• Aucun résultat trouvé

La conceptualisation de la complexité : la pensée systémique

9.5. Enjeux, principes et pratiques de la gestion intégrée des problèmes d’eutrophisation

9.5.2. La conceptualisation systémique en réponse à la complexité des processus socio-naturels de

9.5.2.1. La conceptualisation de la complexité : la pensée systémique

La cascade d’effets dont parlent Capblanq et Décamps (op.cit.) incite les chercheurs à proposer des modèles conceptuels qui prennent en compte à la fois les réactions des écosystèmes et les impacts des activités socio-économiques. Les écologues insistent sur les décisions en termes d’aménagement et de restauration écologique qui, selon eux, devraient être pensés en termes de dynamiques entre deux systèmes écologiques et socio-économiques (Capblanq et Décamps, op.cit.). Dans une perspective similaire, l’océanographe C. Lundberg propose un modèle conceptuel basé sur le cas de l’eutrophisation

de la mer Baltique et décliné en cinq éléments qui interagissent : les causes, les effets primaires (biologiques, physiques et chimiques) et secondaires (effets sur la faune), les réponses sociales (déclin des pêcheries, remise en cause des valeurs esthétiques, récréatives et touristiques des sites impactés) et les options de gestion (2005).

La démarche systémique répond à un élargissement de la prise en compte des problèmes d’eutrophisation depuis une approche sectorielle et localisée qui prévalait, selon Elliot et de Jong, des années 1960 aux années 1980 à une approche multi-sectorielle de la pollution diffuse amorcée à partir des années 1990 (Elliot et de Jong, 2002). Les échelles d’appréhension de ce nouveau cadrage (Freitag, 2014) sont ainsi multipliées : depuis les lieux originels de la pollution aux lieux de ses impacts plus ou moins différés, de l’amont des bassins versants aux lacs, fleuves et zones côtières.

La trajectoire physique de la pollution pose un certain nombre de questions aux chercheurs. Les économistes Elofsson, Folmer et Gren soulignent la distance parfois considérable entre les origines potentielles de la pollution et les espaces côtiers impactés et la difficulté pour « estimer » ces déplacements (Elofsson et al., 2003). Les mesures de réduction des polluants potentiellement étudiés par les économistes relèvent d’actions publiques qui n’ont pas les mêmes limites que la pollution, souvent bien plus étendue et globale. Cela se pose avec plus d’acuité quand il s’agit de pollutions transfrontalières avec des actions de réduction des polluants différentes. Les modèles les mieux renseignés sont ceux qui appréhendent une échelle très locale, notamment car les données disponibles sont plus faciles à obtenir et à modéliser.

A cette lecture horizontale des transferts de polluants, Elliot et de Jong adjoignent une approche verticale articulant les causes « bottom up » aux conséquences « top down » de l’eutrophisation (2002, op.cit.). Les causes de l’eutrophisation relèvent du cycle biogéochimique de l’écosystème générant des conséquences écologiques (le « bottom up ») et ces conséquences sur le système macro-biologique (perturbations au niveau des poissons, de la faune marine, des oiseaux) relèvent du modèle « top down » : elles sont observables par les scientifiques et potentiellement par le grand public, et peuvent ainsi générer des actions socio-économiques et/ou de conservation de la nature.

A cette complexité spatiale, s’articule la complexité sociale, par la diversification des acteurs potentiellement concernés par les processus d’eutrophisation. L’approche désignée de « basique » par les économistes repose sur le principe d’un unique gestionnaire, dont l’objectif est de minimiser les coûts liées à la moindre utilisation d’un polluant (Elofson et al., op.cit.). Dans cette approche, un ou deux secteurs économiques sont concernés, le plus souvent, l’agriculture et le traitement des eaux usées. Les auteurs plaident pour un élargissement de la prise en compte des acteurs sociaux et de leurs activités qui puisse mieux rendre compte de la complexité des transferts de polluants et de leurs conséquences. La complexité sociale est également largement questionnée par les chercheurs en sciences sociales (sociologues, anthropologues, politistes et géographes) qui vont développer des approches en termes de représentations et perceptions sociales diversifiées (voir sous-chapitre 9.3), d’enjeux socio- économiques et politiques potentiellement contradictoires (sous-chapitre 9.4) et de prises en charge publiques contrastées (sous-chapitre 9.2).

Tentant une synthèse à la fois des processus biochimiques, de la spatialisation de la pollution et du rôle des acteurs sociaux, la démarche scientifique liée au concept de « résilience » propose une lecture systémique de l’eutrophisation à travers la notion de « cycle d’adaptation » (Carpenter et al., op.cit.). L’exemple traité par Carpenter et al. est celui du lac Mendota aux USA (Wisconsin), représentatif d’une longue phase de détérioration suivie de tentatives répétées pour restaurer la qualité de l’eau. Carpenter et al. définissent quatre cycles rendant compte de la gestion de ce lac, chaque cycle connaissant quatre phases (Figure 9.22).

Figure 9.22 - Cycles de gestion du Lac Mendota, Wisconsin (USA). Source : Carpenter et al., 2001.

Le cycle 1 débute avec l’arrivée des immigrés européens autour de 1840 développant l’agriculture et réduisant la résilience du lac, du fait des ruissellements des sols labourés et des sédiments entrainés qui réduisent la transparence de l’eau du lac. Cet état d’exploitation connaît une longue transition. La population croît mais de manière lente ainsi que l’impact de l’agriculture sur le lac. L’intensification de l’agriculture et de l’urbanisation après la seconde guerre mondiale génère la phase 3 ou l’effondrement du système, clôturant le cycle 1. Le cycle 2 débute par la phase de renouvellement et de réorganisation. Dès les années 1970, plusieurs projets concernent le détournement des eaux usées, sans grand succès. Des épisodes de croissance d’espèces végétales envahissantes génèrent une nouvelle mise en visibilité de l’eutrophisation. Pour les auteurs, le cycle 2 s’achève sur une transition institutionnelle (qui prend en charge le problème) mais pas sur un changement d’ordre écologique. Un nouveau cycle est impulsé par les gestionnaires du lac afin de réduire le phosphore à l’échelle du sous-bassin hydrographique. Le faible engagement des agriculteurs explique, en partie, l’échec rapide de ce cycle. Le quatrième commence dans les années 1980 avec une approche en termes de biomanipulation, à l’aide de poissons piscivores introduits (l’idée directrice de cette pratique est que ces carnivores exercent une forte pression de prédation sur les poissons planctonophages, ce qui permet alors au zooplancton brouteur plus abondant d’exercer une plus forte pression de broutage sur le phytoplancton et ainsi réduire la concentration en algues). Mais cette action de manipulation artificielle ne fonctionne que quelques années, et elle est mise en défaut par la pêche et par de forts événements pluvieux s’accompagnant de fortes reprises d’érosion et d’entrainement de sédiment et de phosphore au lac, clôturant le quatrième cycle. Le cinquième et dernier cycle émane de la collaboration entre les gestionnaires et les chercheurs qui se lancent, à la fin des années 1990, dans un nouveau programme d’actions ambitieux (réduction de 50 % des apports de P) liant la participation des agriculteurs, le contrôle de l’érosion et la préservation ou la restauration des zones ripariennes et des zones humides. Les niveaux de phosphore ont tendance à se stabiliser voire décliner (sans que les auteurs puissent encore l’associer avec certitude aux actions entreprises).

Une telle démarche met en évidence la résilience d’un socio-écosystème et les interactions permanentes mais non linéaires entre l’état biochimique du lac et les actions sociales et institutionnelles le concernant. Elle est une réponse potentielle à une meilleure compréhension de la complexité des processus d’eutrophisation.

Outline

Documents relatifs