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Le traitement médiatique de l’eutrophisation, reflet et amplificateur des effets de cadrage

9.2. Les trajectoires de l’eutrophisation dans les politiques publiques et en tant que problème

9.2.2. Activités de cadrage et construction des problèmes publics

9.2.2.4. Le traitement médiatique de l’eutrophisation, reflet et amplificateur des effets de cadrage

Les publications relatives au traitement médiatique de l’eutrophisation présents dans le corpus recouvrent deux zones géographiques : la Scandinavie (Lyttimäki, 2012 ; 2015 ; Jonsson, 2011) et la France (Levain, 2014, 2016 ; Brun et Haghe, 2016). Ces travaux suivent des méthodologies relativement proches et leurs résultats sont convergents. Ils mettent à la fois en évidence les événements déclencheurs et le rythme de la production médiatique, et les cadrages implicites qui structurent le travail journalistique.

Lyttimäki relève que les médias de masse contribuent à mettre en forme l’agenda politique et à cadrer les perceptions du public en mettant en exergue certains événements, certains risques ou problèmes écologiques (Lyttimäki, 2012). Dans le cas des blooms de cyanobactéries ayant affecté la Mer Baltique au cours des années 1990, les médias ont par exemple mis l’accent sur le lien entre les conditions météorologiques et l’occurrence des blooms, ce lien immédiat s’avérant adapté au rythme de parution journalier. Ce cadrage cependant rendait plus difficilement audibles les discours mettant en avant les problèmes de fond rendant l’écosystème marin plus vulnérable aux blooms.

La forte saisonnalité du traitement médiatique de l’eutrophisation est relevée par l’ensemble des travaux qui lui sont consacrés (Lyytimäki, 2015 ; Jonsson, 2011 ; Brun et Haghe, 2016). Lyytimäki (2015) évoque ainsi un rythme annuel cyclique avec un pic de médiatisation en été, quand les sujets politiques d’importance nationale se font plus rares et que l’eutrophisation est la plus visible (en hiver, la glace recouvre ces algues et celles-ci sont par ailleurs moins nombreuses).

Une analyse quantitative de la production médiatique révèle, en France comme en Finlande, l’existence de changements de régime dans le traitement médiatique, liée à l’occurrence d’événements marquants qui offrent des « prises » à la narration et suscitent ensuite à la fois une vigilance accrue des journalistes et une action volontaire des institutions et des principaux groupes présents dans le débat public en leur direction. En Finlande, il s’agit des blooms particulièrement spectaculaires de l’été 1997. En France, de la mise en évidence d’un danger sanitaire associé à la décomposition des algues vertes sur les plages des baies bretonnes touchées par les marées vertes à l’été 2009 : entre 2008 et 2009, le nombre d’articles consacré par la presse française aux marées vertes a ainsi été multiplié par dix (Levain, 2014). En s’intéressant à la manière dont les medias finlandais évoquent le thème de l’eutrophisation au cours des 25 années passées, Lyytimäki (2015) conclut que l’eutrophisation est un sujet essentiellement débattu et cadré comme un problème de nature environnementale. En particulier les implications économiques du phénomène n’ont été que très peu mentionnées. Dans les années 1990, le sujet était autant couvert que le changement climatique. Cela témoigne de l’importance historique attribuée aux politiques de protection des eaux au sein de la société finlandaise. Ainsi, des blooms algaux exceptionnellement importants au cours de l’été 1997 ont cristallisé l’attention des médias friands de ce type de dramaturgie. Les risques pour la santé que faisaient courir les algues potentiellement toxiques furent particulièrement discutés également lors de cet épisode au cours duquel la communication des autorités environnementales fut particulièrement décriée. En réaction, un dispositif national de surveillance et d’information sur la situation fut mis en place dès 1998, qui va alimenter les citoyens et les journalistes par des dépêches régulières, et des données actualisées facilement exploitables par les médias. Lyytimäki note cependant que plus de la moitié des journaux nationaux et régionaux relatent des opérations d’atténuation des effets de l’eutrophisation. Le fonctionnement structurel de l’industrie des médias d’information rend en fait particulièrement difficile un suivi sur le temps long des causes et interactions complexes qui caractérisent les processus environnementaux. Leur reporting environnemental a du coup plutôt tendance à privilégier les sujets de préoccupations immédiates et les sujets qui provoquent la polémique. Enfin, Lyytimäki souligne le cadrage du phénomène d’eutrophisation en terme de problème local et interne à la Finlande en dépit du fait que la partie orientale du Golfe de Finlande soit fortement affectée par les rejets de St Petersbourg en Russie, et qu’il s’agit donc d’un problème largement international.

Dans son analyse de la manière dont les risques environnementaux de la mer Baltique sont cadrés cette fois dans les médias suédois, Jönsson (2011) souligne une grande stabilité dans la couverture médiatique depuis le début des années 1990. Les articles rendent compte de plusieurs risques, mais le thème de l’eutrophisation demeure celui qui a été le plus couvert. Il est cadré comme un risque environnemental, et un problème en soi, le plus préoccupant pour la Baltique. Il est également perçu dans certaines circonstances comme la cause d’autres problèmes environnementaux, essentiellement la perte de biodiversité. Les acteurs dominant les activités de cadrage du problème public de l’eutrophisation se composent des autorités publiques (le Swedish Environmental Protection Agency et le Swedish Board of Agriculture en tête), des experts scientifiques (surtout des chercheurs en sciences naturelles), des représentants d’organisations non gouvernementales telles que la Swedish Society for Nature Conservancy et la fédération suédoise des agriculteurs, enfin les hommes politiques. Elle indique que ces acteurs n’incluent ni les citoyens lambda ni les représentants de l’industrie. Les incertitudes qui sont évoquées autour du sujet ne concernent pas le risque d’eutrophisation et ses conséquences, mais plutôt les causes principales de l’eutrophisation, le phosphore et l’azote étant désignés comme les principaux responsables. Il n’y a cependant aucune certitude sur lequel d’entre les deux représente la plus grande menace. Pour l’auteur, passer sous silence ce type d’incertitude a des répercussions importantes pour l’opinion publique qui considère du coup la survenue d’un épisode d’eutrophisation comme la preuve d’un échec des institutions et de l’action publique et non comme une combinaison de facteurs humains et de facteurs écologiques aléatoires. Plus spécifiquement, l’agriculture et son utilisation de l’azote et du phosphore sont vues comme les causes principales et une restriction sur ces apports, notamment au travers de taxes sur ces produits, est souvent perçue comme la solution à privilégier. D’autres causes sont parfois évoquées tel le rôle du secteur de la pêche tandis que le secteur forestier et celui du fret maritime ne sont pratiquement jamais mentionnés. En général, les risques sont évoqués séparément, ce qui contribue à les présenter comme moins complexes qu’ils ne le sont en réalité. D’autre part, les solutions et recommandations sont souvent formulées en termes généraux, tandis que le rôle des individus est délaissé. Aussi, le coût pour le secteur agricole de la réduction de leurs rejets en azote et phosphore tout comme la nature transfrontalière du phénomène et la difficulté à coordonner l’action publique de différents pays sont généralement présentés comme des obstacles majeurs à la résolution du problème. Par rapport à ce second point, la représentation dominante est celle d’un camp suédois qui ferait face aux aux Etats baltes, aux Russes et aux Polonais présentés comme les coupables et les principaux responsables du problème tandis que l’Union européenne est perçue comme une solution possible au problème de coopération et de coordination.

En France, le premier article adoptant ce type de perspective pour analyser le rôle des médias dans le cadrage des problèmes d’eutrophisation est paru récemment: il est consacré aux marées vertes en Bretagne (Brun et Haghe, 2016), et s’appuie sur l’analyse des reportages télévisuels diffusés entre 1986 et 2014 dans les médias français nationaux et régionaux. Les auteurs mettent en évidence la succession de trois formes dominantes de cadrage des reportages: d’abord, le phénomène des marées vertes est principalement abordé comme un obstacle au tourisme lié aux pollutions urbaines, jusqu’à la fin des années 1980. Ensuite, comme une catastrophe écologique liée au productivisme agricole, jusqu’à la fin des années 2000. Enfin, comme un levier possible pour la transformation des pratiques agricoles et du «modèle agricole breton ». Ces trois séquences sont directement reliées à l’évolution des connaissances sur le phénomène et à l’intensité de la mobilisation politique nationale, qui s’accentue en 2009. A. Brun et J.-P. Haghe insistent sur le rôle des médias comme caisse de résonance des alertes lancées par les mouvements environnementalistes locaux, qui est directement à l’origine du renforcement de l’implication de l’Etat dans la gestion des marées vertes et de la mise à l’agenda politique du problème. Leur analyse montre également que les médias régionaux ont, plus précocement que les médias nationaux, cadré les marées vertes comme un problème de modèle agricole, donc comme problème socio-économique autant que comme problème de santé environnementale.

Le cas des marées vertes semble également avoir conduit, en France, à accroître la visibilité d’autres formes d’eutrophisation et d’autres espaces touchés par des blooms algaux : cette ouverture de l’espace médiatique au problème de l’eutrophisation est encore peu documentée, mais elle témoigne

à la fois d’une vigilance accrue des acteurs associatifs et institutionnels aux événements de ce type, comme de la possibilité pour les journalistes de remobiliser des trames narratives préexistantes, en s’appuyant sur une catastrophe de référence permettant la mise en exergue de similarités ou au contraire, de points de contraste (Levain, 2014). L’espace médiatique n’est en effet pas un espace clos et les interactions entre dynamique médiatique et dynamiques sociales et politiques plus larges peuvent être appréhendées sous différents angles. En particulier, la question de l’impact de la couverture médiatique sur les représentations du problème et sur la fréquentation des sites touchés se pose. L’intérêt des médias pour les phénomènes naturels spectaculaires peut conduire à une perception accentuée de leur ampleur et des risques encourus par les visiteurs des littoraux touristiques touchés, qui n’ont pas de familiarité avec le phénomène. Pour Becheri (1991), cette amplification médiatique, en affectant l’image de marque par ailleurs quelque peu dégradée des stations balnéaires de Romagne, a produit beaucoup plus d’effets sur la fréquentation touristique que les blooms algaux ne l’ont fait directement. Il constate en particulier que la baisse de fréquentation s’observe principalement sur certaines catégories de visiteurs, et affecte principalement les infrastructures touristiques destinées à l’accueil ponctuel d’un tourisme de masse, alors que la clientèle régulière et les visiteurs captifs propriétaires de résidences secondaires réagissent beaucoup moins. Mais peu d’études de ce type ont été menées dans les sites touristiques, parce qu’elles impliquent un travail approfondi sur l’évolution des représentations sociales et d’autre part, parce que la fréquentation touristique est fonction d’une multitude de facteurs qui sont délicats à isoler les uns des autres. Il reste que, pour les opérateurs de l’industrie touristique et pour les élus locaux, la crainte d’une contre-publicité qui contreviendrait aux efforts réalisés pour attirer les visiteurs s’avère un puissant moteur pour les interventions curatives et la contention des alertes. L’attitude à adopter vis-à-vis des médias peut même constituer un sujet de discorde localement, comme c’est le cas dans les années 1990 et 2000 en Bretagne (Levain, 2014).

9.2.2.5.Synthèse

Une multiplicité d’acteurs sociaux participe à construire les cadres au travers desquels les phénomènes d’eutrophisation sont problématisés et pris en charge. La littérature fait état de la variabilité spatiale et temporelle de ces cadrages. Ces cadrages sont dans une majorité des cas étudiés également des filtres, qui parfois limitent l’apparition de l’eutrophisation comme catégorie de pensée et d’action partagée structurant le débat public autour des problèmes de qualité de l’eau. Ces filtres sont déterminants dans la construction de l’action publique, puisqu’ils délimitent le champ des solutions considérées comme concevables et la légitimité des instruments d’action : comme d’autres problèmes environnementaux, la gestion de l’eutrophisation peine à échapper aux conceptions technicistes et aux verrous sociotechniques attachés à la modernisation de l’agriculture et à la « consommation de nature ».

A cet égard, la Scandinavie fait figure d’exception, avec une présence presque continue depuis les années 1970 des problèmes d’eutrophisation dans le débat public, dont l’importance de la couverture médiatique témoigne. Ailleurs, comme en France, cette présence est plus épisodique en dehors des secteurs les plus touchés et ce sont plutôt les blooms algaux que les processus écologiques plus complexes les occasionnant qui concentrent l’attention.

Lorsque l’on tente d’élargir le spectre à partir duquel observer les mobilisations sociales liées aux problèmes d’eutrophisation, l’on constate cependant la rareté des recherches qui leur ont été consacrées : il est malaisé d’apprécier si cette rareté résulte de facteurs propres à la recherche en sciences sociales15 ou si elle témoigne du petit nombre de ces mobilisations. Si certains auteurs estiment que les

symptômes de l’eutrophisation sont plus manifestes que ceux de pollutions tout aussi graves, comme les contaminations aux produits chimiques, ce constat ne tient pas au-delà de la région des Grands Lacs. Il conviendrait de ce fait d’approfondir à la fois la question de la visibilité des pollutions, du cadrage dont elles font l’objet localement lorsque des mobilisations sociales émergent et de sa résonance, ou pas, avec d’autres formes de cadrage liées à la prise en charge institutionnelle du problème.

15 voir à ce sujet l’introduction de ce sous-chapitre

9.2.3. Les interactions entre science et politique dans la problématisation et la gestion des

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