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Nouvelles approches de la science à finalité réglementaire et nouvelle approche de l’action

9.2. Les trajectoires de l’eutrophisation dans les politiques publiques et en tant que problème

9.2.3. Les interactions entre science et politique dans la problématisation et la gestion des

9.2.3.2. Nouvelles approches de la science à finalité réglementaire et nouvelle approche de l’action

D’une manière générale, la science a été perçue pendant longtemps comme surplombant la société, comme une institution autonome qui produirait un savoir rationnel, objectif, éloigné des intérêts et dépouillé de tout jugement de valeur. Il en a découlé une vision linéaire du rapport science-politique au sein de laquelle la science est en mesure de parler un langage de vérité aux autorités (« speaking truth to power ») qui du coup seraient en mesure de concevoir des politiques publiques plus rationnelles sur la base de ces informations (Linke et al., 2014). En ce qui concerne le thème de l’eutrophisation, cette vision enchantée de la science est loin d’avoir disparu. D’Elia et al. (2003) par exemple développent une vision assez classique de la science comme conseillère des décideurs : pour peu qu’on l’écoute et qu’on lui donne des moyens, elle peut apporter des réponses. Il existe cependant une vision plus sceptique qui reconnaît la complexité des problèmes écologiques. Dans cette optique, les travaux de de Jong (2006 ; 2016) critiquant les postulats du modèle rationnel de décision publique et gestion, s’attachent à déconstruire certaines idées reçues. Ses travaux sur l’eutrophisation marine en mer du Nord montrent bien à quel point l’incertitude sur les causes et les effets de l’eutrophisation est loin de diminuer avec l’accumulation de savoirs scientifiques. On observerait même plutôt l’effet inverse. De nouvelles causes potentielles ont en effet émergé (hydro-dynamique dans l’Atlantique Nord ; changements climatiques de long terme etc). Aussi, une perspective constructiviste des interactions entre science et politique remet au centre de l’attention le contexte social, l’impact des intérêts, des valeurs et des visions du monde. Plutôt que de nier ces dimensions, il faudrait au contraire savoir les reconnaître afin de favoriser une coopération effective dans la gestion de l’environnement.

Linke et al. (2014) commencent par souligner un paradoxe, à savoir que beaucoup de domaines de politiques publiques recourent à des experts scientifiques pour éclairer les décisions à prendre et qu’en même temps la crédibilité de ces conseils émanant de scientifiques est très faible au sein de la société. Pour Bijker et al. (2009) c’est même dans les cas où la science est appelée de manière pressante à la rescousse des décideurs que son autorité est la plus remise en cause. Pour autant, en dépit de cette perte de légitimité, les décideurs continuent à solliciter l’expertise des scientifiques (Weingart 1999). Selon Linke et al. (2014) qui comparent les interactions sciences/politiques dans les domaines de la pêche et de l’eutrophisation dans les pays d’Europe du Nord, le cas de la pêche révèle à la fois une politisation de la science et une scientisation de la politique alors que le cas de l’eutrophisation a révélé une approche plus linéaire et a priori consensuelle des interactions sciences/politiques. Cela peut s’expliquer par le fait que les débats nationaux et internationaux autour de la pêche ont donné lieu à de nombreuses controverses, où différents objectifs et visions politiques se sont affrontés, ce qui, selon les auteurs, serait loin d’être le cas pour l’eutrophisation. Contrastant quelque peu avec les travaux de Linke et al., de Jong (2016) souligne pourtant les difficultés rencontrées par la science pour remplir son rôle attendu d’éclaireur des décisions publiques dans le cas des problèmes d’eutrophisation en mer du Nord: si les controverses scientifiques n’ont pas posé de difficultés majeures car elles étaient largement tues ou filtrées par les organisations à l’interface science-politique (majoritairement composées de scientifiques en poste dans la fonction publique plutôt que dans des instituts de recherche), en revanche l’absence de synchronisation dans la temporalité du processus politique (le temps court des politiques qui s’aligne sur leur mandat politique) et de celui scientifique (souvent basé sur des recherches au long cours) fut plus compliquée à gérer. Tout comme jongler avec des jugements de valeur ou pour les

organisations à l’interface science-politique, le fait de devoir combiner les injonctions à la rigueur scientifique avec celles concernant des solutions pragmatiques de gestion du problème.

En ce sens, Renn et al. (2011) mettent également l’accent sur de nouveaux rapports entre science et politique. Ces auteurs revendiquent en effet une nouvelle conception de ces rapports qui soient moins fondés sur des certitudes scientifiques illusoires. Les risques, difficilement calculables, peuvent être décrits comme complexes, incertains et ambigus et doivent faire l’objet de choix sociétaux. Ils requièrent, du coup, une autre approche de l’action publique, une approche dite de « gouvernance du risque ». Au centre de cette gouvernance du risque, il y a l’idée de reconnaître la multiplicité des types de risques. Pour les risques « simples », les causes sont bien identifiées, les conséquences négatives potentielles sont évidentes, et les incertitudes faibles. Il y a donc peu d’ambiguïté sur la manière d’interpréter ce risque. Mais peu de risques sont dits simples. Beaucoup sont systémiques, c’est-à-dire qu’ils sont enchâssés dans un contexte social plus large. De plus, les liens de causalité étant loin d’être simples, ces risques systémiques requièrent une approche plus holistique du danger, de l’évaluation du risque et de sa gestion. Il convient donc de reconnaître dans un premier temps les risques comme des constructions mentales découlant de la manière dont des personnes perçoivent un phénomène incertain, influencés en cela par les contextes sociaux, politiques, économiques et culturels dans lesquels elles évoluent. Il en découle que l’estimation du risque doit nécessairement relever d’une approche pluridisciplinaire. En effet, il ne suffit pas de considérer uniquement les résultats d’une évaluation scientifique de ceux-ci. Il faut encore intégrer dans cette évaluation les informations concernant la perception de ces risques et de leurs conséquences pour les intéressés, ainsi que les enjeux qu’ils leur attachent tout comme les cadrages des enjeux publics qui occupent le devant de la scène publique. Il convient donc d’associer les sciences économiques et sociales aux sciences de la vie et aux savoirs plus techniques pour conduire une évaluation du risque et une évaluation des enjeux qui leur sont associés au sein de la population. Pour Tynkkynen (2013) également, force est de constater que l’approche écosystémique privilégiée pour les actions sur la mer Baltique avec HELCOM repose sur une connaissance approfondie du milieu écosystémique, de sa structure et de son fonctionnement. D’où la nécessité d’accorder une place de choix à la recherche scientifique dans les instances de gouvernance. Cette sollicitude envers la science ne saurait se confondre cependant avec l’illusion positiviste d’être en mesure de produire un prêt-à-penser scientifique directement mobilisable pour l’action publique (« knowledge for policy »). Il faut savoir reconnaître au contraire la part irréductible d’incertitude qui demeure sur ces sujets et se concentrer sur les moyens de gérer cette incertitude notamment en accordant une place aux savoirs fondés sur l’expérience (« experience-based knowledge ») et les savoirs plus traditionnels.

De Jong (2016) recommande également une démocratisation de l’interface sciences/politiques privilégiant la transparence des échanges et l’inclusion de toutes les parties intéressées dans le débat, notamment au niveau de la formulation des problèmes et dans l’évaluation par les pairs des résultats de la recherche. Ces parties intéressées doivent inclure à la fois les scientifiques provenant de différentes disciplines, y compris les sciences sociales, comme les profanes. Il serait illusoire en effet d’attendre des connaissances scientifiques seules une réponse adéquate aux questions que posent les problèmes environnementaux complexes, surtout quand des considérations de proportionnalité ou de récupération des coûts sont également en jeu. Pour Freitag (2014), il est essentiel de reconnaître la valeur de différents modes de connaissance afin de favoriser la confiance entre parties prenantes et l’adhésion aux solutions adoptées. A cet effet, il importe de mobiliser les méthodes participatives des sciences sociales (entretiens, ateliers, recherche collaborative etc) en particulier pour faire émerger une représentation partagée des problèmes en jeu. Adams et al. (2003) ont déjà démontré que souvent les discussions entre groupes d’intérêt achoppent au niveau des solutions à privilégier parce que les différentes parties prenantes conçoivent ces solutions en fonction de ce qu’elles perçoivent comme étant le problème et qui peut s’avérer différent de la définition du problème mis à l’agenda (cette vision est corroborée par les travaux de Bourblanc, 2014). D’où l’importance de commencer par interroger ces définitions et de parvenir à un premier consensus à ce niveau.

Pour Renn et al. (2011), la gestion des risques complexes doit faire l’objet d’une approche participative en particulier si ces risques sont contestés ou si une grande incertitude règne autour de ces risques. L’approche participative doit permettre d’explorer la tolérance vis-à-vis de certains risques ainsi que la mise en perspective de certains risques par rapport à d’autres. Linke et al. (2014) en appellent ainsi à une réforme du politique qui puisse prendre en compte ces incertitudes scientifiques et qui gère les désaccords politiques par une meilleure inclusion des savoirs et une plus grande participation des groupes d’intérêt. Sur ce point, Boonstra et Bock (2009) recommandent le même impératif délibératif. Assmuth (2011) critique un style de gestion rigide basé sur des certitudes illusoires qui doit laisser la place à un mode de gouvernance moins hiérarchique et sectorisé et au contraire plus ouvert et adaptatif. Etant donné les défis que représentent les problèmes environnementaux dans des écosystèmes marins de grande envergure, il est plus judicieux d’en appeler à un processus de décision publique moins définitif mais plus incrémental et progressif (de Jong, 2016). Enfin, pour Linke et al., il pourrait être intéressant de travailler sur la base non de prédictions –étant donné l’existence d’incertitudes- mais de scénarios possibles (lorsque des modèles sont disponibles, ce qui n’est pas systématique). Dans un scénario cette fois positiviste, d’autres auteurs comme Lempert et Collins (2007) suggèrent, pour gérer la prise de décision publique dans de tels contextes d’incertitudes, de nouvelles approches qui utilisent des modèles informatisés de simulation de différentes options et mesures de politiques publiques. Lowe et al. (2014) soulignent la nécessité d’intégrer les boucles de rétroaction dans la construction des scénarios d’évolution des apports afin d’accroître leur précision.

9.2.3.3.Synthèse

Les mécanismes responsables de l’eutrophisation sont aujourd’hui connus et décrits, tant sur un plan général que sur un plan plus localisé, en tout cas en ce qui concerne les principaux sites concernés dans les pays industrialisés.

L’accumulation des connaissances et le développement des outils prédictifs ne se sont cependant traduits ni par un affaiblissement de la demande institutionnelle vis-à-vis de la recherche en écologie, ni par une disparition des controverses nombreuses qui entourent la mise en place de programmes de lutte contre l’eutrophisation.

Le paradoxe n’est qu’apparent : il témoigne selon de nombreux auteurs de l’impuissance relative de la science positiviste traditionnelle à fournir une meilleure compréhension de la manière dont les problèmes environnementaux complexes se définissent ou pour penser les solutions à apporter à ce type de problèmes en jeu (Pahl-Wostl, 2006). Pour penser la manière dont la science, toujours plus sollicitée, peut informer la décision publique dans une telle conjoncture, des auteurs comme Funtowicz et Ravetz(1993) en appellent à une “science post-normale” ou une « precautionary science » (Funtowicz et al., 2000). D’un point de vue opérationnel, ces postures qui laissent davantage de place au pluralisme et à la gestion collective de l’incertitude n’interrogent pas que la pratique de la science, mais également celle de l’action publique. En effet, il ne suffit pas de repenser les modalités d’une science ayant vocation à éclairer la décision publique, il convient également de repenser les modalités d’une action publique sur un mode plus ouvert, plus démocratique et plus adaptatif. Il s’agit en fait d’aborder différemment la fabrique des politiques publiques en fonction des types de risques et des types d’incertitudes auxquels on est confronté et de repenser les missions de l’ingénierie publique, par ailleurs fragilisée sur la période récente.

9.2.4. L’eutrophisation comme objet d’action publique en Europe : approches et questions

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