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savants et populaires

5. L’empreinte du loup sur la page manuscrite

Ecrire, c’est aussi tracer des lettres, les dessiner ou les peindre. Dans cette dialectique entre parole et silence, parole chantée (cantant) et parole écrite (contant), la représentation d’Adam armé de son précieux phylactère pour nommer les animaux540 synthétise la tension qui existe dans tout bestiaire entre l’animalité, l’image, l’écriture et la parole. Pour preuve de la relation inédite qui unit ces éléments dans le genre du « Livre-Bête », notons que sur les dix-sept manuscrits du Bestiaire d’Amour de Richard de Fournival, quatorze sont richement enluminés et le quinzième aurait du l’être ; mais les espaces laissés par le copiste à l’attention du peintre sont hélas restés vides. D’ailleurs, la profusion des enluminures ne vient-elle pas au secours de ceux qui ne maîtrisent pas tous les secrets de l’écriture ?

Grâce à l’image, le manuscrit s’adresse à tous, le langage de l’image venant résoudre les silences mystérieux de l’écriture dans l’esprit des illitterati. L’enluminure semble ainsi se placer à la charnière de l’écriture et de la parole vivante, palliant les manques de l’une pour sublimer le pouvoir de l’autre. Selon David Olson, l’alliance des mots et de l’image va même

539 RICHARD DE FOURNIVAL, é ons e au Bestiaire d’Amour, p. 288.

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jusqu’à susciter « une épiphanie, une révélation541 » dans l’esprit du lecteur. L’image mettrait-elle en contact étroit le loup, le sauvage et le destinataire du Livre-Bête ? D’ailleurs, qumettrait-elle image du loup et de sa sauvagerie les bestiaires ont-ils transmis à la postérité ?

Outre le fait que le loup ne figure jamais dans les représentations traditionnelles de l’Arche de Noé où les animaux sauvages se trouvent très docilement compartimentés542, notons d’emblée qu’il est assez peu représenté dans une position statique. Dans les bestiaires latins, notamment, il se tient volontiers debout, quoique jamais totalement figé par la main du peintre : ainsi en est-il par exemple dans le Bestiaire conservé à la BNF dans le ms. Latin 11207, daté du milieu du XIIIe siècle, où l’animal est en mouvement et forcerait presque le cadre dans lequel il semble se trouver contraint.

Par ailleurs, en vertu de choix iconographiques manifestes, certaines natures du loup n’ont pas retenu l’attention des artistes, notamment la croyance, difficile à représenter, selon laquelle le loup se nourrirait parfois de vent. De même, la relation entre la louve et ses petits ainsi n’apparaît pas, sauf dans un Bestiaire latin du XIIIe siècle conservé dans le manuscrit latin 6838B de la BNF : là se joue probablement une confusion avec le lion, lequel a la réputation de hurler sur ses petits pour leur donner naissance. Enfin, la seule occurrence que nous avons relevée concernant les amours des loups se trouve donc dans le manuscrit Royal MS12 F. xiii de la British Library, où l’on voit les prétendants suivre la louve en chaleur :

541 OLSON D. R., L’univers de l’écrit…op. cit., p. 133.

542 Sauf peut-être dans le folio 228 du manuscrit HM 27523 de la Huntington Library renfermant le Livre des

Propriétés des Choses, mais sans certitude aucune.

Figure 19 : Loup Bestiaire latin

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Figure 20 : Loups suivant la louve ; homme nu et armé de pierres pour se protéger des loups

Bestiaire latin, Londres, British Library,

Royal MS 12 F. XIII (XIIIe s.), fol. 29r543.

Remarquons d’ailleurs que l’image du dessous figure la glose moralisée en vertu de laquelle le meilleur moyen d’échapper au regard hypnotique du loup reste encore de se mettre à nu et de saisir des pierres que l’on tient prêtes à jeter sur l’assaillant (« Ta pierre, c’est le Christ », disait Ambroise). En effet, la rencontre avec le loup reste un moment-clé des Bestiaires, l’un de ceux qui sont le plus souvent retenus par les enlumineurs, y compris dans les manuscrits du Bestiaire d’Amour de Richard de Fournival.

Hormis dans le MS Douce 308 de la Bodleian Library où un homme des bois lève les mains en signe de stupéfaction, mais dans lequel le regard hypnotique a été attribué au lion à cause d’une confusion au niveau du texte544, la scène se présente généralement sous la forme d’un dyptique où l’on voit le loup surprenant l’homme mais aussi sa réciproque, comme ci-dessous dans le manuscrit français 1951 de la BNF :

543 Image accessible en ligne sur http://bestiary.ca/beasts/beastgallery180.htm# (© Copyright 2004 British Library et pour le site également consulté, copyright David Badke © 2002-2008).

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Figure 21 : Loup ayant perdu sa force ou voyant l’homme le premier

Bestiaire d’Amour

BNF, fr. 1951 (Paris, XIIIe-XIVe s.), fol. 3v545.

À gauche, le loup s’en va tout penaud tandis que sur la droite, par un jeu de superposition des deux possibles de la scène, l’homme en position de rêveur se trouve à la merci du loup, gueule ouverte et yeux exorbités. Dans le manuscrit français 15213, le dyptique se joue par contre sur deux folio mais dans le même souci de réciprocité, comme s’il s’agissait toujours de rappeler que si le loup peut représenter une menace pour l’homme, le contraire n’est pas moins vrai. Dans la perspective courtoise adoptée par Richard de Fournival, il s’agit aussi de mettre en avant cette idée de réciprocité, attachée dans l’idéal au sentiment amoureux :

Figure 22 : Loup attaquant un homme Figure 23 : Le loup a été vu le premier

Bestiaire d’Amour Bestiaire d’Amour

BNF, fr. 15213 BNF, fr. 15213 (2e quart du XIVe s.), fol. 60v. (2e quart du XIVe s.), fol. 61546.

Dans le manuscrit français 412, le lien entre les deux scènes est plus distendu mais tout aussi intéressant : au fol. 228v. le loup est vu le premier, tandis qu’un peu plus loin, la réponse de la Dame montre au fol. 238v. que l’animal a cette fois été le plus rapide :

545 Images accessibles en ligne sur http://bestiary.ca/manuscripts/manugallery5583.htm# (© 2004 BNF et pour le site également consulté, copyright David Badke © 2002-2008).

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Figure 24 : L’homme voit le loup le premier Figure 25 : Le loup voit l’homme le premier

Bestiaire d’Amour Réponse de la dame

BNF, fr. 412 (Belgique, 1285), fol. 228v. BNF, fr. 412 (Belgique, 1285), fol. 238v.

Chose étonnante au folio 228v, l’homme se retrouve seul dans un décor plus sombre que le loup qui semble s’en échapper ; doit-on voir là un simple « accident de décor », dont on sait tout le caractère stylisé au XIIe siècle, ou peut-on y voir la preuve que du loup à la part sombre du cœur humain, il n’y a qu’un pas, ou moins encore ? Par ailleurs, s’il est étonnant d’assister à cette lutte acharnée opposant l’homme à la bête dans des manuscrits qui parlent avant tout d’amour, celle-ci est pourtant latente ; c’est ce qui transparaît par exemple dans le manuscrit français 12469 de la BNF, où le miniaturiste n’a représenté que la victoire de l’homme sur le loup – autrement dit la dame – :

Figure 26 : Loup ayant perdu sa force

Bestiaire d’amour

BNF, fr. 12469 (Nord de la France, XIIIe-XIVe s.), fol. 2v.

Ainsi l’iconographie des Bestiaires se fait-elle l’écho d’un jeu d’oppositions indéniable et de relations conflictuelles évidentes entre l’homme, le monde sauvage et le loup en particulier. D’ailleurs, sans surprise, le loup est le plus souvent représenté dans sa posture de prédateur, guettant un troupeau comme dans le Bestiaire latin conservé au sein du manuscrit latin 3630 de la BNF (Angleterre, fin du XIIIe siècle). C’est également le cas dans le célèbre Worksop Bestiary, ce précurseur également anglais, élaboré vers 1185 et dans

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lequel un superbe loup bleu menace le troupeau qui fait front, regroupé dans ce qui représente l’arche d’un bâtiment religieux :

Figure 27 : Loup menaçant un troupeau

Worksop Bestiary New York, Morgan Library,

MS M.81(Angleterre, vers 1185), fol. 25r547.

Là aussi, la tension est palpable, presque jusqu’à nous ramener au conseil de Matthieu prônant la méfiance envers les faux prophètes. D’ailleurs, ce loup bleu ne vient-il pas précisément « en habit de brebis », lui qui porte la même couleur que deux des ouailles ici représentées ? Dans le Bestiaire d’Ashmole, lui aussi très célèbre parmi la cohorte des manuscrits latins produits en Angleterre au XIIIe siècle, les brebis semblent par contre peu enclines à se laisser faire, comme pour exhorter le lecteur à imiter leur ténacité face à la menace du péché :

Figure 28 : loup face à un troupeau

Ashmole Bestiary, Bodleian Library,

MS. Ashmole 1511 (Angleterre, XIIIe s.), fol. 23v.

547 Image accessible en ligne sur http://bestiary.ca/manuscripts/manugallery1046.htm# (© 2003 Morgan Library et pour le site également consulté, copyright by David Badke © 2002-2008).

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Parfois, le loup parvient à tromper la vigilance des bergers, comme dans le Bestiaire

latin contenu dans le MS254 du Fitzwilliam Museum, élaboré en Angleterre autour de

1220-1230. Très souvent, il emporte simplement une proie dans sa gueule, comme dans le manuscrit latin 14429 de la BNF ou dans le manuscrit Harley MS 3244. Mais c’est aussi le cas dans un manuscrit du Bestiaire d’Amour, le MS 526 conservé à Dijon. Cependant, si l’on suit la logique des remarques énoncées à propos du contenu des textes, le motif qui a le plus souvent retenu l’attention des compilateurs et des enlumineurs reste, outre la rencontre hypnotique, celui du loup en train de se mordre la patte : on le retrouve dans divers manuscrits et notamment dans ceux deux du Bestiaire d’Amour (MS Douce 308, français 12469, français 14444, français 1951) mais aussi dans ce Bestiaire latin conservé au sein du MS14 de la Bibliothèque Municipale de Chalon-sur-Saône :

Figure 29 : Loup mordant sa patte

Bestiaire latin,

Bibliothèque Municipale de Chalon-sur-Saône, MS 14 (France, vers 1240), fol. 85v.

La scène ressemble beaucoup à celle du Worksop Bestiary où l’on voyait le loup prêt à se jeter sur le troupeau ; mais l’issue est ici différente puisque notre prédateur s’y trouve beaucoup moins à son avantage. Notons par ailleurs que dans le manuscrit français 1444 (France du Nord, fin du XIIIe siècle), la représentation laisserait presque penser que le loup place sa patte devant sa gueule ; ores, c’est une des natures du loup retenue plus souvent dans les encyclopédies que dans les bestiaires548 :

548 Cf. VOLUME II,ANNEXE III :« LES NATURES DU LOUP D’APRES QUELQUES BESTIAIRES DES XIIE

ET XIIIE

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Figure 30 : Loup mordant sa patte

Bestiaire d’Amour BNF, fr. 1444

(France du Nord, dernier quart du XIIIe s.), fol. 258.

Le langage serait-il le thème par excellence attaché à la représentation du loup dans les Bestiaires En effet, le mutisme participe précisément de la définition du sauvage, par opposition au civilisé qui sait quant à lui faire usage d’une langue policée et cherche sans cesse à communiquer. De fait, l’on touche ici au cœur des enjeux liés à la rencontre problématique du sauvage et de l’écriture sur la page manuscrite, dont les enluminures se font le relais voire le révélateur. En effet, tout est affaire de langue dans les Bestiaires, à commencer par le choix de celle-ci : d’ailleurs, si les bestiaires latins s’attachent particulièrement à représenter le loup dans son rôle de ravisseur, guettant les brebis de l’Eternel549 ou emportant sa proie550, les manuscrits en français, avec en tête le Bestiaire

d’Amour, ont surtout exploité les deux leitmotivs du loup mordant sa patte et de la rencontre

hypnotique.

Entre parole et silence, écriture et sauvagerie, la part du texte ne semble pourtant pas subir la concurrence des représentations iconographiques, et ce malgré la prépondérance évidente du rôle de l’image dans les manuscrits de bestiaires. Certes, les manuscrits de Bestiaires sont riches de matière sauvage, débordant d’animaux délicieusement envahissants, comme dans le Bestiaire Worksop où les images immenses concurrencent visuellement le texte551. Mais même dans un bestiaire aussi richement enluminé que le Bestiaire d’Aberdeen,

549 Par exemple dans le manuscrit Add. MS 11283 (Angleterre, vers 1170), le Bestiaire Worksop (Angleterre, vers 1185), les Bestiaires d’Aberdeen (Angleterre, XIIe siècle) et d’Ashmole (Angleterre, début du XIIIe siècle), mais aussi dans le manuscrit Latin 3630 de la BNF (Angleterre, troisième quart du XIIIe siècle) ainsi que dans le MMW 10 B25 du Museum Meermanno (France, vers 1450).

550 Par exemple dans les manuscrits contemporains Latin 14429 de la BNF (France du Nord, 1255-65) et MS Harley 3244 (Angleterre, 1250-60). L’on retrouve aussi ce type de représentation dans un bestiaire en langue vernaculaire tel que le MS 526 conservé à la Bibliothèque municipale de Dijon (début du XIVe siècle).

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la part du texte reste essentielle, notamment concernant le loup dont la notice est particulièrement longue et nourrie, comme si l’auteur voulait faire un pied-de-nez au pouvoir qu’a la bête de couper la parole. Dans leur relation problématique au sauvage, les manuscrits de bestiaires mettent ainsi en jeu tout un métalangage au circuit complexe, où l’image se fait complice du texte, l’enrichit sans le trahir, lui confère une nouvelle dimension dans la sphère d’un langage original qui se place à la croisée de l’écriture552 et de la parole vivante553.

Et que dire alors du fol. 87 r. du manuscrit MMW, 10 D 7 du Museum Meermanno, où l’on voit un loup bondir carrément sur le texte en latin, comme s’il le menaçait de sa sauvagerie débridée ?

Figure 31 : Loup bondissant sur le texte

De medicamentis ex animalibus

Museum Meermanno, MMW, 10 D 7 (France, vers 900-1000), fol. 87 r.

Avec cet exemple, l’on s’éloigne toutefois de la stricte famille des bestiaires pour toucher à la tradition encyclopédique à proprement parler, dans un texte par ailleurs chronologiquement plus proche de l’entreprise isidorienne que des bestiaires flamboyants des XIIe et XIIIe siècles. L’écriture encyclopédique du Livre-Monde sauvage nous apparaît ici en tension avec sa matière sauvage, au sein d’un manuscrit datant pourtant de l’époque carolingienne, époque du renouveau culturel et de la promotion de l’écrit. Mais cette écriture de savoirs et du Livre-Monde sauvage a-t-elle évolué différemment de ce qui allait devenir le Livre-Bête, le Bestiaire ? De ce folio impressionnant aux œuvres très chrétiennes d’une Hildegarde de Bingen, surgit la question de savoir comment le verbe est parvenu à réorganiser le monde sauvage pour le rendre intelligible et plus encore, lisible.

552 On repense, entre autres, à l’image souvent reprise d’Adam armé d’un phylactère pour nommer les animaux.

553 L’image pouvant plus facilement être « lue » que l’écriture, elle compense sans la remplacer la relation directe entre l’objet de connaissance et sa traduction dans la sphère du livre.

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