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Une analyse de la littérature par type de configuration hydro-sociale

9.4. Approches situées des coopérations et des conflits associés à l’eutrophisation

9.4.2. Une analyse de la littérature par type de configuration hydro-sociale

Une entrée par les configurations hydro-sociales est apparue comme la plus à même de rendre compte de cette grande diversité d’approches et de contextes. Cette catégorie analytique est inspirée de la notion de cycle hydro-social (Swyngedouw, 2009), qui sert de point d’appui à plusieurs auteurs du corpus retenu pour caractériser le caractère socialement et politiquement construit des transformations affectant les écosystèmes aquatiques dans le contexte de milieux fortement anthropisés (voir notamment : Lyytimäki & Assmuth, 2015 ; Bourblanc & Blanchon, 2014 ; Bouleau, 2014):

« Cette notion vise à transcender la dichotomie profondément ancrée entre nature et société et à intégrer l’analyse des processus hydrologiques et les connaissances sociales, culturelles et historiques. […] Les environnements hydrauliques sont des constructions socio-physiques qui sont activement et historiquement produites, tant dans leurs caractéristiques sociales que physiques.” (Lyttimäki & Assmuth, 2015 : 114)

Il ne s’agit donc pas ici uniquement de considérer l’organisation et les dynamiques sociales sur le plan des représentations, mais également comme facteurs matériels de transformation physique des milieux. La notion de cycle hydro-social permet ainsi de rendre compte de la fragmentation de différents assemblages de nature et de technique, dont la rencontre est susceptible de déstabiliser un ordre socio- politique, occasionnant des conflits entre porteurs d’enjeux insérés dans des assemblages habituellement étrangers les uns aux autres. L’eutrophisation des milieux aquatiques apparaît, dans ce contexte, comme un sujet peu étudié, malgré la liaison très étroite existant entre dynamiques de développement, modes de gestion de l’eau et renforcement des crises dystrophiques. Cette relation étroite peut être appréhendée à différentes échelles, qu’il s’agisse de la gestion locale de l’eau, ou des grandes évolutions socio-économiques observables à l’échelle mondiale : améliorer la connaissance de ces processus permettrait de rendre plus intelligibles et de resituer dans le temps long des dynamiques conflictuelles souvent complexes. Ainsi, les études menées en Sicile ont permis de montrer que l’échec des politiques de lutte contre l’eutrophisation y était étroitement corrélée à un cadrage politique faisant de l’eau un problème avant tout quantitatif, l’eau devant être stockée et les réserves artificialisées dans un objectif de continuité de l’approvisionnement (Giglioli & Swyngedouw 2008 ; Naselli-Flores, 2011). Au terme de « cycle », nous préférerons donc ici celui de « configuration » et considérerons qu’à chacune d’entre elles correspond une typologie de conflits : les situations documentées dans la littérature sont en effet nombreuses, mais ne sont pas en l’état actuel des recherches en sciences humaines et sociales articulées les unes aux autres de façon à permettre une mise en relation systématique avec les trajectoires de développement et les formes de problématisation observables. L’identification de grands types de configurations hydro-sociales dans lesquels se déploient des conflits permettra d’analyser la littérature internationale dans la perspective de caractériser de façon fine la situation de la France aujourd’hui. Aussi étonnant que cela puisse paraître étant donné le caractère très manifeste et fortement relayé par les médias de certains de ces conflits, le faire est en effet malaisé à partir de la littérature. La France, à la différence d’autres pays, ne s’est pour le moment pas dotée de

dispositifs de suivi accessibles au grand public des dynamiques d’eutrophisation touchant l’ensemble des masses d’eau au niveau national30. Des approximations peuvent être réalisées en mobilisant les

dires d’experts, les efforts d’inventaire des plans d’eau (Bartout & Touchart, 2013), la littérature grise produite dans le cadre de la mise en œuvre du droit communautaire de l’eau. Mais très peu de cas ont retenu l’attention des chercheurs en sciences humaines et sociales en France. Une façon de surmonter cet obstacle est donc de croiser types de problèmes et types de conflits pour faciliter la mobilisation des exemples internationaux dans l’analyse de la situation en France. Plusieurs dimensions sont en particulier analysées :

la situation de l’écosystème : type de pollution, intensité de la pollution, toxicité, chronicité, le type de milieu considéré,

les activités humaines déterminant les transformations de l’écosystème, les dommages qui en résultent pour les populations locales,

les cadrages attachés à la pollution,

les formes de gestion des problèmes écologiques : équipement scientifique, mobilisation de moyens, degré d’ouverture du débat public.

Dans le cadre de cette expertise, cette typologie reste élaborée de façon très rudimentaire et devra être approfondie et affinée dans le cadre de travaux ultérieurs si ses qualités analytiques sont suffisamment prometteuses.

9.4.2.2.Présentation des quatre configurations repérées dans la littérature

L’analyse du corpus permet de dégager 4 grandes configurations, qui font l’objet d’une présentation générale ci-dessous.

Ces configurations ne sont pas limitatives, ni ne correspondent à des catégories exclusives les unes des autres : en effet, la visibilité sociale de l’eutrophisation peut évoluer au cours du temps, les cadres de formalisation des antagonismes et les ressources des acteurs également.

Configuration 1 : Eutrophisation avec forte visibilité sociale primaire : confrontation directe entre les populations et les phénomènes d’eutrophisation, faiblement régulée par les organisations gouvernementales

Les cas représentant cette configuration sont essentiellement les crises dystrophiques mettant à mal la survie de filières économiques entières (comme la pêche ou l’aquaculture), voire la réponse aux besoins fondamentaux des populations. Ce type de configuration est notamment lié à l’eutrophisation côtière et aux épisodes de blooms de phytoplancton toxique. Il s’agit donc de configurations qui posent très directement des questions de justice sociale et environnementale, en exposant des populations vulnérables à une dégradation de leurs conditions de vie.

Nous considèrerons ici que ce cas n’est que très marginalement rencontré en France, même si les interdictions de pêche et de collecte qui affectent, parfois de façon récurrente, la pêche à pied et la conchyliculture peuvent avoir des effets tout à fait significatifs sur certaines filières et groupes professionnels (effets qui sont par ailleurs peu documentés à l’heure actuelle). Parmi les cas les mieux documentés dans la littérature figurent le Golfe du Mexique, les Philippines, les mers intérieures d’Asie mineure. De façon générique, ces conflits peuvent être décrits comme des conflits directs entre des

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En France, il existe une information directe du public sous forme d’une application accessible en ligne qui concerne les paramètres DCE aux stations des réseaux de surveillance dans le milieu continental. Il est possible de connaitre le statut écologique de ces stations et les variables de déclassement éventuel. Il s’agit d’informations moyennées, qui ne vont pas jusqu’à un niveau de précision spatiale ou temporelle adapté pour suivre un phénomène saisonnier d’eutrophisation. A notre connaissance, il n’existe pas non plus de réseau d’épidémiologie relatif aux blooms algaux, en particulier aux blooms à cyanobactéries toxiques.

sociétés et leur environnement, dans un contexte de très grande vulnérabilité de certains groupes aux changements environnementaux, du fait de la faiblesse de leur capital économique et social et de l’absence de prise en charge institutionnelle satisfaisante. Les interventions régulatrices sont en effet limitées, soit par l’absence chronique de moyens des institutions publiques, soit par des cadrages très restrictifs cantonnant leurs politiques à certaines zones géographiques ou à certains aspects du problème (par exemple, le contrôle de la vente des produits contaminés). Les pays connaissant à la fois des dynamiques de développement rapide, de fortes inégalités sociales et des situations politiques instables sont donc particulièrement concernés par cette configuration.

Configuration 2 : Eutrophisation avec forte visibilité sociale secondaire : conflits structurés autour de l’eutrophisation de masses d’eaux fortement investies socialement, donnant lieu à l’émergence de dispositifs complexes de régulation publique.

Cette classe regroupe les configurations dans lesquelles l’eutrophisation a donné ou donne lieu à des conflits structurés et structurants au-delà de leur espace originel de développement. Ces configurations sont très représentées dans la littérature en sciences sociales, et ont largement été abordées dans les parties précédentes. Elles se rencontrent autour de lieux emblématiques, objets d’attachements multiples, qui contribuent à la formation et à la transformation des cadrages de l’eutrophisation comme problème public (comme problème de santé publique, problème pour la biodiversité, problème de survie même des écosystèmes aquatiques). Les crises dystrophiques affectant périodiquement des masses d’eaux où se déroulent de multiples activités (pêche récréative, tourisme, etc) sont les cas les plus documentés. Dans cette classe, les mobilisations sociales et politiques sont fréquentes et la littérature en rend compte. Les cas les plus documentés concernent des rivages fréquentés des lacs ou des littoraux des pays industrialisés (Mer Baltique, Grands Lacs nord-américains, littoraux de l’Atlantique, de la Méditerranée et de l’Adriatique en Europe de l’Ouest). La France est particulièrement concernée par cette configuration, au-travers du cas des marées vertes dans l’Ouest.

Au sein de cet ensemble de cas, les conflits ont une très grande épaisseur et impliquent une pluralité d’acteurs du fait, dans la plupart des cas, de l’ancienneté des problèmes d’eutrophisation, de la diversité des intérêts en jeu et de la superposition de plusieurs clivages structurants : usages récréatifs vs développement industriel (agriculture comprise, dans un certain nombre de cas) ; urbanité vs ruralité ; localité vs extra-territorialité etc. Des cadrages concurrents des problèmes sont représentés et discutés dans l’espace public et la production d’expertise est dense.

Configuration 3 : L’eutrophisation silencieuse (visibilité sociale primaire et secondaire faibles ou inexistantes)

Cette classe est la plus hétérogène et, par définition, la plus difficile à appréhender. Elle est en effet caractérisée par l’absence de conflit déclaré ou perceptible par les observateurs : la visibilité sociale du problème est faible. Les mobilisations locales, qu’elles soient institutionnelles ou issues de la société civile, sont faibles ou inexistantes.

Deux sous-ensembles peuvent être identifiés :

les cas où la visibilité sociale primaire de l’eutrophisation est faible.

Les situations ne sont pas problématisées par les acteurs locaux, dans des contextes d’expression pourtant libre, ce qui traduit soit une distance importante avec le milieu, soit l’absence d’épisodes de crise mettant en danger les équilibres sociaux et économiques locaux. La conflictualisation apparaît avec l’intervention d’acteurs déterritorialisés, par exemple par l’entremise de dispositifs normatifs nouveaux. La problématisation s’effectue principalement alors par le canal de la déclinaison locale de politiques publiques conçues à des échelles plus larges. Dans ce type de configuration, l’eutrophisation apparaît non pas comme un élément central dans la structuration des conflits mais plutôt comme l’une des problématiques par lesquelles les institutions perturbent des ordres sociaux et politiques locaux, dans un contexte d’écologisation de l’action publique (années 2000) et de gestion intégrée de la ressource en eau. Ces perturbations peuvent être de différents types : inquiétudes nouvelles, tensions sur les

usages, représentations conflictuelles des enjeux (eutrophisation et autres causes environnementales, accentuation de la concurrence entre activités, déstabilisations symboliques…). Deux grands types de situations sont repérables dans la littérature, qui ont en commun de concerner des écosystèmes fortement anthropisés : un ensemble de situations concerne les écosystèmes urbains et les plans d’eau artificiels, c’est-à-dire que le degré d’artificialisation de l’environnement est très important et que la gestion de la ressource en eau s’effectue principalement dans le cadre d’opérations d’aménagement souvent lourdes. Le deuxième ensemble, sans doute le moins bien documenté dans le corpus, concerne la multiplicité des cas où l’état des cours d’eau et des masses d’eau se trouve requalifié par la mise en œuvre de critères de qualité nouveaux – par exemple, dans l’Union Européenne, dans le cadre de la mise en œuvre de la directive cadre sur l’eau (DCE).

Les cas où c’est la visibilité sociale secondaire de l’eutrophisation qui est faible, c’est-à-dire où la problématisation de l’eutrophisation, qu’il s’agisse de ses dommages ou de ses causes, pourtant bien identifiés, est impossible.

Se retrouvent, dans cette catégorie, des cas où les problématiques de développement concentrent l’essentiel des préoccupations et ne sont pas questionnables, du fait de la force des cadrages politiques ou du caractère autoritaire du régime en place. Il faut relever que les deux paramètres ne sont pas indépendants l’un de l’autre : l’investissement politique des grandes opérations d’aménagement impliquant à la fois des intérêts économiques forts et une artificialisation de l’environnement s’accompagnent parfois de tentatives de contrôle des prises de parole critiques par les autorités. La conflictualisation de l’eutrophisation s’opère via des mobilisations émergentes, qui débordent les autorités, comme en Corée ou en Chine.

Configuration 4 : L’eutrophisation liée aux pollutions nutrimentielles diffuses d’origine agricole : visibilité secondaire croissante, liée à la problématisation conjointe des causes et des dommages

Cette configuration est devenue majoritaire dans les pays anciennement industrialisés, en particulier en Europe. Elle est désormais la cible principale des politiques publiques d’amélioration de la qualité de l’eau (D’Elia et al., 2003) . Tout en regroupant, suivant les sites et les pays concernés, des caractéristiques des autres configurations évoquées plus haut, elle possède ses dynamiques spécifiques, en particulier du fait de la liaison que l’eutrophisation opère entre des espaces, des cultures politiques, des champs critiques disjoints. Du fait des enjeux qui président à cette expertise et de la spécificité des problématiques et des formes de structuration qui les accompagnent, nous identifions ici les conflits liés aux pollutions diffuses d’origine agricole comme une catégorie en tant que telle. L’identification à part de cette configuration témoigne du nombre relativement important de travaux qui s’inscrivent dans le contexte de la mise en œuvre du droit communautaire de l’eau et de la réduction tendanciellement très forte des sources de pollution industrielles et urbaines. Sont associés à ce type de configuration des conflits d’une nature particulière. D’abord, parce qu’ils placent au centre un groupe professionnel très structuré, confronté à des transformations rapides de son cadre d’activité, de ses référentiels et de ses répertoires d’action collective. Ensuite, parce que ces conflits prennent appui sur une histoire politique longue. Les travaux consacrés à cette problématique ne prennent généralement pas pour objet principal le caractère conflictuel de leur gestion, mais plutôt les difficultés chroniques de celle-ci. Leur lecture croisée fait cependant ressortir à la fois la densité de ces conflits et des caractéristiques qui leur sont communes, et que nous tenterons d’expliciter dans la présentation de cette quatrième configuration.

9.4.2.3.Synthèse

Les notions de cycle hydro-social et de configuration hydro-sociale constituent des outils pour appréhender les dynamiques des socio-écosystèmes en intégrant leur caractère profondément anthropisé et, par conséquent, l’historicité de leurs formes de gestion et des contextes dans lesquels se construisent à la fois les cadrages, les pressions et les impacts sur les populations locales. Cette approche vise ainsi à mieux caractériser les types de conflits qui entourent les changements environnementaux affectant les écosystèmes aquatiques.

Appliquée à l’analyse des différents cas étudiés dans la littérature internationale traitant des problèmes d’eutrophisation, la notion de configuration hydro-sociale permet de mettre en évidence quatre grandes classes :

les configurations dominées par une confrontation directe entre des populations vulnérables et des formes d’eutrophisation compromettant directement la réponse à leurs besoins quotidiens, sans intervention régulatrice,

les configurations où l’eutrophisation acquiert une visibilité sociale secondaire forte, du fait notamment de la valeur sociale associée aux espaces qu’elle affecte,

les configurations d’eutrophisation muette, qui regroupent des situations où l’eutrophisation n’est pas construite comme problème : soit du fait d’une visibilité sociale primaire faible, soit du fait d’un contrôle social et/ou politique pesant sur les alertes environnementales,

les configurations dominées par la problématique des pollutions diffuses d’origine agricole: cette configuration, désormais dominante dans les pays industrialisés, emprunte à chacune des classes précédentes quelques caractéristiques. Elle s’en singularise par la difficulté à prendre en charge socialement et à articuler la question de la responsabilité avec celle du dommage.

L’homogénéité de ces classes est variable, et celles-ci doivent être considérées d’un point de vue dynamique, en prenant en compte des évolutions institutionnelles et sociétales qui peuvent être rapides. De même, aucun des cas décrits par la littérature ne peut être considéré comme relevant d’une seule classe, il s’agit plutôt d’une approche en termes d’assemblage socio-écologique dominant.

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