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La mobilisation et la diffusion des connaissances expertes : catégories émergentes et diversité

9.3. Représentations et perceptions associées aux enjeux, modes de gestion et usages de l’eau

9.3.5. La dynamique des représentations et des usages : changer les représentations pour changer les

9.3.5.3. La mobilisation et la diffusion des connaissances expertes : catégories émergentes et diversité

9.3.5.3.1.Perceptions et connaissances écologiques

Une enquête interdisciplinaire analysant les perceptions de la qualité d’un cours d’eau en Nouvelle- Zélande a montré un écart important entre l’évaluation de la qualité de l’eau par les personnes enquêtées et par les indicateurs scientifiques : 58% des personnes enquêtées jugeaient que l’eau était de meilleure qualité que la description qu’en faisaient les enquêteurs à partir des données expertes. Le second résultat intéressant de l’étude était que ceux qui étaient en mesure de fournir leur propre lecture, circonstanciée, de l’état du cours d’eau, étaient ceux qui s’avéraient à la fois les plus méfiants vis-à-vis des gains à attendre des politiques publiques proposées à leur examen et ceux qui étaient les plus enclins à contribuer financièrement à une amélioration. L’une des conclusions de cette étude est que les connaissances écologiques constituent un paramètre déterminant de l’appréciation de la qualité. Les auteurs interprètent cet écart entre les deux groupes comme résultant d’une forme de réticence à voir se transformer quelque chose que l’on connaît bien (Marsh, Mkawa, Scarpa, 2011). Les travaux de Cottet et al. sur les bras morts du Rhône, qui reposent sur des formes d’entretien plus ouvertes, mettent également en évidence que les savoirs écologiques, notamment lorsqu’ils sont fondés sur une fréquentation dans le long terme des milieux, est une variable déterminante dans la perception de la qualité de l’eau : ils permettent d’apprécier des tendances par rapport à un état de référence constitué et consolidé, ce qui facilite l’établissement de normes de qualité fixées par rapport à l’expérience personnelle (Cottet et al. 2010 ; Cottet et Piégay. 2013).

La convergence de cette connaissance expérientielle et des cadres interprétatifs qui lui confèrent un caractère signifiant et générique ne semble cependant concerner que des groupes sociaux experts, dans des contextes où les pollutions aquatiques ont fait l’objet de recherches anciennes et approfondies : l’eutrophisation apparaît ainsi désormais comme un des principaux attributs permettant d’évaluer la soutenabilité des pratiques agricoles auprès des experts gouvernementaux et des conseillers techniques agricoles dans une étude réalisée aux Pays-Bas, et ce avant même la pollution des nappes d’eau souterraines, la pollution des sols ou l’érosion de la biodiversité (Van Calker et al., 2003).

Dans le cas des marées vertes, la mise en relation entre les blooms de macroalgues, les apports de nutriments par les cours d’eau côtiers et les changements dans les paysages et dans les pratiques agricoles a pu être réalisée dès les premières occurrences du phénomène, dans les années 1970 et 1980, par un nombre limité d’habitants. Certains possédaient un équipement spécifique pour ce faire, en raison de leur familiarité avec les concepts de l’écologie scientifique et avec le fonctionnement des agroécosystèmes (comme des ingénieurs agronomes employés par les services de l’Etat ou de grandes

coopératives). D’autres, cependant, ne pouvaient s’appuyer sur des connaissances académiques ni ne pouvaient nommer l’eutrophisation littorale. Ils ont cependant rapidement pu mettre en relation l’ampleur et la nature des transformations agricoles avec l’évolution de la végétation estuarienne et littorale. Ces derniers avaient en commun une expérience intime des milieux aquatiques (notamment via leurs activités de pêche à la ligne, à la senne ou à pied) et une relative marginalité dans la société locale (propriétaires de très petites exploitations ou journaliers agricoles, par exemple). Les premiers ont pour la plupart joué un rôle très actif dans la mise en débat des connaissances et des politiques localement, les seconds n’ont jamais pris part au débat public. Les contraintes sociales entourant la prise de parole s’avèrent, dans le cas d’espèce, plus importantes que l’équipement cognitif pour comprendre la lenteur de la transformation des systèmes locaux d’interprétation des marées vertes (Levain, 2014). Ces différents résultats incitent à envisager l’expertise comme incluant une diversité de compétences, dont certaines se constituent par l’expérience : l’expertise naît de la capacité à éprouver les propriétés matérielles des objets et de les confronter aux représentations qui peuvent lui être associés dans des réseaux dans lesquels l’objet circule. C’est bien ce qui distingue, selon Bessy et Châteauraynaud, l’expert du non-expert d’une part et du faussaire d’autre part, qui s’appuie sur la correspondance superficielle entre une représentation collective et des repères reflétés par l’objet (Bessy et Châteauraynaud, 1995). Dans cette perspective, l’expertise ne se limite pas aux connaissances scientifiques, mais inclut également la capacité à repérer et interpréter les prises qu’offre l’expérience sensorielle. Les enjeux et les modalités de la reconnaissance de cette pluralité des expériences et des savoirs seront étudiés dans le sous-chapitre 9.5.

9.3.5.3.2.Education à l’environnement et rationalité des comportements

Le fait que les connaissances écologiques constituent une variable discriminante dans le rapport à la qualité de l’eau et les représentations associées à sa dégradation appuie généralement l’idée que l’éducation à l’environnement constitue une clef pour faire évoluer les comportements vers des pratiques plus vertueuses d’un point de vue environnemental. Les quelques références du corpus qui s’intéressent à ce point tendent à nuancer, sinon invalider, ce constat.

En effet, les politiques d’éducation à l’environnement tendent à assimiler les comportements non désirés à des problèmes de méconnaissance des conséquences des actions, alors que les relations entre connaissances et comportements sont en fait plus complexes. C’est ce que montre, par exemple, une enquête menée auprès des habitants de l’agglomération de Perth (Australie), dans un contexte où la fertilisation excessive des jardins conduit à d’importants problèmes de qualité de l’eau. Le programme d’éducation à l’environnement mis en œuvre obtient des résultats très limités en termes de changements de pratiques : les habitants s’avèrent tout à fait conscients du lien entre leurs pratiques et la qualité de l’eau, mais l’évolution de leur comportement au jardin passe par une transformation de leur rapport aux produits fertilisants eux-mêmes, à l’identification de leurs propriétés précises et aux contraintes matérielles qui entourent leur achat (la disponibilité, le coût, notamment) et leur usage (leur caractère pratique, la perception de leur efficacité) (Hughes et al., 2012). De fait, le programme mis en œuvre s’est heurté à une incompréhension : l’expertise à acquérir concernait davantage les pratiques de consommation et les techniques alternatives à la fertilisation chimique, plutôt que le fonctionnement de l’écosystème.

Brownlie et al., à l’occasion d’une enquête menée auprès de 156 utilisateurs de systèmes d’assainissement individuels sur le bassin versant du Loch Leven (Ecosse), proposent une représentation stylisée du lien entre connaissances et changement de comportement (figures 9.17 et 9.18). Dans ce modèle, les connaissances n’influencent qu’indirectement et de façon limitée la capacité à agir : elles font partie des facteurs de contrôle situationnels et des prérequis pour la traduction d’intentions de comportement en comportement effectif (Story et Forsyth, 2008 ; Brownlie et al., 2015). Dans le cas étudié par Brownlie et al., où les problèmes d’eutrophisation étaient très liés aux émissions de phosphore en provenance de systèmes d’assainissement individuels défaillants, l’enquête fait ressortir le manque ressenti d’informations sur les façons de réduire les émissions de phosphore. Les auteurs

distinguent, de ce point de vue, deux ensembles de pratiques devant faire l’objet d’approches distinctes : d’une part, les pratiques quotidiennes routinisées (comme l’usage de détergents ménagers), pour lesquels une action publique visant la modification des pratiques de vente (composition et étiquetage des produits) paraît la plus efficace ; d’autre part, les pratiques plus occasionnelles, comme le curage des fosses septiques. Le niveau d’information sur les conséquences environnementales de la saturation des fosses est faible chez les personnes interrogées. Dans ce dernier cas, des actions d’éducation environnementales sont susceptibles de produire une modification sensible des comportements. Cependant, la conduite de programmes d’information, même intensifs, si elle est déconnectée d’une action simultanée sur les autres facteurs de contrôle, s’avère improductive.

Figures 9.17 et 9.18 : Un modèle psychologique d’analyse des liens entre valeurs environnementales et écologisation des comportements des individus, tel qu’appliqué à l’étude d’un cas de pollution de cours d’eau au phosphore. Source : Brownlie et al., 2015.

9.3.5.3.3.La diversité des savoirs et des approches, une ressource essentielle à la prise en charge collective des problèmes environnementaux complexes

L’expertise mérite ainsi d’être appréhendée dans sa double composante : elle ne repose pas uniquement sur une capacité à décrire des processus écologiques de façon générique, mais également sur la connaissance de l’histoire locale des milieux, en tant que socio-écosystèmes objets de formes d’appropriation et de perceptions multiples. Si l’expertise est entendue comme incluant les

connaissances expérientielles et les savoirs locaux, elle est susceptible de jouer un rôle médiateur pour la diffusion des connaissances environnementales locales dans une perspective de restauration écologique, en oeuvrant pour une réappropriation de l’histoire locale des cours d’eau et des plans d’eau (Cottet et al., 2013). Cela implique une attention particulière aux connaissances centrées sur les milieux et leur fonctionnement, comme complément à celles qui sont centrées sur les sources des pollutions. La prise en compte de la diversité des formes de connaissances peut s’avérer déterminante pour la compréhension même des processus écologiques et la qualité des apprentissages : c’est ce qu’une expérience pédagogique réalisée avec des étudiants de 3ème cycle en sciences de la terre tend à

démontrer (McNeal et al., 2008). Le thème de l’eutrophisation est particulièrement mobilisé par les équipes enseignantes de l’Université d’Etat du Mississipi, du fait de considérations locales (la proximité du Golfe du Mexique) et du caractère exemplaire, presque idéal-typique, de la complexité des interactions en jeu. Les auteurs montrent que la représentation graphique des phénomènes d’eutrophisation s’avère délicate y compris pour des étudiants très avancés dans leur cursus universitaire. Les méthodes pédagogiques qui s’appuient sur l’exploration et la confrontation de représentations multiples du processus s’avèrent plus productives du point de vue des apprentissages : elles accentuent la capacité des étudiants à développer des modèles conceptuels adaptés et à les traduire en représentations textuelles, symboliques et iconographiques. La capacité à représenter la complexité s’avère, selon eux, déterminante pour la compréhension mais également pour le dialogue avec les porteurs d’enjeux. Selon les auteurs, la démarche pourrait produire des résultats encore plus probants si elle était couplée avec un travail de terrain approfondi, dans lequel les étudiants se confronteraient à la fois aux objets qu’ils représentent et aux représentations alternatives produites par les acteurs sociaux.

Cette conclusion rejoint celle d’A. Freitag (Freitag, 2014 : voir supra, partie 1), dont l’hypothèse principale est que dans le cas des problèmes environnementaux complexes, l’absence de reconnaissance de la diversité des « façons de connaître» est une cause majeure d’échec des politiques négociées et d’absence de mobilisation de certaines parties prenantes. Autrement dit, une meilleure connaissance des perceptions de la qualité de l’eau et des problèmes qui l’affectent est susceptible de contribuer à transformer les porteurs d’enjeux et d’intérêts particuliers en contributeurs effectifs de la conception et de la mise en œuvre des politiques de gestion.

9.3.5.4.Synthèse

Mobilisations environnementales, dispositifs normatifs et production médiatique contribuent à faire exister et à cadrer les façons dont l’eutrophisation est vue, comprise, identifiée éventuellement comme problématique, débattue par chacun des acteurs de la société. Autrement dit, ils contribuent à l’acquisition d’une visibilité sociale secondaire de l’eutrophisation, progressivement intégrée dans les représentations et les perceptions.

L’intérêt des médias pour les phénomènes d’eutrophisation a notamment pour effet de renforcer leur lecture phénoménologique : leur intégration dans l’actualité passe par des « événements », comme un bloom algal visible et spectaculaire. Mais l’événement est le plus souvent, dans le cas de l’eutrophisation, construit par des mobilisations d’acteurs qui vont proposer aux journalistes des grilles de lecture que ces derniers vont pouvoir réutiliser. Dès lors que les phénomènes d’eutrophisation deviennent objets de mobilisations sociales et politiques, l’agenda médiatique est aussi gouverné par le renforcement des dispositifs métrologiques et des politiques publiques, qui se déploient dans le temps.

Catégorie experte, en voie d’appropriation et de traduction par le truchement de la montée en puissance des inquiétudes environnementales, l’eutrophisation est également devenue une catégorie importante de l’action publique. Elle est identifiée à la fois comme un problème à résoudre et comme un signe de la santé des milieux aquatiques, donnant lieu à un suivi par des ensembles d’indicateurs de plus en plus fins. L’eutrophisation peut donc être considérée comme une catégorie de gestion, voire comme une catégorie politique, ce qui contribue à son déconfinement progressif.

Dans ce contexte, l’absence de reconnaissance de la diversité des représentations et des « façons de connaître» est une cause majeure d’échec des politiques négociées et d’absence de mobilisation de certaines parties prenantes. Autrement dit, une meilleure connaissance des perceptions de la qualité de l’eau et des problèmes qui l’affectent est susceptible de contribuer à transformer les porteurs d’enjeux et d’intérêts particuliers en contributeurs effectifs de la conception et de la mise en œuvre des politiques de gestion.

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