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Groupes sociaux et communautés de pratiques : la différenciation sociale des valeurs et

9.3. Représentations et perceptions associées aux enjeux, modes de gestion et usages de l’eau

9.3.4. Groupes sociaux et communautés de pratiques : la différenciation sociale des valeurs et

Pour comprendre comment les perceptions se construisent et se nourrissent d’un ensemble de représentations sociales, il est nécessaire de s’intéresser au contexte dans lequel l’expérience perceptive des observateurs s’inscrit.

9.3.4.1.Des représentations sociales structurantes

Tout en insistant sur la spécificité des contextes culturels dans lesquels les expériences sensorielles et les systèmes de sens trouvent à s’exprimer, l’anthropologue V. Strang souligne l’existence de systèmes interprétatifs transculturels liés à l’eau, qu’elle associe à ses qualités intrinsèques : le rapport à l’eau est universellement caractérisé par un processus d’incorporation, qui joue un rôle essentiel dans la définition des identités et dans la construction de la subjectivité.

La spécificité de la perception de l’eau et de sa qualité est qu’elle est associée à sa neutralité de goût et d’odeur (Strang, 2005). Du fait de l’assimilation entre neutralité et pureté, la transposition de l’interprétation des dynamiques de l’environnement aux relations sociales s’effectue de façon particulièrement directe, au travers du concept de pollution (Douglas, 2001 ; Strang, 2005). De ce fait, les inquiétudes relatives à la déstabilisation des relations sociales, par exemple l’arrivée de nouvelles populations ou de normes perçues comme extérieures au territoire, s’expriment fréquemment sous la

forme d’une préoccupation pour la qualité de l’eau : l’anthropologue V.Strang observe ainsi ce phénomène tant dans le Dorset (Royaume-Uni) que dans une communauté aborigène du Queensland (Australie). De même, les travaux anthropologiques contemporains fourmillent d’exemples d’homologie de vocabulaire entre la description des déséquilibres naturels impliquant les milieux aquatiques et celle des inégalités socio-économiques. Dans les travaux qu’il a consacrés au début des années 2000 aux proliférations d’algues, l’anthropologue S. Dalla Bernardina montre par exemple que l’interprétation de deux proliférations dont les ressorts et les origines sont différentes, celle de Caulerpa taxifolia en Méditerranée et celle des ulves en Bretagne, mobilise les mêmes ressorts interprétatifs : les proliférations sont interprétées comme des invasions biologiques, et les algues apparaissent comme des figures de l’altérité. Dans le cas des ulves, il relève également la difficulté à penser les blooms algaux et les marées vertes comme résultant de pratiques locales (dans le cas d’espèce, les sources des nutriments se situent en majorité à quelques kilomètres des lieux d’occurrence des blooms) et la recherche récurrente d’une externalisation des responsabilités et des causes (Dalla Bernardina, 2000). Ses travaux confirment, dans le cas des blooms algaux, des travaux anthropologiques classiques qui démontrent que la caractérisation en pollution d’un phénomène est indissociable d’un travail social d’imputation d’un tort et d’une responsabilité. Dit autrement, la réflexion sur la cause et l’origine des pollutions est constitutive des représentations des transformations environnementales. Dans le cas des blooms de macroalgues, ces résultats ont été confirmés pour ce qui concerne la lagune de Venise (Ménez, 2000) ou lors de travaux sur les marées vertes dans le Finistère et les Côtes d’Armor (Dammekens, 2001 ; Bouard, 2002 ; Levain, 2014).

L’existence de ces schèmes transculturels s’accompagne d’une grande stabilité des significations associées à l’eau, dans le temps et dans l’espace : les représentations associées à l’eau changent lentement, notamment du fait de son omniprésence dans les artefacts culturels et de sa forte charge symbolique. Comme le relève V.Strang, « l’eau est un intarissable puits d’images métaphoriques que les populations utilisent pour décrire les processus et les changements qui touchent tous les aspects de leur propre vie » (Strang, 2005 : 105). Le cycle hydrologique apparaît ainsi comme un support particulièrement adapté à la représentation des idées de naissance, de vie et de mort. Le caractère très ancré et très profond de ces représentations constitue de ce fait un point d’appui important pour le dialogue interculturel sur les problèmes de qualité de l’eau.

Cette stabilité est également observable à l’échelle de grandes aires culturelles, selon les anthropologues de la nature et les historiens des sensibilités qui se sont penchés sur le rapport à l’environnement et à l’eau. L’anthropologue P.Descola définit ainsi les représentations sociales associées à la nature comme fondamentalement marquées, dans le monde occidental postérieur à la période des Lumières, par une ontologie de type naturaliste. La nature y est conçue comme obéissant à des lois et à des nécessités propres, indépendantes de la volonté humaine. Elle est par conséquent le domaine d’expression privilégié de la connaissance scientifique et l’objet scientifique par excellence (Descola, 2005). Ce schéma, pour très général, est utile à la compréhension des représentations contemporaines de l’eutrophisation. Si peu de travaux en histoire des sciences se sont consacrés à cet objet (voir cependant : Drouin, 1993), il reste que les représentations contemporaines de l’eutrophisation sont très fortement marquées d’une part, par les représentations des chercheurs en sciences de la vie à son sujet, et d’autre part, par la mobilisation d’un rapport complexe et dialectique entre la vie et la mort.

Cette grille de lecture permet de mieux comprendre les enjeux définitionnels contemporains et les nombreux travaux réflexifs produits par les chercheurs en écologie sur cette question. Callicott et al. (1999) proposent d’analyser les différentes conceptions de la conservation produites par les chercheurs en en distinguant deux types : l’approche compositionnaliste, fondée sur une exclusion mutuelle de l’homme et de la nature ; l’approche fonctionnaliste, plus intégratrice, dans laquelle le concept d’écosystème joue un rôle central. Dans un contexte où les représentations scientifiques du phénomène constituent un mode d’accès dominant à la compréhension et à la description des processus à l’œuvre, cette distinction classique recoupe la tension observée entre des représentations dans lesquelles

l’eutrophisation constitue en soi un phénomène problématique, ou à l’inverse dans lesquelles c’est son origine anthropique qui fait d’elle un objet légitime d’interventions correctrices.

Plus généralement, ces représentations de la nature et des processus naturels encadrent les systèmes cognitifs et interprétatifs, comme le montre l’historienne et archéologue suédoise I.Wiman (Wiman, 1990): les conceptions en apparence contradictoires d’une nature stable et définie par l’équilibre d’une part, et d’une nature erratique et imprévisible, issues de la pensée antique, sont réactivées dans la prise en charge des problèmes environnementaux contemporains. I.Wiman prend appui sur le cas de la crise dystrophique ayant affecté les côtes du Skarregak et du Kattegat (Mer du Nord) à la fin des années 1980 : l’idée que la Mer mettra longtemps à se remettre du choc qu’elle a connu prévaut dans le débat public, et dans le même temps les surprises nées des réactions en chaîne qui ont rendu les mesures rapides de protection mises en place inefficaces ont donné lieu à d’abondants discours fondés sur la représentation d’une nature vengeresse. Wiman relève que ces conceptions sous-jacentes dans les discours scientifiques et les politiques de gestion constituent le frein le plus puissant à une prise en charge effective des problèmes environnementaux, davantage que la mise en place de systèmes de veille et d’alerte fondés sur la technologie qui ne les interrogeraient pas. Cette réflexion fait écho aux propositions de C.S. Holling, développées ultérieurement dans le cadre de l’Alliance pour la Résilience et qui tentent, du point de vue de la théorie écologique, d’intégrer l’incertitude comme paramètre fondamental de la compréhension des trajectoires des écosystèmes (voir à ce sujet les parties 9.1 et 9.2).

9.3.4.2.Des représentations sociales situées socialement et spatialement

Si les représentations sociales structurent les perceptions, leur caractère normatif ne doit cependant pas conduire à les présenter comme homogènes ; elles sont en effet socialement et spatialement très situées. Cependant, le groupe a constaté à travers le corpus étudié que peu de travaux rendent compte, dans le cas précis des phénomènes d’eutrophisation, de ces différences entre groupes sociaux. Par ailleurs, ces études présentent un caractère très épars et on peut regretter la quasi absence d’études comparatives entre sites touchés. Cette faiblesse des analyses disponibles est à mettre en relation avec le très petit nombre de travaux sociologiques ou d’anthropologie sociale consacrés à la question de l’eutrophisation, ces disciplines attachant une importance particulière à la mise en évidence de ces variations.

9.3.4.2.1.Variabilité spatiale

Les représentations sociales locales des phénomènes d’eutrophisation connaissent des variations importantes en l’absence de cadrage unificateur : c’est la situation qui prévalait en Bretagne jusqu’à la mise en place de politiques régionales coordonnées de lutte contre les marées vertes à la fin des années 1990. Les variations observées entre trois des huit baies les plus touchées (baies de la Forêt, de Douarnenez et de Lannion), distantes de moins d’une centaine de kilomètres les unes des autres, sont semble-t-il liées à plusieurs paramètres : les enjeux socio-économiques dominants, en particulier le poids du secteur touristique, la capacité à faire face physiquement aux marées vertes (intensité et étendue des échouages, moyens financiers des communes), l’histoire environnementale des territoires (Levain, 2014). L’existence de politiques publiques dédiées, le travail de mise en réseau des sites réalisé tant par les opérateurs publics qu’associatifs, scientifiques ou professionnels, contribuent à une forme d’alignement et de normalisation des systèmes interprétatifs locaux.

Gould (1993) distingue davantage les dimensions écologiques et sociologiques de ces variations. Pour lui, la variabilité spatiale observée dans les représentations des pollutions dépend avant tout des stratégies politiques des acteurs et des rapports locaux de domination, qui sont fonction des ressources économiques et culturelles des habitants.

Une enquête par questionnaire réalisée à la fin des années 2000 auprès d’habitants de la Bretagne d’une part, de la région parisienne d’autre part, montre l’existence d’une représentation sociale duale de l’eau, à la fois ressource vitale et bien de consommation. Des différences importantes sont relevées

entre les réponses des bretons et des parisiens, les premiers jugeant la ressource en eau globalement très dégradée. E. Michel-Guillou montre par ailleurs que le rapport au lieu d’habitation constitue une variable importante dans la structure des représentations de l’eau : les visions de l’eau comme bien de consommation dominent chez les personnes qui se déclarent les moins attachées à leur lieu de vie (Michel-Guillou, 2011).

9.3.4.2.2.Variabilité sociale

L’abondance ou la rareté ressenties de l’eau constituent un facteur de variation spatiale important des représentations sociales qui y sont associées (Belaïdi et Euzen, 2009). Ces représentations ne s’appliquent pas uniquement aux cas où ce sont les problématiques quantitatives qui dominent : les difficultés d’accès à une eau de qualité, qu’elle soit destinée à la consommation humaine, à des usages productifs ou récréatifs, participent de la construction de représentations de l’eau comme ressource rare.

A l’occasion de l’enquête qu’ils ont réalisée à propos de la consommation d’eau en milieu urbain au Mexique, Corral-Verdugo et al. (2002) ont relevé que les représentations de l’environnement étaient globalement similaires entre les groupes socio-économiques, en revanche ceux-ci se distinguaient en ce qui concerne les représentations plus spécifiquement associées à l’eau : chez les individus issus des classes moyennes, les représentations utilitaristes étaient beaucoup plus développées que chez ceux disposant de bas ou de haut revenus. Pour les auteurs, cette variation semble refléter l’expérience quotidienne des populations pauvres du Mexique, qui souffrent de restrictions dans l’accès à l’eau de façon chronique et qui par conséquent, tendent à y accorder davantage d’attention et d’importance (Corral-Verdugo et al., 2002). Euzen et Belaïdi obtiennent le même type de résultat lors d’une enquête menée en 2004 à Buenos-Aires (Argentine) (Belaïdi et Euzen, 2009).

Le sociologue D.W. Batega s’est quant à lui intéressé à la situation des habitants de quatre quartiers de la ville de Kampala (Ouganda) : l’enquête est réalisée auprès de communautés disposant de modes multiples d’approvisionnement en eau (eau du robinet, accessible seulement à une partie des habitants ; eau de source ; eau prélevée directement dans les étangs et les cours d’eau). Elle montre que tant les perceptions sensorielles que les représentations sociales des risques sanitaires ont une influence sur les représentations et usages des différents points d’approvisionnement. Les différences sociales entre les habitants conduisent à des usages différenciés, les ménages nombreux et les commerçants pouvant plus difficilement se passer de l’usage de l’eau du lac, régulièrement contaminée par des toxines algales. Les usagers de l’eau du lac connaissent en général très bien l’existence et le fonctionnement des blooms d’algues, et adaptent très finement leurs pratiques en conséquence (point de collecte, type d’usage) (Batega, 2006).

Dans l’étude qu’elle a consacrée aux représentations des marées vertes en baie de Saint-Brieuc (Côtes d’Armor), M. Le Chêne met en évidence deux systèmes de représentations bien distincts au sujet des marées vertes : celui des habitants anciennement implantés dans le monde rural et liés de ce fait à l’activité agricole, et celui des néo-ruraux (Le Chêne, 2012). L’auteur montre que le rapport à l’espace rural constitue une variable discriminante en ce qui concerne les représentations associées aux marées vertes : espace de vie et de production de richesse pour les agriculteurs, il est aussi le lieu de construction d’une identité forte, qui s’accompagne de la conception d’une « nature forte capable de vaincre la pollution-déchet des algues vertes d’autant plus que celles-ci sont considérées comme « naturelles » et donc moins dangereuses » que d’autres types de pollution (Le Chêne, 2012 : 658). Cette représentation des algues vertes comme pollution-déchet leur confère le statut de nuisance limitée et réversible. A l’inverse, la plupart des néo-ruraux rencontrés par l’auteur partagent avec les militants écologistes une vision de la nature comme espace à protéger des activités humaines, l’origine anthropique des marées vertes est soulignée et les exclut de fait du monde naturel : ce n’est pas le trop plein d’algues vertes qui est problématique, mais leur existence même. A ces représentations différentes de l’espace rural et des algues vertes correspondent également des représentations différentes des risques et des actions à mettre en place. Chez les ruraux, la valorisation de la biomasse

algale apparaît comme une solution prometteuse et les politiques visant une sortie du modèle de l’agriculture intensive apparaissent en revanche comme économiquement et techniquement irréalistes. Pour les néo-ruraux en revanche, le caractère contre nature de cette pollution l’entache d’une corruption définitive, et empêche de la considérer comme une ressource potentielle. Qui plus est, le fait que des entreprises liées au monde agricole puissent être opérateurs de cette valorisation paraît moralement inacceptable. C’est donc un ensemble de représentations sur les causes, les processus et les formes de lutte possibles et légitimes qui se trouve engagé dans le rapport, très polarisé et idéologisé, que développent les habitants aux problèmes d’eutrophisation côtière.

Ces résultats font écho à ceux mis en évidence par A. Freitag en Caroline du Nord (Etats-Unis), qui montre le caractère à la fois différencié et réflexif des représentations des problèmes d’eutrophisation entre les différents porteurs d’enjeux (pêcheurs, scientifiques et gestionnaires). Les pêcheurs définissent davantage la qualité de l’eau par les usages qui peuvent en être faits, et que les chercheurs et gestionnaires se réfèrent davantage à sa composition physico-chimique. L’auteur relève cependant que 6 personnes sur les 56 interrogées se réfèrent aux deux types d’approches de la qualité de l’eau, tout en montrant une conscience très claire du type de réponse qu’ils devraient faire pour être en phase avec leur profession (Freitag, 2014). Ils démontrent ainsi d’une part, leur conscience du caractère socialement et culturellement contraint de leur expression, d’autre part, le fait que les représentations culturelles constituent une ressource pour la défense de la légitimité de leur parole dans les contextes de gestion des problèmes d’eutrophisation.

Ces quelques travaux incitent à observer de façon détaillée la façon dont se construisent les représentations des phénomènes d’eutrophisation, en relation étroite avec des enjeux et pratiques très localisés jusqu’à une période très récente. Qu’en est-il cependant d’acteurs qui entretiennent une relation plus distancée ou plus récente avec les écosystèmes touchés, et qui sont des opérateurs majeurs de la problématisation de ces phénomènes ? Comment les représentations locales associées à l’eutrophisation évoluent-elles à leur contact ? A la différence d’autres problèmes environnementaux pour lesquels les variations observées ont fait l’objet d’analyses comparatives parfois très poussées et de suivis longitudinaux, le rapport à l’eutrophisation des milieux aquatiques, en relation avec l’évolution des usages des milieux et de l’écologisation plus générale des représentations et des comportements, reste encore mal connu. D’un point de vue macrosociologique, les préoccupations environnementales ont souvent été décrites comme caractéristiques des sociétés dites post-matérialistes et tertiarisées. Mais des travaux récents tendent à montrer que l’émergence des inquiétudes environnementales n’est plus seulement fonction des modes productifs dominants dans une société donnée (Mostafa, 2015).

9.3.4.3.Synthèse

Les recherches en sociologie et en ethnologie, principalement fondées sur des enquêtes qualitatives menées dans les territoires touchés par des formes sévères d’eutrophisation, montrent que la perception des changements, leur interprétation et l’évaluation de leur gravité est fonction du regard porté sur les causes de ces changements. La visibilité sociale dite secondaire des phénomènes d’eutrophisation passe par sa construction en tant que problème public, ce qui donne aux acteurs qui effectuent ce travail de problématisation un rôle central : associations de protection de l’environnement, mais également communautés de recherche, médias et institutions publiques, contribuent à faire évoluer les normes et les significations associées aux phénomènes d’eutrophisation.

Le caractère structurant de ces normes sociales ne doit pas conduire à sous-estimer leur très grande hétérogénéité sociale et spatiale. De ce point de vue, les approches comparatives et les lectures historiques, très peu nombreuses sur ces sujets, constitueraient un appui précieux pour appréhender plus finement les processus contemporains d’écologisation des représentations et des comportements.

9.3.5. La dynamique des représentations et des usages : changer les représentations pour

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