• Aucun résultat trouvé

Impasses et pistes : eutrophisation et pollutions diffuses

9.2. Les trajectoires de l’eutrophisation dans les politiques publiques et en tant que problème

9.2.4. L’eutrophisation comme objet d’action publique en Europe : approches et questions

9.2.4.3. Impasses et pistes : eutrophisation et pollutions diffuses

9.2.4.3.1.Eutrophisation et gouvernance des pollutions diffuses d’origine agricole

La période contemporaine se caractérise d’abord par une montée en puissance des pollutions agricoles comme enjeu central des politiques de reconquête de la qualité de l’eau, du fait de l’accroissement, au cours de la 2nde moitié du XXème siècle dans les pays industrialisés, de leur poids relatif par rapport aux

pollutions industrielles et domestiques. La trajectoire de l’eutrophisation en tant que problème public ne se confond pas avec celle des pollutions agricoles, au contraire : jusqu’à la fin des années 1980, les cadrages dont elle fait l’objet dans les zones les plus précocement et visiblement touchées sont très liés aux pollutions ponctuelles et à la problématique du phosphore. Les années 1990 sont une période de changement de cadrage, au cours de laquelle se rencontrent des mondes sociaux, des référentiels de politiques publiques et des formes de connaissance auparavant disjoints : ceux de la qualité de l’eau et de l’agriculture. Pour le cas de la France, les années 2000 surtout marquent la jonction entre problématique des pollutions diffuses agricoles et eutrophisation des côtes bretonnes (Bourblanc, 2016).

Les politiques de prise en charge des pollutions diffuses d’origine agricole, en particulier des pollutions nutrimentielles datent de cette époque. Elles sont construites aux échelons européen, national et local, en prenant appui sur un droit de l’eau spécifique et des formes de régulation qui suivant les pays et les traditions de coopération, s’appuient sur des instruments d’action hétérogènes. Au niveau local, mis à part dans les contextes où un processus de négociation équilibré a pu se mettre en place localement, c’est-à-dire quand la valeur économique de l’eau est liée à sa qualité et que l’eau constitue une ressource stratégique majeure pour des acteurs locaux de poids important, les effets de ces politiques ont été limités sur un plan strictement quantitatif. B. Barraqué et C. Viavattene (2009) relèvent que ce type de situation se rencontre jusqu’à présent assez rarement en France : mis à part les impluviums alimentant des sources d’eau minérale, et les bassins d’alimentation de villes importantes comme Rennes ou Paris, les cas d’accords coopératifs entre les gestionnaires de l’eau potable et les agriculteurs dans une perspective préventive se sont généralement soldés par une forte révision à la baisse des objectifs de réduction des flux et des concentrations en sels nutritifs au fil du temps et par des résultats décevants.

Suivant les auteurs, la difficulté à obtenir des résultats sur ce front est attribuée au poids de facteurs structurels au sein de l’agriculture, en particulier au poids déterminant dans le changement de pratiques agricoles des organisations professionnelles économiques dont le rôle est pourtant largement négligé (Bourblanc, 2008), au manque d’intégration entre politiques publiques agricoles et environnementales, à la persistance d’arrangements institutionnels donnant un poids considérable aux représentants agricoles défendant le statu quo (Bourblanc, 2007 ; Bourblanc et Brives, 2009 ; Peyraud et al., 2014) ou encore aux faiblesses des dispositifs d’inspection et de contrôle (Bourblanc, 2011). Enfin, le décalage

entre la logique fonctionnelle du bassin versant où les améliorations en termes de qualité de l’eau doivent être obtenues et les territoires où s’originent les pollutions et où elles sont réglementées est en pratique difficile à gérer et coordonner (Ghiotti, 2006; Jordan et al., 2012)

9.2.4.3.2.L’eutrophisation, problème environnemental global ?

On peut considérer que cette période de transition n’est pas achevée partout, ce qui explique en partie le fait que malgré l’effort de recherche très conséquent mené sur les problèmes d’eutrophisation depuis presqu’un siècle un niveau mondial, ceux-ci restent relativement peu visibles en tant que tels dans les arènes internationales et l’agenda politique. Ceux-ci contribuent en effet à faire émerger des systèmes explicatifs généraux permettant d’identifier, catégoriser, décrire et définir des priorités d’action. Plusieurs programmes de recherche internationaux de grande ampleur se sont penchés sur les problèmes d’eutrophisation, le plus souvent en lien direct avec une problématique de gestion spécifique nécessitant une approche coordonnée. Cela a notamment été le cas en Mer Baltique et dans plusieurs grands estuaires et grands lacs en Amérique du Nord. Mais malgré l’intensité des recherches qui lui sont dédiées, l’eutrophisation littorale peine à accéder, en raison de la diversité de ses formes, de sa banalisation et de sa complexité tout à la fois, à une visibilité mondiale. A titre d’exemple, la première étude globale relative à ces phénomènes, identifiant l’existence de plus de 170 zones côtières « mortes » et conçue par les chercheurs qui en étaient à l’origine comme une alerte majeure (Diaz et Rosenberg, 2008), n’a reçu qu’un écho très limité dans la presse. Les cadrages scientifiques et politiques soutenant l’émergence de l’eutrophisation comme problème écologique mondial sont encore instables. Ils s’inscrivent dans un travail important de formalisation et d’articulation des différents problèmes écologiques globaux, notamment avec les diagnostics de dégradation des écosystèmes océaniques d’une part, de perturbation majeure des cycles de l’azote et du phosphore d’autre part.

De ce point de vue, l’arrière-plan cognitif des politiques publiques peut changer sensiblement dans les années à venir. D’une part avec un changement d’échelle et la structuration d’un agenda international visant la prise en compte de la perturbation du cycle de l’azote et du cycle du phosphore. Les problèmes d’eutrophisation sont en effet jusqu’à présent appréhendés principalement comme des problèmes environnementaux locaux et les milieux aquatiques comme des compartiments à part dans les flux. Les dynamiques sédimentaires et atmosphériques sont relativement moins prises en compte dans les modèles prédictifs. L’entrée par les milieux s’oppose ainsi à une entrée par les composants et les cycles, qui s’accompagne d’une réflexion à grande échelle sur les impacts environnementaux des activités humaines comme l’élevage (voir par exemple, pour le cas de l’azote : Martinez et Béline, 2002). L’arrière-plan technologique, économique et culturel de ces perturbations anthropiques à grande échelle a fait l’objet de nombreux travaux, mais ceux-ci sont peu mobilisés pour la problématisation de l’eutrophisation et de ses conséquences. A titre d’exemple, on peut citer la publication récente de travaux sur l’histoire sociale de l’azote (Gorman, 2013 ; Gorman, 2015). H.S. Gorman montre ainsi que la substitution de limites techniques aux limites biologiques dans la régulation du cycle de l’azote oblige à penser de nouveaux systèmes de connaissance à même de fixer des limites coordonnées à la synthèse chimique d’azote réactif pour la fertilisation. Pour Gorman, l’eutrophisation dans ses formes les plus critiques est le principal, voire le seul levier permettant la mise en évidence de l’ampleur de ces perturbations. Il est ainsi possible, ce qui n’a été que marginalement le cas jusqu’à présent, que des mobilisations moins locales que par le passé voient le jour. Il reste une différence fondamentale à prendre en compte entre le cycle du carbone et celui de l’azote : dans le cas de l’azote, la production industrielle d’azote assimilable par les plantes est une activité qui, jusqu’à présent largement absente des régulations mises en œuvre, peut en constituer une cible. Les publications émanant d’organismes de recherche proches de l’industrie des fertilisants se concentrent jusqu’à présent plutôt sur l’amélioration de son efficience, suivant ainsi une logique classique de problématisation des usages plutôt que de la production (voir par exemple : Fixen et West, 2002 ; Whitney, 2010). Or, la production d’engrais est le principal facteur d’accélération du cycle de l’azote en Europe, devant la combustion d’énergies fossiles et l’importation de produits riches en azote, en particulier destinés à l’alimentation animale (Egmond et al., 2002). Dans ce contexte, la politique agricole apparaît comme le levier d’action

le plus susceptible d’avoir un effet sur la balance azotée de l’Union européenne, loin devant les politiques de l’eau.

Le cas de l’azote invite ainsi à examiner de façon détaillée les systèmes socio-techniques, les régimes d’innovation et les régulations dans une perspective d’histoire et d’économie environnementales. La problématique est en effet bien différente pour le phosphore, les ressources en phosphore tendant à s’épuiser.A ce sujet, les travaux récents menés notamment sous l’égide du programme Phosphorus

Futures ont considérablement amélioré les connaissances disponibles (voir notamment : Cordell et al.,

2009 ; Sharpley et al., 2013; Cordell & White, 2011, 2013). Cordell et al. (2009) rappellent que l’agriculture moderne dépend de la disponibilité en phosphore, dérivé de roches phosphatées, une ressource non renouvelable dont les réserves devraient être épuisées d’ici une cinquantaine d’années (Figures 9.14 et 9.15). Alors que la demande en phosphore continue d’augmenter à un rythme soutenu, le pic de la production de phosphore devrait être atteint probablement autour de 2030. Il n’existe pas de consensus sur la date, mais les analystes s’accordent sur la baisse progressive de la qualité des roches et sur l’augmentation concomitante des coûts de production. Malgré ce constat largement partagé, la question de la ressource en phosphore peine à accéder à l’agenda politique. Selon D. Cordell, en effet, il n’existe pas de consensus entre les porteurs d’enjeux sur la nature du problème : le phosphore mène une « double vie », de polluant et de fertilisant, sans que les deux problématiques soient mises en relation. Il n’existe pas de forum international de discussion adapté et encore moins de système de régulation organisé aux échelles adaptées (Cordell, 2008). Les ressources en phosphore étant concentrées dans un petit nombre de pays, les pays les plus pauvres sont susceptibles de subir très rapidement les effets d’une raréfaction de la ressource (Obersteimer et al., 2013).

Qu’ils se placent dans la perspective d’une réduction des pollutions au phosphore ou dans celle d’une agriculture plus soutenable, les auteurs relèvent l’urgence d’une réévaluation des politiques agricoles qui mette davantage l’accent sur la gestion stratégique du phosphore. Jarvie et al. (2013) relèvent que l’optimisation du « phosphore hérité » qui joue un rôle majeur dans l’échec de nombreuses politiques de lutte contre l’eutrophisation, du fait de l’abondance des stocks de phosphore dans les sédiments, doit devenir une priorité absolue, notamment en soutenant l’effort de recherche sur le recyclage (voir également : Elser & Bennett, 2011 ; Childers et al., 2011 ; Obersteiner et al., 2013).

Figure 9.15 – Sources historiques du phosphore utilisé à des fins de fertilisation. Source : Cordell et al., 2009

9.2.4.4.Synthèse

Il n’existe pas de consensus chez les auteurs du corpus en ce qui concerne l’efficacité des politiques de lutte contre l’eutrophisation : son évaluation est très dépendante du point de vue que chaque auteur développe, à la fois sur les causes, sur la gravité des dommages et sur l’attitude des différentes parties prenantes. La question du rôle des groupes d’intérêt, en particulier des organisations économiques agricoles, est discutée, malgré le fait qu’elles aient été relativement peu impliquées au sein de l’action publique et que cet aspect pourtant essentiel s’agissant des pollutions diffuses ait au final été peu étudié jusqu’à présent.

Les auteurs s’accordent en revanche sur le fait que la Directive Cadre sur l’Eau semble cependant marquer une rupture : tant dans ses principes (la transparence et l’information du public, l’approche intégrative), dans son appareillage conceptuel (la notion de bon état écologique) que dans sa déclinaison opérationnelle, le texte semble appuyer des politiques à la fois plus ambitieuses et adaptées aux spécificités des territoires touchés par l’eutrophisation. Toutefois, nombreux sont les auteurs qui soulignent que le premier contributeur à la lutte contre l’eutrophisation reste la politique agricole commune, plutôt que le droit communautaire de l’eau.

Sur la période la plus récente, on observe au niveau international des approches plus intégrées qui donnent à l’eutrophisation le statut de problème environnemental global lié à la perturbation à grande échelle des cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore. Si cet élargissement des problématiques reste encore peu visible en dehors des cercles experts, ils semblent augurer d’une évolution des cadrages gouvernant la prise en charge des pollutions nutrimentielles et mettent l’accent sur l’importance de stratégies de long terme de gestion de la fertilisation. L’articulation entre ces cadrages globaux et les cadrages locaux qui dominent les politiques de lutte contre l’eutrophisation n’a pas encore été opérée.

Outline

Documents relatifs