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Notions essentielles mobilisées dans l’analyse

9.3. Représentations et perceptions associées aux enjeux, modes de gestion et usages de l’eau

9.3.1. Notions essentielles mobilisées dans l’analyse

Si les publications mobilisées dans cette partie développent des cadres conceptuels variés, quatre notions ressortent particulièrement : celles de « perception », de « représentation sociale », de « visibilité sociale » et de « valeur sociale ». Il paraît utile de les expliciter et de les définir avant l’analyse, afin d’en comprendre le cadre et les limites et d’éviter toute ambiguïté à la lecture.

De façon générale, la perception peut être définie comme une forme particulière de conscience de l’environnement qui passe par l’usage des sens, sachant que les perceptions sensorielles sont culturellement et socialement construites. La psychologie environnementale utilise à ce sujet la notion de perceptual set (Isaacson & Blum, 1967) ou de filtre (Moser et al., 2004), pour décrire le processus de sélection par les individus des stimuli sensoriels en fonction des possibilités d’interprétation qu’ils leur offrent.

L’idée de l’existence de cadres perceptifs communs au sein d’une société et de l’indissociabilité entre perception et interprétation est encore plus développée en sociologie : dominent dans cette discipline les approches de la perception insistant sur leur caractère surdéterminé, la notion de sens commun traduisant l’idée que les conventions sociales appuyant les perceptions sont stables et partagées (voir par exemple : Bourdieu et Delsaut, 1981). Comme le relèvent l’économiste C. Bessy et le sociologue F. Châteauraynaud, ces approches ont deux inconvénients : d’abord, elles évacuent de fait la singularité du rapport entre le corps qui perçoit et l’objet perçu. Ensuite, elles ne s’attachent pas suffisamment à rendre compte des épreuves qui peuvent reconfigurer ce rapport : l’émergence d’un doute, la confrontation à une manipulation, l’expérience d’un désajustement (Bessy et Châteauraynaud, 1995). Cette critique a une portée particulière dans le domaine de la perception des changements environnementaux, en particulier lorsqu’ils sont rapides et lorsque des formes de problématisation contrastées émergent dans une société donnée.

Le terme de représentation est ainsi mobilisé en général pour prendre en compte les limites d’une approche en termes de perceptions. Le concept de représentation sera ici entendu comme représentation sociale, qui prend sa source dans celui de représentation collective élaboré par E. Durkheim dans la perspective de rendre compte de l’existence de schèmes communs de perception et de connaissance, distincts des représentations individuelles, dans une société donnée (Durkheim, 1898). Le concept de représentation sociale est utilisé à la fois en psychologie sociale (Moscovici, 1989), en anthropologie sociale (Jodelet, 2003) et en sociologie. Il est plus occasionnellement mobilisé en géographie humaine. Cette notion désigne « une forme de connaissance spécifique, le savoir de sens commun, dont les contenus manifestent l'opération de processus génératifs et fonctionnels socialement marqués. Plus largement, elle désigne une forme de pensée sociale. Les représentations sociales sont des modalités de pensée pratique orientées vers la communication, la compréhension et la maîtrise de l'environnement social, matériel et idéel » (Jodelet, 2003).

Au-delà de ces deux notions, qui constituent le fil rouge de cette partie, l’analyse du corpus nous conduit à introduire deux autres notions : celle de visibilité sociale, développée à l’occasion de recherches sur les pollutions aquatiques, et celle de valeur sociale de l’eau, utilisée par plusieurs auteurs du corpus et dont la construction s’appuie grandement sur les perceptions et les représentations individuelles et collectives, sans les distinguer complètement.

La visibilité sociale d’un problème environnemental peut être définie comme la possibilité, dans une société donnée, pour un observateur de détecter un problème particulier par l’observation directe d’un phénomène. K.A. Gould propose ainsi de distinguer la visibilité sociale primaire de la visibilité sociale secondaire :

« Les impacts environnementaux qui peuvent être vus, sentis ou ressentis par les individus et reconnus comme un problème environnemental ou de santé (comme la suffocation liée à des émanations de fumées provenant d’une usine) sont socialement plus visibles que ceux qui sont moins directement détectables ou faciles à relier à un problème environnemental (comme le fait de

souffrir de dommages neurologiques suite à la consommation sur la longue durée de poissons contaminés au mercure). Ce type de visibilité sociale peut être considéré comme la visibilité sociale primaire. L’accès accru à certaines informations rend un problème environnemental plus visible, dans un sens secondaire, en permettant aux populations de reconnaître soit l’existence, soit les impacts de menaces environnementales particulières. C’est pourquoi le fait d’être informé (par une agence gouvernementale, un mouvement social, la presse ou d’autres sources) […], en développant la conscience de ceux qui sont affectés, […] aide à la définition sociale de la contamination en tant que problème environnemental. » (Gould, 1993: 2-3).

La notion sociologique de visibilité sociale, développée par K.G. Gould à l’occasion de son étude comparée des mobilisations contre les pollutions affectant les Grands Lacs nord-américains, n’est qu’assez peu utilisée par les autres auteurs. Elle nous semble cependant particulièrement pertinente dans les configurations qui intéressent l’expertise : l’eutrophisation est un phénomène qui prend des formes très variées et qui occasionne également des réactions très diverses de la part des groupes sociaux et des sociétés qui y sont confrontés. En certains lieux, il a acquis le statut de problème environnemental majeur, donnant lieu à une diffusion d’interprétations et à une mise en débat très larges, ainsi qu’à une intégration par les habitants et les visiteurs des sites touchés du caractère problématique de l’état des sites. En d’autres lieux, il reste socialement invisible et les formes qu’il prend offrent par ailleurs peu de prises à la perception. Ces différences très marquées résultent vraisemblablement en partie des caractéristiques même de l’eutrophisation : les processus qui l’occasionnent se dérobent en partie aux sens, du fait de la distance physique séparant les têtes de bassin des exutoires, de la distribution parfois très importante des sources d’émission, de l’écart entre les dynamiques biophysiques des cours d’eau et celle des lacs ou des baies et golfes sur le littoral, du caractère intermittent de leurs symptômes les plus évidents (le développement d’algues) et enfin de leur caractère souterrain ou subaquatique. Mais ce que la notion de visibilité sociale aide à comprendre, c’est que les formes de socialisation de l’eutrophisation sont susceptibles d’affecter directement à la fois les perceptions des individus, dans leur diversité, et les représentations sociales du phénomène, qui s’appuient sur leur reconnaissance en tant que problème et sur leur objectivation par les sciences. La dernière notion, celle de valeur sociale, est utilisée par des auteurs relevant de disciplines variées (sociologie, psychologie, économie, anthropologie, géographie), souvent comme outil de dialogue interdisciplinaire. Elle est construite, d’une part, dans la perspective de « reconnaître et intégrer les valeurs culturelles, sociales et environnementales de l’eau – valeurs qui échappent au calcul traditionnel de la valeur de marché – dans la gouvernance de l’eau » (Euzen et Morehouse, 2011), mais aussi, d’autre part, pour rendre compte de la très grande diversité des eaux et des valeurs culturelles et sociales qui leur sont associées.

Ces quatre notions ont en commun de mettre en évidence l’entremêlement entre catégories cognitives, perceptives et de jugement, qui implique d’accorder une importance particulière à contextualiser les données et à historiciser les discours produits par les acteurs et par les chercheurs au sujet de l’eutrophisation.

Selon leur apparition dans les textes du corpus, ces notions suivent un gradient, d’analyses très centrées sur un individu type, considéré indépendamment de ses appartenances sociales dans un face à face avec les éléments de l’environnement (voire, dans bien des cas, l’eau elle-même, indépendamment des milieux dans lesquels elle s’inscrit), jusqu’à une société considérée dans son rapport à un environnement géré, problématisé et politisé et à une eau fragmentée, cumulant différents modes d’existence et différents statuts. C’est cette gradation qui a principalement guidé la construction du plan de cette partie. Celui-ci a également été dirigé par l’idée que perceptions et représentations ne doivent pas être considérées, du point de vue des sciences humaines et sociales, comme des formes dégradées ou mineures de rapport à l’objet – par opposition, par exemple, aux savoirs objectivés – mais plutôt comme éléments constitutifs de celui-ci. C’est notamment le cas, devenu presque systématique, quand des médiations de diverses natures interviennent dans la construction du rapport à l’eutrophisation en tant que phénomène et en tant que problème. Nous entendons ici par médiations

un ensemble de dispositifs qui interviennent dans la construction ou la transformation du rapport entre les individus, les groupes sociaux et les phénomènes écologiques : il peut s’agir notamment, dans le cas de l’eutrophisation, de connaissances expertes (notamment, dans le cas d’espèce, sur le fonctionnement des milieux), de la production de discours politiques ou médiatiques, de dispositifs institutionnels et de catégories de gestion. Ces médiations « travaillent » les perceptions, produisent des représentations sociales, accroissent ou, au contraire, réduisent la visibilité sociale de l’eutrophisation, lui conférant une forme d’existence sociale encore éclatée et fragmentaire, dont la littérature existante ne rend que très partiellement compte.

9.3.1.1.Synthèse

L’étude des perceptions et des représentations sociales associées aux changements environnementaux met en évidence l’entremêlement entre catégories cognitives, perceptives et de jugement. Le groupe souligne, dans ce contexte, l’importance de contextualiser les données et d’historiciser les discours produits par les acteurs et par les chercheurs au sujet de l’eutrophisation. En particulier, l’eutrophisation est à appréhender comme une catégorie construite, qui ne fait pas sens pour tous les acteurs sociaux. Si l’intelligibilité des processus que le terme recouvre ne se réduit pas à la maîtrise de la sémantique, en revanche la compréhension de la diversité des perceptions et des représentations implique de prendre en compte deux dimensions de l’expérience sociale :

d’une part, la visibilité primaire de l’eutrophisation, qui correspond à la possibilité de percevoir et d’interpréter le phénomène par l’observation directe, est généralement faible ou, au contraire, extrêmement manifeste, sans régime intermédiaire ;

d’autre part, le renforcement de cette visibilité passe par des cadrages et les médiations qui dépendent de sa construction en tant que problème public.

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