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9.5. Enjeux, principes et pratiques de la gestion intégrée des problèmes d’eutrophisation

9.6.2. Pistes pour la recherche

L’étude des phénomènes d’eutrophisation ne se distingue pas fondamentalement de l’étude plus générale des problèmes environnementaux du point de vue de l’originalité des méthodes et des connaissances produites en sciences humaines et sociales.

Le groupe relève toutefois un contraste singulier. Les crises dystrophiques ont joué un rôle important dans la structuration de plusieurs champs de recherche en sciences humaines et sociales appliquées au domaine de l’environnement. Ainsi, aux Etats-Unis, entre les années 1970 et 1990, la sociologie critique de l’environnement, en particulier l’étude des mobilisations environnementales et des rapports de domination dans les dispositifs de gestion, de même que l’histoire environnementale se sont appuyées sur l’étude des pollutions aquatiques et de leur prise en charge. En Europe du Nord, les recherches sur l’eutrophisation ont joué un rôle également important dans la construction d’approches interdisciplinaires et de cadres théoriques très intégrés pour aborder les problèmes environnementaux, dans une perspective de recherche finalisée. Malgré cela, l’eutrophisation reste globalement un sujet très périphérique, voire invisible dans le champ des sciences sociales, et plus largement des humanités environnementales : les difficultés rencontrées pour construire le corpus de références pour cette expertise en témoignent.

Ce contraste explique très largement les trois constats qui vont suivre, et qui ont vocation à faciliter l’identification de pistes et priorités de recherche en sciences humaines et sociales sur ce sujet pour les années à venir :

Premier constat: De nombreux territoires touchés et de nombreuses formes d’eutrophisation n’ont pas été étudiés par les sciences humaines et sociales

Alors que certains territoires et certaines problématiques sont très bien connus de ce point de vue, d’autres en revanche ne sont pas mentionnés dans la littérature en sciences humaines et sociales. Le caractère générique du phénomène et ses formes les moins spectaculaires constituent des points aveugles de la littérature, ce qui reflète largement leur faible visibilité sociale. Ainsi, de larges pans du territoire et certaines formes d’eutrophisation n’ont pas été étudiés.

Deux types de situation peuvent être distingués :

D’une part, les cas où l’eutrophisation est documentée par les sciences biophysiques sans l’être par les sciences humaines et sociales : c’est par exemple le cas des grands lacs alpins, des grandes retenues d’eau, en particulier lorsqu’elles sont l’objet d’usages récréatifs, des zones côtières en dehors de la Bretagne et, dans une moindre mesure, des lagunes méditerranéennes.

D’autre part, les cas où l’eutrophisation est une problématique émergente ou peu documentée de façon plus générale : les départements, régions et territoires d’outre mer, les masses d’eau non emblématiques et les cours d’eau, les blooms phytoplanctoniques de façon générale. Il faut en effet relever que les perceptions et représentations de l’eutrophisation des eaux douces, comme les formes d’eutrophisation côtière à microalgues, restent très peu abordées.

Or, l’expertise a montré l’importance de prendre en compte la singularité des situations locales et de contextualiser les connaissances produites, du fait de la très grande diversité des formes et des enjeux attachés aux changements environnementaux dans les milieux aquatiques.

Deuxième constat: la compréhension des problèmes d’eutrophisation nécessiterait une recherche interdisciplinaire plus affirmée

L’expertise n’a permis de repérer ce type de configurations de recherche qu’en Europe du Nord et, dans une moindre mesure, aux Etats-Unis. Les quelques expériences réalisées montrent que certaines

problématiques requièrent de telles approches, en particulier pour prendre en compte les dynamiques de changement d’origine anthropique. De façon non limitative, on peut citer :

1. L’étude des trajectoires et l’histoire environnementale des socio-écosystèmes, qui nécessitent la contribution de nombreuses disciplines (archéologie, géographie physique et humaine, histoire sociale et économique, limnologie, écologie, hydrologie, éventuellement agronomie et anthropologie) ; y compris sur les territoires les mieux étudiés, ces dimensions qui constituent un point d’appui tout à fait significatif pour la mise en débat et la mobilisation des acteurs restent trop peu présentes en France. 2. La gestion intégrée des socio-écosystèmes, qui implique un travail approfondi sur la diversité des façons de connaître et de problématiser une situation donnée, ainsi que la conception d’indicateurs prenant en compte la dimension sociétale de la prise en charge des pollutions et des processus de changement. La science politique, la sociologie, la psychologie environnementale, l’ethnologie, l’économie, les sciences de gestion peuvent utilement contribuer à cette prise en compte. Les tensions soulignées par les exercices de gestion participative de l’eutrophisation désignent, en effet un angle mort dans les travaux jusqu’alors réalisés à ce sujet. Peu de choses sont dites au sujet de la culture professionnelle des acteurs (lorsqu’il ne s’agit pas des chercheurs) en charge de ces exercices, qu’ils relèvent des sphères agricoles, environnementales, administratives… Une culture interdisciplinaire ne pourrait-elle pas permettre, dans certains lieux, l’expression de la négociation ? La diffusion de « la pratique de l’interface » et de ses apports en termes cognitifs et relationnels auprès des acteurs institués est un peu oubliée dans le face à face survalorisé entre les chercheurs et les acteurs locaux. 3. L’identification des impacts de l’eutrophisation, des risques et des dommages qui lui sont attachés. Les sciences économiques contribuent d’ores et déjà en partie à l’analyse de ces impacts, même si des recherches complémentaires seraient à conduire, privilégiant par exemple des analyses plus globales des coûts collectifs résultant de l’eutrophisation des milieux aquatiques et de leurs modes de répercussion sur les citoyens-contribuables, ou des analyses institutionnalistes (mobilisant économie, sociologie économique et de l’action publique, science politique) permettant de mieux décrire les régimes socio-techniques qui appuient d’une part, le maintien de hauts niveaux d’intrants et la priorité donnée de facto aux interventions curatives, même si elles semblent s’écarter d’un optimum économique.

L’intégration du point de vue des autres sciences humaines et sociales permettrait de prendre en compte les transformations des représentations et des relations sociales qui accompagnent l’émergence et la prise en charge des problèmes d’eutrophisation. En France, le cas complexe des pollutions nutrimentielles d’origine agricole permet particulièrement d’illustrer l’importance de prendre en compte ces dimensions de l’expérience des problèmes écologiques : ces problèmes et leur gestion mettent en jeu des attachements multiples et contradictoires, produisent de la souffrance sociale, des conflits, des apprentissages et des reconfigurations des relations entre groupes sociaux, dont l’étude implique l’intégration de données qualitatives. L’anthropologie, la psychologie sociale et environnementale, la sociologie de l’environnement sont dans ce domaine particulièrement à solliciter. Les recherches en sociologie et en ethnologie, principalement fondées sur des enquêtes qualitatives menées dans les territoires touchés par des formes sévères d’eutrophisation, montrent que la perception des changements, leur interprétation et l’évaluation de leur gravité est fonction du regard porté sur les causes de ces changements. La visibilité sociale dite secondaire des phénomènes d’eutrophisation passe par sa construction en tant que problème public, ce qui donne aux acteurs qui effectuent ce travail de problématisation un rôle central : associations de protection de l’environnement, mais également communautés de recherche, médias et institutions publiques, contribuent à faire évoluer les normes et les significations associées aux phénomènes d’eutrophisation.

Troisième constat: les différentes disciplines relevant des sciences humaines et sociales sont encore peu et inégalement mobilisées sur le sujet de l’eutrophisation

Certaines approches sont très peu représentées dans le corpus analysé. Au regard de l’effort institutionnel sans précédent de problématisation et de gestion de l’eutrophisation, celles-ci pourraient très substantiellement améliorer la connaissance des situations, leur intelligibilité et leur mobilisation en situation de gestion. Comme le soulignait en 2012 la Mission interministérielle chargée d’analyser les causes des marées vertes, les sciences humaines et sociales restent peu mobilisées sur ces sujets, alors même que les tensions et conflits accompagnant la prise en charge des problèmes d’eutrophisation sont aussi liés à la distance sociale séparant les porteurs d’enjeux et à l’absence d’éléments de définition partagée du problème (Ministère de l’écologie, 2012).

Le groupe a par exemple identifié :

L’intérêt que constituerait, pour la communauté scientifique dans son ensemble et plus largement pour les porteurs d’enjeux et gestionnaires, le développement des connaissances sur l’histoire scientifique de l’eutrophisation (histoire, épistémologie, sociologie des sciences et des techniques).

L’insuffisance des connaissances sur la trajectoire de l’eutrophisation en tant que problème public et les cadrages concurrents ou successifs auxquels le phénomène a donné lieu (sociohistoire de l’action publique, sociologie des problèmes publics).

L’existence insuffisamment documentée de circulations entre configurations locales et l’émergence de dispositifs de coordination des acteurs sociaux pour changer d’échelle ou accroître la visibilité sociale des problèmes d’eutrophisation.

La dynamique des perceptions, des représentations, des connaissances et des usages face à des phénomènes environnementaux complexes, multifactoriels et non linéaires, en particulier en recourant à l’analyse approfondie des discours et à l’ethnographie.

L’ensemble de ces éléments faciliterait la conduite d’analyses comparatives et la mise en perspective des connaissances sur l’eutrophisation, en particulier :

la comparaison avec la trajectoire, la dynamique et le statut contemporain d’autres problèmes environnementaux contemporains ;

la caractérisation de la situation en Europe et en France de façon plus fine, en s’appuyant sur les recherches très approfondies menées dans d’autres pays anciennement touchés par une aggravation de l’eutrophisation d’origine anthropique ;

une meilleure compréhension des articulations d’échelles entre les niveaux très locaux d’appréhension des problèmes et la construction inaboutie de l’eutrophisation comme problème environnemental mondial.

De façon plus contextuelle, l’expertise a permis de relever l’absence de structuration de communautés de recherche internationales en sciences humaines et sociales sur ces sujets et la faiblesse des liens entre les chercheurs francophones et les autres chercheurs ayant travaillé sur ces questions, celles-ci étant généralement abordées sans référence à d’autres cas ou à des dynamiques plus générales de changement environnemental. L’appui à la constitution de tels réseaux de recherche serait de nature à enrichir considérablement les analyses produites.

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