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Une analyse transversale des facteurs influençant la mobilisation des acteurs sociaux et l’action

9.2. Les trajectoires de l’eutrophisation dans les politiques publiques et en tant que problème

9.2.1. Repères historiques autour du problème de l’eutrophisation

9.2.1.2. Une analyse transversale des facteurs influençant la mobilisation des acteurs sociaux et l’action

9.2.1.2.1.Les points de convergence entre les différents cas : la périodisation des politiques de lutte contre l’eutrophisation

Malgré les différences de contexte très marquées, les politiques de lutte contre l’eutrophisation évoquées dans cette première partie ont en commun de passer par différentes étapes, qui semblent constituer une périodisation assez générique pour la prise en charge de ce type de problème dans les pays industrialisés.

La première période est caractérisée par la prise en charge des pollutions nutrimentielles en milieu urbain : celle-ci passe par le développement des infrastructures d’assainissement collectif et l’interdiction des rejets directs dans les milieux aquatiques. La préoccupation est avant tout sanitaire, il s’agit sur le fond de dissocier, sur un plan technique comme sur un plan symbolique, les milieux aquatiques récepteurs et les effluents d’origine anthropique. Cette période est marquée par la convergence des objectifs de réduction des pollutions bactériennes et des pollutions nutrimentielles et aboutit, dans tous les cas étudiés, à des résultats significatifs. Les politiques ne visent pas un nutriment en particulier, mais une amélioration globale de l’état sanitaire des espaces densément peuplés. Dans les pays les plus anciennement industrialisés, comme ceux étudiés ici, ce « premier âge » de la prise en charge de l’eutrophisation est devenu politiquement et socialement peu visible, quoiqu’il se traduise encore par des investissements publics et des dépenses de fonctionnement significatives.

La seconde période se déploie, dans les cas étudiés, entre les années 1970 et les années 1990 : les interventions publiques se concentrent sur la gestion du petit cycle de l’eau. Les diagnostics relatifs aux causes de la dégradation de l’état écologique des masses d’eau s’affinent suffisamment pour donner lieu à une gestion différenciée de ces causes. Des cadres législatifs et réglementaires de portée générale fournissent des points d’appui importants aux politiques de lutte, qui restent majoritairement locales. Dans ce cadre, les pollutions ponctuelles concentrent l’essentiel des politiques menées. Celles-ci peuvent en effet être abordées soit par la mise en œuvre d’une action directe de la part des autorités publiques (notamment, l’amélioration de la performance de l’assainissement collectif), soit par une réglementation ad hoc et/ou une négociation avec des opérateurs industriels facilement identifiables. Là encore, des résultats significatifs sont obtenus, quoique souvent de haute lutte et au prix de programmes très coûteux pour les finances publiques.

La troisième période, en Europe comme aux Etats-Unis, se caractérise par la montée en puissance de la problématique des pollutions diffuses, qui conduit à une prise en compte croissante du grand cycle de l’eau. Celle-ci résulte de plusieurs facteurs, qui seront abordés dans le détail dans la suite de cette contribution : l’effacement relatif des sources ponctuelles de pollution, l’amélioration des connaissances (notamment la sophistication des modèles, qui mettent davantage en évidence, par exemple, le rôle des pollutions aériennes dans l’eutrophisation), la difficulté à obtenir des résultats sur le front des pollutions diffuses d’origine agricole. Du point de vue des instruments mobilisés, en Amérique du Nord comme en Europe, on observe à la fois un durcissement des réglementations, tant en ce qui concerne les émissions que la qualité des milieux récepteurs, et une prédominance des approches fondées sur l’engagement volontaire des parties prenantes dans des programmes locaux de lutte contre les pollutions nutrimentielles et/ou les apports sédimentaires dans les milieux aquatiques.

9.2.1.2.2.La caractérisation des politiques de lutte contre l’eutrophisation : entre facteurs environnementaux et facteurs sociaux

Cette périodisation à gros traits mérite bien sûr d’être affinée : des variations locales importantes sont relevées dans la littérature, en fonction des enjeux attachés localement à la restauration des masses d’eau et des dynamiques écologiques identifiées comme motrices dans le développement des phénomènes d’eutrophisation.

Les facteurs environnementaux locaux semblent avoir un effet assez limité sur le type de politiques mises en œuvre. Ce constat peut paraître surprenant : comme les parties précédentes de l’expertise l’ont rappelé, il existe aujourd’hui un large consensus scientifique sur le fait que l’azote constitue le principal facteur de maîtrise et le principal levier d’action pour lutter contre l’eutrophisation en milieu marin, alors que c’est le phosphore qui joue ce rôle pour les eaux douces. Les enjeux politiques et scientifiques attachés à l’identification de ces différents facteurs de maîtrise ont été, et restent encore dans certaines zones touchées, importants. Il semble que l’identification d’une cible privilégiée ait constitué historiquement une voie majeure de structuration de l’action publique. C’est par exemple le cas pour la problématisation des apports massifs de phosphore dans les Grands Lacs, comme en témoigne le combat pour la baisse de la teneur en phosphates des lessives. C’est a contrario le cas pour les nitrates dans l’Union européenne. Mais dans la pratique, on s’aperçoit, d’une part, que les instruments de politiques publiques déployés ont souvent des effets simultanés sur les deux sources, d’autre part, que les politiques publiques tendent vers un niveau d’intégration croissant et considèrent de plus en plus les pollutions à l’azote et au phosphore de façon couplée. Sur le premier point, on peut penser notamment aux interventions visant la restructuration paysagère et la lutte contre les fuites de nutriments par le développement des couverts végétaux et des zones tampon ou l’accompagnement vers un équilibre de la fertilisation. Sur le second, un bon exemple de cette intégration croissante est donné par les politiques les plus récentes menées sur les Grands Lacs laurentiens, qui se donnent des objectifs symétriques de réduction des apports de N et P11 . Qui plus est, les travaux de De Jong (2006 ;

2016) montrent que les objectifs politiques constituent de fait une rationalisation ex-post suite à des compromis entre des visions parfois contradictoires : dans le cas de la Mer du Nord, la formulation d’un objectif de 50% de réduction des flux de nutriments est le fruit de l’engagement de chercheurs danois dans le dispositif, qui défendaient des objectifs forts n’ayant pas toujours fait l’objet de publications internationales. Cette position était, par exemple, récusée par la majorité des chercheurs britanniques participant aux négociations. Mais il n’en demeure pas moins que l’extension à l’azote des objectifs de réduction de flux qui ne concernaient initialement que le phosphore résulte de la prise en compte de données scientifiques nouvelles.

En revanche, faire de l’eutrophisation un objet de politiques publiques conduit de facto à placer les masses d’eaux situées aux exutoires des réseaux hydrographiques au cœur de dispositifs de politiques publiques. La focale sur les réceptacles finaux principaux des pollutions conduit à prendre en compte des territoires très larges situés en amont, territoires qui peuvent connaître des dynamiques de développement et des dynamiques sociales contrastées par rapport aux espaces riverains des masses d’eaux touchées.

9.2.1.2.3.Le déclenchement de l’action publique et les leviers d’action : une synthèse

L’identification des facteurs déclenchant les politiques publiques de lutte, favorisant leur efficacité et leur adaptation au cours du temps s’avère délicate et fait l’objet d’analyses contrastées de la part des auteurs. En effet, ces politiques ne peuvent être analysées indépendamment de leur contexte social et politique. Par ailleurs, c’est bien souvent la conjonction de plusieurs dynamiques qui a conduit à la mise

11L’agence de protection de l’environnement américaine (EPA) préconise ainsi une stratégie de lutte combinée dirigée vers N et P, en faisant

attention dans les bilans à bien tenir compte des formes biodisponibles de ces éléments. Voir : USEPA, 2015. Preventing eutrophication: scientific support for dual nutrient criteria, MC 4304 T, februar 2015, 6 p.https://www.epa.gov/nutrient-policy-data/preventing- eutrophication-scientific-support-dual-nutrient-criteria.

à l’agenda des problèmes d’eutrophisation, suivant en cela l’analyse classique de la construction sociale des problèmes publics environnementaux : la connaissance, l’alignement temporel, une part de hasard, les événements dramatiques et la présence d’entrepreneurs de cause (De Jong, 2006 ; Hannigan, 2014). La majorité des auteurs considère qu’en l’occurrence, la recherche a joué un rôle essentiel dans cette mise à l’agenda. Plus largement, l’organisation des relations entre sciences et politique constitue le cœur des dispositifs de gouvernance de l’eutrophisation dans tous les cas étudiés. Mais, comme le souligne par exemple Bocking (1997) pour le cas des Grands Lacs, les institutions de recherche et les chercheurs participent tout autant de la construction de cadrages pour la prise en charge de problèmes environnementaux complexes de ce type (qu’il s’agisse de la recherche finalisée ou de la conception de modèles), qu’au lancement d’alertes et à la production de discours critiques. C’est pourquoi de nombreux auteurs se sont attachés à décrire finement les dynamiques attachées à la production de connaissances sur l’eutrophisation, en particulier la gestion de l’incertitude, l’équipement cognitif des politiques publiques et la production d’expertise. La ligne de partage essentielle entre les auteurs est la suivante : si certains considèrent que des politiques fondées sur des connaissances scientifiques poussées et à jour ont toutes les chances d’être efficaces, d’autres, comme De Jong (2006) questionnent ce modèle : le savoir scientifique objectif peut-il et doit-il fonder la décision politique ?

Des auteurs comme T. Kehoe ou K.A. Gould insistent davantage sur le rôle essentiel des mouvements sociaux pour faire pression sur les autorités et obtenir d’elles un changement d’attitude vis-à-vis des acteurs économiques puissants qui peuvent avoir intérêt au statu quo (Kehoe, 1992 ; Gould, 1993). Là encore, le cas de la réglementation des teneurs en phosphates dans les lessives constitue un exemple éclairant. En France, le rôle des mobilisations environnementalistes locales dans l’intensification de l’effort gouvernemental pour lutter contre l’eutrophisation côtière a pu également être souligné (Bourblanc, 2007 ; Levain, 2014). Au-delà de la pression que les mobilisations sociales font directement peser sur les autorités dans le cadre de dispositifs institutionnels de négociation, celles-ci réalisent un travail de problématisation qui tend à modifier la façon dont les pollutions sont appréhendées dans l’espace public, notamment via les médias.

L’influence du système de gouvernement et du régime de régulation des pollutions sur la mise en œuvre des politiques de lutte contre l’eutrophisation est souvent évoquée, mais sans que ces travaux soient réellement concluants. Dans une étude comparative très approfondie publiée dans le Journal of Land

Use and Environmental Law en 2004 (Aukerman, 2004), C. Aukerman utilise la comparaison entre

l’histoire et les caractéristiques socio-spatiales de la baie de Chesapeake et d’Ecosse pour mettre en évidence quelques-unes des caractéristiques majeures de la gouvernance de l’eutrophisation : elle relève par exemple que l’histoire environnementale du nouveau et de l’ancien mondes font que le degré d’artificialisation des écosystèmes aquatiques s’avère différent et que les temporalités de référence à prendre en compte dans les politiques diffèrent également. Du point de vue de la gouvernance elle- même, le rapport à l’eau et à sa qualité varie considérablement en fonction de ses modes d’administration historiques (centralisée, féodale, communautaire etc.). De même, la gestion de l’héritage des pollutions passées, très importante dans le cas de l’eutrophisation, ne peut être appréhendée de la même manière.

Plusieurs auteurs mettent en évidence l’importance de la circulation des cadres et des initiatives de politiques publiques d’un espace à l’autre (voir, pour le cas de la circulation de la controverse du phosphore dans les détergents des Etats-Unis à la France : Deroubaix, 2007 ; pour le cas des espaces de coopération internationale : Francis, 1988 ; Kratovits et Punning, 2001). L’existence d’une coordination fédérale ou communautaire s’est avérée, des deux côtés de l’Atlantique, déterminante pour la structuration des politiques publiques de lutte contre l’eutrophisation. La complexité qui résulte de cette gouvernance multi-échelle peut toutefois susciter des difficultés de coordination entre le niveau local et le niveau national, ce qui produit un appel d’air pour la constitution de systèmes de suivi à visée panoptique (voir, pour le cas des Etats-Unis : Greening & Elfring, 2002). Elle peut aussi exclure certains acteurs qui ne peuvent trouver leur place dans cet édifice complexe (voir notamment : Gould et Weinberg, 1991 ; 1993).

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