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savants et populaires

B. Le loup dans la tradition parémiologique, à la croisée de la transmission orale du savoir et de la tradition écrite

2. Variantes et variations

Le proverbe s’épanouit aussi bien dans le vers, comme dans Li Proverbe au Vilain373 (XIIIe siècle), Li proverbes au conte de Bretaigne (seconde moitié du XIIIe siècle) ou les

Proverbes en rimes (XVe siècle), que dans la prose, au sein de des recueils constitués sous forme de listes plus ou moins alphabétiques : c’est le cas dans les Proverbes ruraux et

vulgaux, daté du XIIe siècle374. Ces proverbes sont parfois complétés par des commentaires bibliques ou allégoriques, comme dans le manuscrit 550 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris, datant de la fin du XIIIe siècle) ; mais aussi quelque fois par des commentaires juridiques, comme dans le Bonum Spacium, conçu dans la seconde moitié XIVe siècle375. Dans d’autres cas, ce sont des traductions latines qui enrichissent la présentation de l’énoncé proverbial, comme dans les Proverbia rusticorum mirabiliter versificata376 du XIIIe siècle. Autant de modulations possibles en vertu desquelles le proverbe fonctionne, au gré des attentes et des registres, sur le mode de la variation.

Les variantes lexicales sont les plus évidentes à repérer : par exemple, un proverbe comme « Qui dou louf parole, pres en a la coue » est passé à la postérité sous sa forme médiévale concurrente « Qui de lou parole, pres en voit la quoie », telle qu’on la trouve dans les Proverbes ruraux et vulgaux. Mais la variation peut aussi affecter la structure même de l’énoncé proverbial, notamment lorsque celui-ci passe d’une langue à l’autre dans le cadre de la prédication et se voit complété par une glose plus ou moins conséquente. En vertu de son apparente oralité, le proverbe a effectivement été très utilisé dans des sermons afin de « créer un effet de réel377 ». Son caractère ludique a fait du proverbe un moyen pédagogique efficace pour « attirer ou réveiller l’attention de l’auditoire378 », et ce malgré les réticences affichées de certains ordres religieux dont les cisterciens et les franciscains379. Ainsi, une part non-négligeable des recueils de proverbes médiévaux, assortis de commentaires allégoriques voire de concordances bibliques, étaient destinés aux prédicateurs : c’est le cas par exemple des

373 BNF, fr. 19152 (XIIIe siècle) et 19155 (XVe siècle).

374 BNF, fr. 25545.

375 BNF, lat. 10360 (XVe siècle). Cf. aussi le recueil compilé par Estienne LEGRIS, chanoine de Lisieux (manuscrit conservé à Rome, Vat. Reg. 1429, XVe siècle).

376 Leyde, Bibliothèque de l’Université.

377 POLO DE BEAULIEU M.-A. et BERLIOZ J., « Car qui a le vilain, a la proie. Les proverbes dans les recueils d’exempla (XIIe-XIVe siècle) », dans Tradition des r overbes et des exem la dans l’Occident médiéval…op. cit., p. 57.

378 BURIDANT C., « Les proverbes et la prédication au Moyen Âge »…op. cit., p. 27.

379 POLO DE BEAULIEU M.-A. et BERLIOZ J., « Car qui a le vilain, a la proie. Les proverbes dans les recueils d’exempla…op. cit., p. 30-1.

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Proverbia in gallico, les Principia quorundam sermonum, ainsi que de nombreux recueils de

proverbes français-latins enrichis de « courtes citations plus ou moins analogues tirées de la Bible380 ». En effet, le proverbe fonctionnant au Moyen Âge comme « leçon d’exemplum en puissance381 », il a pu trouver sa place dans des recueils d’exempla tels que le Don de science d’Étienne de Bourbon, où l’on retrouve une interprétation spirituelle d’un proverbe célèbre : « Le fain chasse le lou du bois ». Là, le proverbe figure en latin tout en faisant explicitement référence à la version vernaculaire de l’énoncé : « Vulgariter dicitur quod fames expellit lupum a remore ». La variation syntaxique, due à la traduction latine ainsi qu’à l’incise (« dicitur ») fait du proverbe un énoncé au discours indirect, presque un discours en mention. Mais cette variation formelle s’accompagne surtout d’une modification du sens, destinée à conférer au proverbe un nouveau mode de fonctionnement : en effet, le prédicateur donne du sens à l’énoncé en expliquant qu’il en est de même pour le jeûne, celui-ci ne chassant pas tant le loup du bois (au contraire !) que le diable tapi dans les tréfonds du coeur humain. D’ailleurs, cette interprétation est si célèbre qu’on la retrouve par exemple dans le Tractatus

de diversiis materiis praedicabilibus (III, V, 537-9) ainsi que chez Jacques de Voragine382. Dans le Petit livre de proverbes de Galand de Reigny, paru vers 1150, l’on retrouve un autre exemple d’infléchissement spirituel dans l’utilisation du proverbe, toujours dans le domaine de la prédication : ce petit manuel achevé avant 1153 répond tout à fait au goût de l’époque pour les formes brèves et la diversité des matières, tout en jouant de l’allégorie à des fins clairement prédicatives. En effet, l’auteur présente non pas tant des proverbes à proprement parler que de véritables variations sur la forme et la matière proverbiales, des

similitudines proverbiorum ou « proverbes analogiques383 » qui s’inscrivent dans une dynamique prédicative, au carrefour de l’exégèse et de l’ « historiette édifiante384 ». Ainsi le célèbre proverbe médiéval « En tel pel con naist le loux morir l’estuet » donne-t-il lieu à un développement très clairement édifiant, sans pour autant perdre de vue la forme sentencieuse de l’énoncé proverbial :

156. Errat qui putat bonos umquam fieri posse de lupis pastores

Hic nonantur illi qui in elegendis prelatis, secularem potentiam uel nobilitatem, et non religionem attendunt.

380 Ibid., p. 26. Pour un répertoire des recueils de proverbes à l’usage des prédicateurs, Ibid., p. 26-7 ainsi que MORAWSKI J., Proverbes français antérieurs au XVe siècle…op. cit.

381 POLO DE BEAULIEU M.-A. et BERLIOZ J., « Car qui a le vilain, a la proie. Les proverbes dans les recueils d’exempla…op. cit., p. 26.

382 Ibid., p. 39-41.

383 GALAND DE REIGNY, Petit livre de proverbes, éd. J. Châtillon, M. Dumontier et A. Grélois, Paris, Les Éd. du Cerf, 1998, « Introduction » p. 24.

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[GALAND DE REIGNY, Petit livre de Proverbes, 156.]

La prédication a su tirer profit de la malléabilité du proverbe en tant qu’énoncé linéaire ; mais dans les mentalités profanes, le passage à la versification a aussi été source de nombreuses et riches variations. Si la forme relevée comme canonique par Elisabeth Schulze-Busacker385 « Tant come le chin chie, s’en vet le leu a bois » est donnée telle quelle dans les

Proverbia rusticorum mirabiliter versificata, elle évolue dans le manuscrit des Proverbes en rimes au XVe siècle, pour s’intégrer dans un huitain en hexasyllabes et devenir : « Car tendis que chien pisse / Le loup s’enfuit au bois386 ». Outre la modification du verbe, l’on remarque l’adjonction de la conjonction de coordination « car » en tête du distique, lequel prend place en fin de strophe pour conclure une historiette dont la forme est héritée de la tradition des

Proverbes au Vilain.

L’acteur : Qui bien se veult vengier D’ung tresgrant maliffice Tout a coup sans targier

Doit exercer l’office. S’il est pesant et nice, Tout ne vault ung tournoix,

Car tendis que chien pisse, Le lou s’enfuit au bois.

Le narrateur n’est cependant plus un vilain, mais une autorité avérée, l’acteur387. Surtout, l’image qui ne prétend pas raconter l’histoire narrée dans le sizain mais se concentre sur le proverbe, constitue désormais un moyen d’expression privilégiée et vient compléter la

385 SCHULZE-BUSACKER E., « Évolution de la tradition parémiologique française médiévale »…op. cit., p. 472.

386 Proverbes en rimes, planche XXI, p. 42 (éd. Miner et Franck).

387 L’acteur prend ici en charge la majorité des énoncés. Ponctuellement, il feint pourtant de laisser la parole au

parsonnage de l’orateur, qui parle aussi à la première personne, mais aussi à d’autres figures telles que la femme,

le médecin ou l’âne. Dans cette perspective, la parole se démultiplie pour donner toujours plus de relief à l’énoncé proverbial.

Figure 14 : « Le loup s’enfuit au bois »

Proverbes en rimes, planche XXI.

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sentence en mettant clairement en évidence, l’opposition capitale entre l’animal domestique et le sauvage sur un mode humoristique et non sans ambiguïté. En effet, si les arbres stylisés ressemblent méchamment aux barreaux d’une prison et que le chien, au premier plan, croit s’interposer entre le lecteur la bête fauve au fond de l’image, en réalité celui-ci lui échappe et retourne dans son ailleurs en grimaçant, à pas de loups.

Un peu plus loin, la planche XLVIII propose quant à elle une variation très intéressante sur le proverbe de type « Qui entre les loups est uller l’estuet », lequel signifie qu’il faut parfois feindre de s’accorder avec ses ennemis pour obtenir des avantages ou pour sauver sa peau. Le proverbe est rallongé pour rentrer dans un distique en octosyllabes, lui-même intégré à une strophe carrée, puisqu’il s’agit là d’un huitain octosyllabique :

L’acteur :

Qui se veult mettre en compaignie Et garder de reprencion, D’outrage ne de vilennye, Ne couvient faire mencion, Ne trouver male invencion, Mais soy acorder avecq tous :

Pour eviter dissencion, On doit huller avecq les loups.

Cette fois, l’illustration met en scène l’ensauvagement du personnage : les frontières opposant le sauvage et le civilisé semblent ainsi tomber sous l’influence de l’énoncé proverbial. L’homme est au milieu des loups, parlant leur langage. L’on remarque d’ailleurs que ses doigts semblent s’allonger pour prendre la forme de griffes, et ses dents sont comme en train de s’aiguiser, occasionnant ainsi une espèce de déformation de la mâchoire chez l’individu qui grimace pour imiter le langage des loups.

L’intégration du proverbe dans des formes fixes ne prive donc pas forcément l’énoncé de sa liberté, comme elle n’enlève aucunement au loup son caractère sauvage. Au contraire, dans ce cadre apparemment contraignant, le proverbe révèle toute son instabilité, lui qui se caractérise certes par la fixité de sa forme grammaticale mais demeure « constamment modifiable par effet connotatif contextuel » : c’est ce que l’on a pu voir lorsque le proverbe s’intègre à une historiette ou se voit relayé par l’image, laquelle lui confère une dimension nouvelle voire une liberté nouvelle et révèle tout son potentiel créatif. Dans chaque manuscrit,

Figure 15 : « On doit huller avecq les loups »

Proverbes en rimes, planche XLVIII.

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le proverbe s’adapte, se transforme et se renouvelle, découvrant des possibles narratifs, poétiques et iconiques ; ainsi transcende-t-il, à l’instar du sauvage, les limites des genres, jusqu’à brouiller les pistes et faire résonner plusieurs voix sur le chemin de son esthétisation. En passe de devenir un genre littéraire à part mais aussi à part entière, le proverbe n’a-t-il d’ailleurs pas, au-delà même des historiettes taillées sur mesure pour le sublimer, sublimé aussi la parole littéraire ?

3. Les proverbes en littérature : entre souplesse et discipline, liberté artistique et

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