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DEFINITION D ’ UNE POETIQUE DU SAUVAGE

A. La forêt du garulf : théâtre et matrice du sauvage

2. Quelle expérience de l’altérité au cœur de la selva oscura ?

La forêt du loup-garou est donc un lieu symbolique de son initiation, un labyrinthe de la Connaissance de Soi, de l’Autre et du Monde. Dans cette perspective, la selva oscura signifie bel et bien pour nos héros l’expérience d’un autre monde, d’une autre vie et d’autres sentiments. De ce fait, la forêt de Bisclavret est le théâtre738 d’un huis clos fantastique ; dans ce lai, la forêt comme le récit se referment en effet sur eux-mêmes, prisonniers du circuit fermé de la métamorphose. Terre de l’Autre, la forêt se veut ainsi le lieu où tout peut

737 Un concept qui signale également la présence du sauvage.

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basculer, où l’homme devenu loup se perd et se retrouve, déposant humanité mal comprise739

pour ressaisir peu à peu le sens de son identité profonde et retrouver sa place dans le monde. C’est pourquoi le garulf est un loup : parce que le loup vit en meute et qu’au Moyen Âge il était déjà considéré dans une certaine mesure comme un animal social740. D’ailleurs, certains loups-garous inadaptés à la société des hommes s’attachent facilement l’amitié de loups « naturels », à l’instar de Gorlagon qui, après avoir été trahi par sa femme l’ayant rendu prisonnier de son corps de loup, raconte à Arthur comment il a refait sa vie en forêt, recomposant une meute au cœur de la forêt741 :

Lupus uero interiores siluas ad quas fugerat per biennium frequentans se lupe agresti coniunxit, duosque ex illa catulos progenuit.

[Arthur et Gorlagon, chapitre X p. 38.]

De même, Mélion se trouve certes rejeté par les femmes de la cour arthurienne, mais se lie lui aussi d’amitiés avec des loups :

Tant a alé par la forest, par montaignes e par dessert, que a .X. leus s’acompaigna ; tant les blandi et losenga que avoec lui les a menés

[Lai de Melion, v. 267-271 p. 272.]

À ce personnage complexe qu’est Mélion, la forêt sert d’ailleurs deux fois de refuge : sous forme humaine, c’est dans les bois qu’il rencontre son épouse féérique, avant que celle-ci ne le transforme en loup et n’emporte le secret de sa métamorphose. Au cours de cette double expérience, Mélion perd en forêt une certaine vision de l’existence pour en acquérir une nouvelle : en effet, la selva oscura symbolise le lieu et le moment où se réalisent des aspirations autres et où s’affirme un rejet sans concession de la société courtoise. Après avoir servi de tanière au loup-garou, la forêt sert ainsi de support à sa vengeance sauvage, parfois sous la forme d’un déchaînement violent. En effet, si Bisclavret vit de rapines pendant son année « sabbatique », ce n’est pas le cas de Mélion qui s’abandonne au furor lorsqu’il découvre que sa femme l’a abandonné sous sa forme lupine ; il se jette alors sur des troupeaux à la façon d’un « vrai » loup tel que le Moyen Âge le redoutait, avant de semer la panique avec sa meute :

En une forest est alés,

739 Ce que signifie en partie l’abandon des vêtements par Bisclavret :MOLLE J.V., « La nudité et les habits du ‘garulf’ dans Bisclavret (et dans d’autres récits de loups et de louves) » dans Le nu et le vêtu au Moyen Âge

(XIIe-XIIIe siècles), Senefiance 47, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2001, p. 17-28.

740 Cf. par exemple ce qu’en a dit Gaston Phébus dans son Livre de la chasse, où la vie de meute se prête à une mise en scène textuelle proche du fabliau (cf. infra., « Première Partie », p. 145).

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vaches et bues i a trovés ; molt en ocit e estrangla, iluec sa guerre comencha ; […]Un an tot plain ont si esté, tot le païs ont degasté,

homes et femes ocioient tote la terre destruioient.

[Lai de Melion, v. 253-258 et 275-278 p. 272.]

La démesure, les excès et autres manquements aux lois humaines font effectivement partie de la selva oscura du loup-garou, ce qui peut mener le héros à transgresser le tabou d’anthropophagie, comme dans Mélion où celui-ci massacre « homes et femes » (v. 277). En effet, la transgression des tabous signale que la reconstruction identitaire par effet réflexif passe inévitablement par un déni temporaire de l’humanité en soi. Ainsi l’abandon à toute espèce de débordement doit-il permettre une prise de recul et une conception nouvelle, parce que décentrée, de l’essence humaine ; mais il n’empêche que la violence se trouve au centre de l’expérience sauvage. Dans cette perspective, la forêt s’impose bel et bien comme un labyrinthe dont l’issue est malaisée ; un lieu de déconstruction mais aussi de reconstruction, où le garulf s’égare mais trouve aussi « le moyen de prendre réellement la mesure de lui-même, pour le meilleur et pour le pire742». La « grant forest » (v. 64) vers laquelle Bisclavret s’élance chaque semaine et dans laquelle il demeure après la trahison de son épouse, est donc avant tout un refuge, « al plus espés de la gualdine » (v. 65), pour cet être faé tiraillé entre vie sociale et vie sauvage. Oublié de tous après le rapt de ses vêtements, il se trouve contraint d’y demeurer comme dans un ailleurs où ses sentiments humains attendent qu’une instance rédemptrice vienne à nouveau leur donner du sens. C’est donc en forêt, à la faveur d’une chasse symbolique dont l’issue n’est autre qu’une scène d’hommage vassalique, que Bisclavret retrouve son Roi, sous l’égide de Dieu qui semble veiller sur sa destinée, caché dans la « viez chapele » (v. 91) où il dissimule habituellement ses vêtements avant de se métamorphoser. En vérité, les loups-garous exilés en forêt ne sont pas tant coupés du monde mais qu’ils ne se trouvent au carrefour de leur destinée, carrefour de la vie sauvage et de la vie sociale743.

Mais pour être signifiante, l’expérience sauvage de la forêt, tout comme celle de la métamorphose, se doit de rester éphémère. Certes, la rencontre providentielle avec le roi sauveur, cette première reconnaissance qui permet au loup-garou de sortir de la selva oscura, n’est possible que dans la forêt ; mais celle-ci ne doit servir que de tremplin vers le salut de

742 RIBARD J., Le Moyen âge : littérature et symbolisme… op. cit., p. 96.

743 En effet, c’est en forêt que le garou rencontre à la fois sa meute de loups (Mélion, Arthur et Gorlagon) et le Roi-sauveur qui, voyant en lui autre chose qu’une bête fauve, décide de le ramener dans la sphère courtoise.

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l’homme-loup, autrement dit sa réintégration dans la société humaine. Pris dans une dynamique de la perte, de la découverte et des retrouvailles, le locus ferus est ainsi le lieu ambivalent de la mort et de l’oubli du mond. Temple, autel ou asile de la métamorphose, il permet aux loups-garous de s’épanouir contre toute forme contraignante de stabilité. Toutefois, la chose n’est possuble qu’en vertu de cette double nature qui les enjoint à faire l’expérience de l’Autre pour aller au bout d’eux-mêmes et démêler ainsi, par un processus néo-génésique, la vérité ontologique de leur animalité et de leur humanité.

Cet univers clos sur lui-même que constitue la forêt sauvage joue donc bel et bien un rôle maïeutique essentiel dans le processus génésique de renaissance du loup-garou, précisément parce que celui-ci n’y pénètre que pour en sortir grandi, grâce à l’acquisition d’une conscience plus aiguë de sa nature profonde. Pour preuve, aucun de nos loups-garous ne retrouve forme humaine au sein du monde sylvestre mais toujours en-dehors, dans cet Ailleurs de la forêt que constitue la cour du roi ; plus encore, la chambre où le loup-garou se « rhabille », constitue le miroir domestique de la tanière sylvestre. Par opposition à la sphère courtoise socialement codifiée, la forêt s’impose ainsi non seulement comme un univers matriciel dans lequel la sauvagerie tend à s’auto-générer, mais aussi comme un lieu de retraite où, dans les marges du monde séculaire, s’épanouissent des personnages que leur essence même situe aux confins de l’humanité ; des personnages qui, dans le geste même de l’écriture, se font loups au cœur de la forêt quand d’autres loups s’y transforment en scribes.

B. Du locus ferus au scriptorium et du loup à l’escrivain : l’estoire de Merlin et de

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