’enquête cherchait à analyser les relations entre perception d’une pollution aux nitrates touchant les eaux souterraines, attribution de responsabilité et ce que la chercheuse nommait « l’implication personnelle » des agriculteurs (c’est-à-dire leur prédisposition à l’action). Les résultats font apparaître que la pollution de l’eau est identifiée par plus des ¾ des agriculteurs interrogés comme une pollution locale importante. Toutefois, une forte variabilité entre les sites est observée : les perceptions et attitudes varient en fonction du degré de pollution des sites, mais de façon non linéaire. Ainsi, dans les sites peu ou pas pollués, les agriculteurs interrogés semblent évoquer plus facilement l’existence d’une pollution locale de l’eau et identifient une responsabilité partagée entre l’industrie, les ménages et l’agriculture. Sur les sites où la pollution atteint un seuil plus important, la moitié des agriculteurs ne reconnaissent pas son existence. Enfin, sur les sites où les taux de nitrates atteignent des niveaux critiques, on retrouve une large reconnaissance de la pollution, ainsi qu’une implication personnelle plus importante. Comme le souligne E. Michel-Guillou, ces résultats permettent d’analyser les attitudes de déni comme étant directement liées au manque de contrôle perçu de l’environnement, lui-même corrélé à une absence d’implication personnelle. Deux des résultats indirects de cette étude méritent par ailleurs d’être mis en avant. D’abord, le fait qu’aucun des agriculteurs interrogés n’attribue la responsabilité de la pollution à l’agriculture seule. Ensuite, le fait qu’existent sur les sites les plus touchés par les pollutions azotées des eaux souterraines, des programmes locaux de lutte contre les pollutions, incluant des formes de contractualisation avec les agriculteurs.

Il est important de ne pas hâtivement interpréter les corrélations mises en évidence par des enquêtes de ce type comme des causalités : néanmoins, l’enquête semble indiquer que la possibilité de s’engager concrètement et l’accès à une information environnementale détaillée peuvent contribuer à réduire les situations d’inconfort psychologique vécues par les agriculteurs dans un contexte où leur pratiques sont globalement et localement régulièrement mises en cause. Ces situations d’inconfort psychologique, voire d’angoisse naissent du décalage croissant entre les attentes sociales perçues vis-à-vis de l’agriculture et les discours experts d’une part, la réalité des pratiques et des systèmes de production d’autre part. Elles sont relevées par plusieurs auteurs, qui montrent les coûts sociaux et psychologiques pour les agriculteurs de la reconstruction d’une cohérence cognitive et argumentative face à des signaux cognitifs, sociétaux et économiques contradictoires (Levain, 2011 ; Uekötter, 2014). L’historien allemand F. Uekötter montre ainsi, en étudiant l’évolution des pratiques de fertilisation en Allemagne depuis la 2ème Guerre Mondiale, qu’en présence d’une situation complexe, d’incertitudes scientifiques

et de perspectives d’amélioration majeure des conditions de travail, la profession agricole a préféré risquer une surfertilisation (et des coûts supplémentaires) plutôt que d’investir dans l’acquisition de connaissances ajustées aux besoins. Au vu de la structuration de la profession, ce choix a été effectué collectivement, avec des conséquences, au vu du degré d’encadrement des individus par les organisations professionnelles, sur l’autonomie des agriculteurs et sur leur équipement cognitif. Pour l’auteur, ce processus a eu une conséquence indirecte sur le long terme : une anxiété profonde, du fait de l’écart croissant entre les pratiques et les discours publics des experts (Uekötter, 2014).

De façon plus ciblée, la construction des perceptions de la qualité de l’eau s’appuie également sur les politiques de labellisation des sites qui, pour ne pas être interprétées de façon uniforme par les usagers, les influence directement. A l’occasion d’une enquête menée auprès des usagers de 6 plages sud- africaines, dont trois disposant du label « pavillon bleu », Lucrezi et Van der Merwe (2015) montrent par exemple que plus de la moitié des usagers déclaraient connaître les principaux critères de son attribution. Les auteurs relèvent toutefois que cette proportion est bien moindre dans les enquêtes par questionnaire du même type réalisées en Europe, et les critères d’appréciation de la qualité de l’eau (centrés sur la bactériologie) ne sont pas détaillés. Il reste que ces études tendent à montrer, en tendance, un effet des processus de labellisation sur les représentations de la qualité des milieux. La portée des signaux institutionnels négatifs (interdictions ponctuelles de baignades ou de pêche, panneaux d’avertissement etc.) sur les perceptions des milieux n’a en revanche pas fait l’objet d’études approfondies à ce jour.

L’action publique contribue plus largement à la construction et à la transformation des représentations sociales associées à l’environnement, notamment à l’évaluation de la conformité et de l’adéquation des comportements à des normes et à des standards. Après 25 ans de politiques encourageant l’écologisation des pratiques agricoles et la multifactorialité de l’agriculture en Suède, le sociologue F.P. Saunders montre ainsi que les représentations des bonnes pratiques agricoles et les définitions même de ce qu’est un « bon agriculteur » se sont sensiblement diversifiées (Saunders, 2015), et ce y compris chez les agriculteurs eux-mêmes. L’action publique change en effet les règles du jeu en matière agricole et offre des opportunités de différenciation et de repositionnement à une partie des acteurs agricoles, jusqu’à toucher leurs représentations à propos d’eux-mêmes et de leur rôle social. Il faut noter, à cet égard, la difficulté à analyser aujourd’hui les représentations des agriculteurs à partir des discours tenus à l’occasion des entretiens, relevée par plusieurs auteurs, sans prendre en compte leur confrontation répétée à la critique : d’une part, les discours dépendent des contextes d’énonciation, d’autre part, le rapport à l’enquêteur et à ses propres représentations de l’agriculture est lui-même l’objet d’une évaluation lors des entretiens (voir par exemple, pour le cas de la Bretagne : Michel-Guillou, 2009b ; Levain, 2014).

9.3.5.3.La mobilisation et la diffusion des connaissances expertes : catégories émergentes et

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