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La confrontation directe entre les populations et les phénomènes d’eutrophisation, faiblement

9.4. Approches situées des coopérations et des conflits associés à l’eutrophisation

9.4.3. Examen détaillé des quatre configurations hydro-sociales

9.4.3.1. La confrontation directe entre les populations et les phénomènes d’eutrophisation, faiblement

9.4.3.1.1.Des droits fondamentaux mis à mal

Les populations très dépendantes de la pêche sont les premières victimes de l’accentuation des épisodes dystrophiques.

L’historien G. Bankoff analyse ainsi les marées rouges très toxiques qui ont lieu depuis le début des années 1980 aux Philippines comme un conflit entre deux sociétés, celle des algues dinoflagellées et celle des hommes, qui entrent en compétition pour l’appropriation des ressources apportées par les eaux côtières, la première tendant à l’emporter sur la seconde (Bankoff, 1999).

« L’usage irraisonné des eaux côtières dans le monde en développement (et le monde développé) comme réceptacle des déchets et sous-produits des sociétés industrielles d’une part, et la quête inexorable de sources de protéines de moins en moins chères par des populations de plus en plus pauvres d’autre part, créent les conditions dans lesquelles les marées rouges s’épanouissent et la consommation de coquillages s’accroît” (p.108)

Bankoff rappelle ainsi le nombre très important d’épisodes de toxicité aigüe ayant causé de nombreuses victimes humaines chez les populations insulaires et littorales riveraines de l’Océan Indien et du Pacifique Occidental depuis les années 1970. L’impact des blooms phyto-planctoniques sur la société philippine est majeur. De façon directe, la consommation de produits de la mer (notamment de coquillages) contaminés est à l’origine, a minima, de plusieurs dizaines de morts et de plusieurs centaines d’hospitalisations en 1983. Le phénomène se reproduit, avec les mêmes conséquences, dans les années qui suivent. Enfants et personnes âgées sont particulièrement touchés. De façon plus indirecte, le gouvernement philippin a tenté de faire face à cette recrudescence de mortalité en mettant en place un système de suivi du taux de toxines dans les produits pêchés et des interdictions temporaires de consommation et de vente dans les zones les plus touchées. Les populations pauvres et marginalisées dépendant de la pêche, à la fois pour leur subsistance quotidienne et pour la

commercialisation des produits de leur activité, sont ainsi soumises à des aléas supplémentaires. Leur activité alimente qui plus est des secteurs importants de l’économie formelle : la totalité de l’industrie de la pêche est affectée par les blooms et les interdictions, du fait d’une chute massive de la demande du fait des alertes répétées relayées par les médias et de restrictions à l’exportation. Il en résulte une double insécurité, sanitaire et économique, qui pèse sur des centaines de milliers de Philippins, en particulier les populations pauvres et urbaines.

Plusieurs travaux récents mettent en évidence l’accentuation probable de ces difficultés dans les années à venir, notamment en Asie. C’est le cas, par exemple, dans la baie du Bengale, où l’accroissement exponentiel de la population urbaine à proximité des côtes, sans que les dispositifs d’approvisionnement en eau et d’assainissement puissent suivre le même rythme, est susceptible à la fois d’accentuer les phénomènes d’eutrophisation côtière (les blooms de phytoplancton toxique touchant, dans le cas d’espèce, la quasi-totalité des eaux de la baie à l’horizon 2050) et le nombre de personnes vulnérables (Zinia & Kroeze, 2015).

L’aquaculture côtière est également très durement touchée, comme en témoignent les crises à répétition qui touchent la filière du saumon au Chili ou en Suède. L’analyse comparée de ces deux cas, à laquelle se sont livrés Bailey et al. à l’occasion d’un programme de recherche interdisciplinaire sur l’eutrophisation côtière stimulé par l’effondrement de la filière du saumon d’élevage au Chili (Bailey et al., 2015). Dans une perspective un peu similaire à celle proposée par G.Bankoff, l’une des idées directrices du projet était d’appréhender de façon symétrique les facteurs de vulnérabilité et les dynamiques adaptatives des écosystèmes d’un côté, des communautés locales de l’autre, du point de vue des effets associés à l’eutrophisation. Mais ce que le volet « sciences humaines et sociales » du projet met finalement en évidence, c’est que la vulnérabilité des communautés et des filières halieutiques locales aux phénomènes de blooms algaux est finalement bien plus fonction des formes d’organisation sociale et politique associées à la gouvernance de la ressource qu’aux aléas environnementaux eux-mêmes, au point que le dialogue entre les chercheurs et les porteurs d’enjeux locaux sur la façon dont les recherches menées sur l’eutrophisation peuvent aider à la décision s’avère in fine délicat : il y a très peu de recoupement, dans le cas chilien comme dans le cas norvégien, entre leurs préoccupations respectives. Pour les chercheurs, les blooms algaux représentent le paramètre le plus difficile à contrôler, mais celui sur lequel ils espèrent pouvoir agir.

«Au Chili, il apparut rapidement que de nombreux porteurs d’enjeux étaient particulièrement concernés par l’incapacité de l’Etat chilien à suivre et mettre en oeuvre l’application de ses propres mesures de gestion. Les Norvégiens, vivant dans un pays où la confiance dans les institutions étatiques est en règle générale beaucoup plus importante, étaient davantage préoccupés par les problèmes sociaux qu’une croissance de l’aquaculture pourrait générer : le besoin de main d’oeuvre s’est déjà traduit par un large flux de travailleurs étrangers, posant des défis nouveaux aux communautés locales. Plus d’aquaculture est susceptible d’accentuer les enjeux déjà existants. Dans ces deux cas, donc, il y avait peu de correspondance entre les préoccupations des experts et ceux des porteurs d’enjeux locaux. Cela nous ramène (encore) au problème de la pertinence politique du projet CINTERA, le facteur clef de son interdisciplinarité. L’eutrophisation et ses effets sont un problème clef pour notre groupe de chercheurs en sciences biophysiques, mais qui n’apparaissait pas sur le radar des porteurs d’enjeux, si sur celui des chercheurs en sciences sociales qui travaillaient habituellement sur les questions d’aquaculture.» (Bailey et al., 2015: 9131)

Au final, même dans les cas critiques d’eutrophisation à phytoplancton toxique, les acteurs sociaux, dans la mesure où leur activité et l’interlocution avec les institutions est suffisamment structurée, ne semblent pas se concentrer sur l’analyse du phénomène mais développent une analyse systémique dans laquelle le positionnement et le rôle des autres acteurs occupe la place la plus importante.

9.4.3.1.2.Crises dystrophiques et justice environnementale

Cette complexité de la confrontation à l’eutrophisation a d’autres visages : les phénomènes locaux s’inscrivent dans des dynamiques de transformation rapide des milieux aquatiques, dont l’exploitation

à des fins commerciales met en présence à la fois des groupes locaux et des intérêts extérieurs aux territoires concernés. Les bouleversements d’origine anthropique des écosystèmes lacustres, notamment des réseaux trophiques (introduction de nouvelles espèces de poissons destinées à l’exploitation à grande échelle, disparition des espèces locales, introduction involontaire d’espèces végétales envahissantes) sont parfois à l’origine d’une aggravation rapide des phénomènes d’eutrophisation qui paupérisent des populations locales de pêcheurs devenues très dépendantes de l’exportation des ressources halieutiques, comme dans le cas – controversé – de l’introduction de la perche du Nil dans le lac Victoria (Pratt, 1996). La satisfaction des besoins fondamentaux des populations locales entre en compétition avec le maintien d’une activité de pêche spécifiquement destinée à l’exportation. Le même type de dynamiques est observé au Mexique, dans les communautés côtières de pêcheurs de l’état du Sinaloa : le développement massif de l’élevage de crevettes s’est accompagné de la chronicisation des marées rouges, qui privent les pêcheurs locaux de leurs ressources. Cette situation conduit à une accélération de l’émigration des populations côtières d’une part, à leur intégration dans la filière de la crevette d’autre part, au prix d’une précarisation accrue. Comme dans le cas étudié par M. Pratt, ces bouleversements socio-écologiques se sont traduits par d’autres transformations sociales importantes, notamment une féminisation accélérée de la main d’œuvre, dans des conditions d’emploi encore plus défavorables que celles des hommes (Cruz-Torres, 2001). Dans ce type de configuration, dégradations environnementales et dégradation des conditions de vie vont de pair, l’eutrophisation apparaissant comme une conséquence indirecte de l’exploitation à grande échelle des ressources côtières : ces situations matérialisent bien souvent la confrontation asymétrique entre des acteurs puissants, internationalisés et fortement structurés et des communautés locales dotées de faibles ressources et de peu de points d’appui institutionnels.

L’anoxie dans les « zones mortes » a, pour les populations locales, potentiellement des conséquences catastrophiques. Mais ces effets, par exemple dans des zones très bien documentées dans la littérature en sciences biophysiques comme les mers fermées ou semi-fermées (telles que la Mer Noire ou la Mer Caspienne) ou les zones côtières à proximité de grands estuaires (comme le Golfe du Mexique) sont en revanche très peu documentés en sciences humaines et sociales : le corpus de cette expertise ne contient aucune publication relative à l’expérience des populations riveraines. Cette absence peut être liée à la complexité et à la densité des pollutions qui affectent ces écosystèmes, ce qui a pu conduire les auteurs à ne pas se référer à l’eutrophisation en tant que telle dans leurs textes. Des recherches documentaires plus approfondies seraient donc à conduire sur ce point.

9.4.3.2.Les crises dystrophiques affectant périodiquement des masses d’eaux emblématiques

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