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L’ « eutrophisation silencieuse» : tensions sans conflits ou absence de problématisation ?

9.4. Approches situées des coopérations et des conflits associés à l’eutrophisation

9.4.3. Examen détaillé des quatre configurations hydro-sociales

9.4.3.3. L’ « eutrophisation silencieuse» : tensions sans conflits ou absence de problématisation ?

9.4.3.3.1.L’eutrophisation invisible

Il a été relevé plus haut que, dans ce contexte, l’eutrophisation se trouvait « embarquée » dans les débats entourant les choix d’aménagement et de gestion de la ressource en eau. C’est le cas, par exemple, dans les conflits liés à l’usage de l’eau sur le bassin versant de la Charente, étudiés par l’économiste O. Bouba-Olga, spécialiste de l’innovation territorialisée dont les travaux cherchent à analyser la relation entre proximité géographique des porteurs d’enjeux et potentiel de coopération (Bouba-Olga et al., 2006 ; Bouba-Olga et al., 2009). Le bassin versant de la Charente est ici considéré comme une organisation. Dans cet espace organisé, un recensement des conflits environnementaux par l’analyse de la presse quotidienne régionale a permis de mettre en évidence que 40% des conflits identifiés avaient trait à la gestion de la ressource en eau à l’aval du bassin. Ceux-ci impliquent au premier chef les agriculteurs irrigants (l’irrigation du maïs s’étant développée massivement depuis les années 1980 sur le bassin), les ostréiculteurs affectés à la fois par l’accentuation des variations de débit du cours d’eau et de sa composition biochimique qui résultent notamment de l’irrigation, les associations de protection de la nature et l’Etat. La proximité géographique des deux activités est historiquement essentiellement subie, les contraintes économiques globales et registres d’action des agriculteurs et des ostréiculteurs se construisant dans des mondes disjoints. Mais la mise en place d’espaces de dialogue institutionnalisés a progressivement permis d’aboutir à une gestion concertée des étiages : entre ostréiculteurs et agriculteurs, le voice l’emporte désormais sur l’exit, si l’on se réfère au modèle d’Hirschman présenté plus haut. Cependant, seule la gestion quantitative est concernée en 2009 par ce type d’évolution : dans le cas d’espèce cependant, il existe une très grande interdépendance entre gestion quantitative et qualité de l’eau à l’aval. Cette interdépendance se manifeste en particulier lors des expertises sur un projet de barrage sur un affluent de la Charente : les risques d’eutrophisation liés au développement des retenues d’eau peuvent avoir des effets importants sur la conchyliculture.

Mais il est important de relever que les acteurs qui intègrent cet espace de la proximité organisée par des prises de position sur la qualité de l’eau, comme les associations de protection de la nature, se trouvent de fait les seuls à ne pas trouver leur place dans la construction de cette proximité organisée et de cette coordination entre acteurs : plusieurs conflits se superposent. Le premier, entre l’amont et l’aval et entre professionnels, trouve un espace pour se structurer et se résoudre éventuellement, des objets de négociation, des tiers régulateurs, des compromis quantifiables. Le second, entre groupes porteurs d’enjeux et d’écologies politiques distinctes, peine à évoluer en dialogue effectif dans les espaces institutionnalisés de négociation. Le cas de la Charente permet ainsi de mettre en évidence que l’eutrophisation reste, dans les années 2000, un phénomène qui n’est que rarement évoqué directement par les porteurs d’enjeux et que c’est la logique de conciliation d’activités économiques locales qui rend la construction d’accords locaux incontournable.

Comme le relève la géographe F. Barataud, les politiques publiques jouent dans ce contexte en France un rôle important dans la mise à l’agenda local des problèmes d’eutrophisation, bien que de façon indirecte : la gestion locale des pollutions nutrimentielles s’effectue avant tout, jusqu’aux seuils réglementaires, en fonction des objectifs d’approvisionnement en eau (donc du respect de la norme des 50mg/L de nitrates aux points de captage), et non de l’état des milieux. C’est le cas sur le petit bassin versant d’Harol (Vosges), que l’auteure a étudié : l’inscription d’un des captages d’eau sur la liste des captages les plus sensibles, consécutive au Grenelle de l’environnement en 2008, déclenche la mobilisation des services déconcentrés de l’Etat et des Agences de l’eau et révèle un problème métrologique, dont la correction a fait soudain basculer les teneurs en nitrate au point de captage au- dessus des normes en vigueur. L’aire d’alimentation et de captage est de petite taille : moins d’une dizaine d’agriculteurs y travaillent. Puis, en 2012, les services de l’Etat annoncent un classement en zone vulnérable de l’ensemble du territoire communal (sur le critère de l’occurrence de dépassements de la norme de 50mg/L survenus sur la période 2005-2009). Deux types de conflits apparaissent sur la période : des tensions entre agriculteurs, évoluant parfois vers des conflits ouverts, du fait de la nécessité de répartir l’effort d’évolution des pratiques et des opportunités inégales que procure la mobilisation de l’outil foncier par les collectivités locales (des relocalisations parcellaires sont envisagées). Mais également un conflit entre les élus d’Harol et les services de l’Etat, qui se solde par l’abandon du classement en zone vulnérable (Barataud et al. 2013). Ce cas illustre à la fois l’existence de conflits liés à la mise en œuvre des dispositifs réglementaires visant l’amélioration de la qualité de l’eau qui restent relativement confinés, la primauté des cadrages par la norme sur les cadrages par l’état de l’environnement, ainsi que les effets déstabilisants des politiques privilégiant le zonage. En creux, il semble aussi indiquer (comme le fait celui de la Charente, étudié par O. Bouba-Olga) que l’eutrophisation des cours d’eau est socialement beaucoup moins visible que celle des lacs et étangs.

9.4.3.3.2.L’eutrophisation indicible

La densité des problèmes et des risques environnementaux ne suscite pas (encore ?) dans tous les pays de conflits visibles, et l’eutrophisation, même sévère, n’en est pas systématiquement la porte d’entrée. C’est le cas en Chine, pays où ces situations se multiplient depuis les années 1990, alimentées par l’urbanisation très rapide des côtes et des grands lacs intérieurs, ainsi que par le développement de l’élevage intensif et de l’aquaculture (Gao & Zhang, 2010). Il semble, mais les travaux en sciences humaines et sociales sont encore très parcellaires sur le sujet, que l’eutrophisation de certains grands lacs (comme le lac Tai, 3ème lac de Chine par sa surface de 2250 km², à la frontière entre les provinces

du Jiangsu et du Zhejiang) et la Mer Jaune joue un rôle structurant dans la montée des mobilisations environnementales en Chine (Ma et al., 2008 ; Levain, 2017). Le caractère très lacunaire des données disponibles empêche cependant à ce jour de caractériser finement ces conflits et les dynamiques socio- environnementales dans lesquelles ils s’inscrivent.

Le cas chinois met en évidence la conjonction spécifique entre cadrage des enjeux environnementaux par le développement et contraintes sociales et politiques limitant l’expression des inquiétudes environnementales et les mobilisations. Dans ce contexte, l’eutrophisation peine à accéder à une visibilité sociale secondaire et à se traduire en conflits structurés.

Le géographe P.-A. Barthel a consacré deux publications en 2006 au cas de l’aménagement de la lagune de Tunis : il montre les efforts fournis par les porteurs de projets, bailleurs de fonds internationaux publics et privés et notables politiques, pour évacuer, dans le contexte d’un aménagement autoritaire, toute forme possible de politisation et de critique d’un très lourd projet d’artificialisation de la lagune. Ils prennent pour ce faire appui sur son insalubrité et sur l’eutrophisation sévère qui l’affecte depuis une centaine d’années : la lagune est marquée par une désaffection généralisée liée aux odeurs pestilentielles qui s’en dégagent et son statut d’espace naturel ou anthropisé, du fait de son état d’abandon, est incertain. Elle est désormais investie désormais comme un espace « maritime urbain ludique », l’amélioration des réseaux d’assainissement et la disparition des proliférations algales agissant comme un facteur de légitimation d’une action urbaine autoritaire (Barthel, 2006a ; 2006b). Ce cas illustre la façon dont l’eutrophisation peut être abordée par les autorités publiques pour justifier d’une action transformatrice des milieux. Dans plusieurs situations décrites par les auteurs représentés dans le corpus, le contrôle de la circulation de l’eau est une cause majeure de développement des crises dystrophiques (voir par exemple, pour la gestion des estuaires aux Pays-Bas : De Vries et al., 1996) ; mais l’artificialisation apparaît également, historiquement et sur la période la plus contemporaine, comme une solution aux problèmes de qualité d’eau, ou comme une nécessité pour de nombreux acteurs, dès lors que c’est un cadrage par l’assainissement qui prédomine. La dépolitisation des problèmes d’assainissement (voir partie 1) implique de ce fait de distinguer assez nettement les conflits associés aux masses d’eau situées en milieu urbain de celles qui sont situées en milieu rural ou au sein d’espaces naturels.

9.4.3.4. Les conflits liés aux pollutions nutrimentielles diffuses : problématiser la source,

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