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DEFINITION D ’ UNE POETIQUE DU SAUVAGE

B. Du locus ferus au scriptorium et du loup à l’escrivain : l’estoire de Merlin et de Blaise

3. Le sauvage et le livre : un loup dans le scriptorium ?

Pour tenter de répondre à cette question, l’on examinera de plus près le Merlin attribué à Robert de Boron dont l’auteur, près d’un demi-siècle après la Vita Merlini, a manifestement été sensible au caractère sauvage du personnage mis en avant dans le poème de Geoffroy de Monmouth. Ainsi le devin naît-il velu802 dans le roman, sans compter qu’il se retire dans la forêt du Northumberland803 à intervalles réguliers, comme autant de jalons dans le roman. Mais si la figure de l’homme sauvage qu’il incarne reste prégnante, elle n’occupe plus les mêmes fonctions dans le cadre du jeu d’oppositions qui voit s’affronter les ascendances diabolique et divine de Merlin. Dans cette perspective, la forêt aussi change de forme et de sens, du fait de l’évolution même de la figure de Merlin chez Robert de Boron : sa folie exorcisée, c’est la sagesse du devin qui prend peu à peu le pas sur son côté sauvage, transféré dans la figure de Blaise dont on sait que la parenté avec le loup gris de la Vita Merlini ne tient pas simplement au fait qu’il porte le nom du loup.

Comme on l’a brièvement souligné dans la première partie de cette étude, la présence du loup est moins évidente dans le roman de Merlin que dans la tradition galloise. Du fait notamment des nombreuses vagues de réécriture de la matière merlinienne les traits relatifs au sauvage se sont semble-t-il altérés depuis les premiers poèmes gallois ; ainsi la présence de la figure lupine en tant qu’incarnation du sauvage s’est-elle atténuéer au fil des textes. Dans un corpus mettant de plus en plus clairement en scène le rôle de l’écriture, le loup en tant qu’incarnation du souffle de la parole vive aurait-il perdu de son intérêt ?

À première vue, le Blaise du roman de Merlin a tout d’un nouveau saint Blaise : homme de foi et agent du salut, il sauve la mère de Merlin au début du roman, cette fervente chrétienne dont la chasteté a été abusée par le dessein des diables soucieux de générer un

801 Nous ne faisons ici que proposer un éventuel prolongement à la théorie très éclairante qu’a développée Cristina NOACCO autour de la métamorphose in factis et in verbis dans sa thèse La métamorphose dans la

littérature française des XIIe et XIIIe siècles, texte remanié de Thèse de doctorat Littérature et civilisation

françaises, Toulouse II, Rennes, Presses universitaires de Rennes (coll « Interférences »), 2002.

802 ROBERT DE BORON (PSEUDO),Merlin : roman du XIIIe siècle, éd. critique A. Micha d’après les manuscrits

B.N 747, Add. 32125, Tours 951 (mais aussi Cambridge Add. 7071, Vatican 1517, B.N 24394, Bonn 526), Genève, Droz, 1979, l. 40-48 p. 51.

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« Antéchrist », en d’autres termes, le futur Merlin. Blaise accompagne ainsi la pauvre jeune femme sur le chemin de la Rédemption, et ce tout au long de sa grossesse. En contrebalançant par sa piété l’héritage diabolique de l’enfançon, il s’impose en premier lieu comme une figure paternelle auprès de lui804. Serait-ce donc en vertu de cette « seconde » paternité que Merlin, devenu fils du saint loup, soit né velu, et non pas seulement du fait de son ascendance démoniaque ?

L’on remarque en effet que le roman attribué à Robert de Boron met en place un certain nombre de traits révélateurs d’une résurgence du sauvage chez le personnage de Blaise : par exemple, Merlin développe une véritable stratégie d’apprivoisement à son égard et cherche à gagner la confiance (« te dout que tu ne m’engingnes805 »). En effet, le personnage de Blaise se montre d’abord réticent face à ce jeune prodige qui doit alors le persuader de se fier à lui, notamment dans un long discours au rythme soutenu et au ton déterminé, qui résume le double héritage, diabolique et divin, reçu à sa naissance :

Ansi com tu m’oïs dire que j’estoie conceuz de deable, autresis m’oïs tu dire que Nostres Sires m’avoit doné sen et memoire de savoir les choses qui sont a avenir. Et por ce, se tu fusses saiges, deusses tu prover que je devoir bien savoir au quel je me devoie tenir.

[ROBERT DE BORON, Merlin, chapitre 16, l. 19-24 p. 71-2.]

Pourtant seulement âgé de « .II. ans et demi806 », Merlin affirme ainsi sa précocité jusqu’à mettre en doute la sagesse même de Blaise (« se tu fusses saiges ») ; tout se passe donc comme si celui-ci avait encore en lui quelque résidu de cette folie sauvage qui pèse sur la tradition merlinesque. Le devin écrase d’ailleurs son aîné par la supériorité de sa sapience, afin de venir aussi vite que possible à bout de sa méfiance caractéristique : Blaise fait par exemple jurer à Merlin qu’il ne le trahira point (« que tu ne me puisse engignier ne decevoir »), au nom « de toutes les creatures qui Dieu servent et aiment807 », tandis que le devin met tout en œuvre pour gagner la confiance de Blaise et l’appâte en lui promettant quelque enseignement spirituel secret, comme un mystère chrétien : « je te dirai tel chose que

804 Alexandre MICHA a soulevé cette hypothèse en voyant Blaise comme un « avatar de Joseph ». Cf. Etude sur

le Merlin de Robert de Boron, roman du XIIIe siècle, Genève, Droz, 1980, p. 180. Celui-ci est par ailleurs

présenté comme un « prodome, un homme d’âge mûr et de bon conseil, dévoué, charitable, compatissant aux malheurs d’autrui » qui « représente un certain ascétisme, actif dans la conversion des âmes […]. Il possède les quatre vertus cardinales […] et les trois vertus théologales ». Cf. ibid., p. 86 et 192. Le chapitre 16 du roman le prouve : il est « molt bons clers et molt sotilz et prestres » (ROBERT DE BORON (PSEUDO),Merlin, chapitre 16 l.

3-4 p. 71).

805 Ibid., chapitre 16 l. 16-17 p. 71.

806 Ibid., chapitre 16 l. 6 p. 71.

807 Ibid., chapitre 16 l. 50 p. 73. En réalité, la citation convoque maintes figures, de la Vierge aux clercs en passant par les apôtres et les anges (l. 42-50 p. 72-73).

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nus hom, fors Dieu et moi, ne te porroit dire808. » Mais qu’ignore donc le pieux confesseur que le fils du Diable saurait quant à lui de par Dieu ? Il s’agirait là des mystères du Graal, dont il sera largement question dans le livre que Merlin propose à Blaise d’écrire sous sa dictée :

Si en fai un livre, et maintes genz qui ce livre orront en seront meillor et se garderont plus de pechier : si feras aumones et metras t’ovre en bien. » [ROBERT DE BORON, Merlin, chapitre 16, l. 39-41 p. 72.]

En effet, l’apport du pseudo Robert de Boron à la tradition merlinesque comme à la figure de Blaise réside surtout dans son nouveau rôle de scribe auprès du prophète : cette nouvelle mission confiée au personnage inscrit le geste de l’écriture dans le procédé fictionnel, tout en donnant à penser au lecteur la postérité littéraire du mythe de Merlin grâce à la programmation narrative de la rédaction de ce livre censé contenir

l’ « histoire de Joseph, la merveille des trois tables, la conception de Merlin, ses dons mystérieux, puis toutes les aventures des rois et de Perceval, en tant qu’elles se rapportent au Graal809 ».

Tout l’enjeu de ce projet s’inscrit donc autour de l’union des deux figures complémentaires de Merlin et de Blaise, incarnations de la parole vive et de la nouvelle vie qui lui est offerte par la perspective de l’écriture. Remarquons à ce titre que le « sens surnaturel du message810 » incarné dans ce livre à faire, fruit d’une mise en scène de l’entreprise poétique par Robert de Boron, tient au destin de nos personnages, au salut de Blaise (« a ta vie acomplissement de ton cuer et après la fin joie pardurable811 ») comme aux grandes aventures qui les lient l’un à l’autre et sont prophétisées par Merlin : « il te convenra de ceste chose que tu faiz grant poine a soufrir et je en sofferai greingnor812. » Tout se passe comme si le salut, la survie de Blaise en tant qu’ancienne figure du sauvage devait passer par l’écriture, donc par l’infléchissement de son statut, par le jeu d’une métamorphose in scriptis.

La démarche littéraire, telle un prolongement de l’exposé encyclopédique amorcé dans la Vita Merlini sous forme orale, constitue certes un marqueur important, voire le principal marqueur de l’acculturation de Merlin par les auteurs chrétiens. Mais l’on ne saurait manquer de rappeler que le livre ardemment désiré par Merlin ne saurait s’écrire qu’au plus profond de

808 Ibid., chapitre 16, l. 37-38 p. 72.

809 ZUMTHOR P., Merlin le prophète…op. cit., p. 168.

810 Ibid., p. 168.

811 ROBERT DE BORON (PSEUDO),Merlin, chapitre 23, l. 23-4 p. 99.

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la matrice sylvestre : une fois scellé le « pacte d’écriture », Merlin envoie aussitôt Blaise dans le Northumberland, une forêt profonde comme un lieu d’élection inexploré813 :

Et tu i venras por acomplir ceste oevre que tu as encomenciee, mais tu en venras pas avec moi, ainz iras par toi et demenderas une terre qui a non Norhombellande ; et cele terre si est plene de molt granz forez et si est molt estrange a genz dou païs meimes, que il i a tels parties ou nus n’a encor esté. Et la converseras et je irai a toi et te dirai les choses qui t’avront mestier au livre faire que tu faiz ;

[ROBERT DE BORON, Merlin, chapitre 23, l. 13-21 p. 99.]

Dans cette dynamique, l’ascendant du devin sur Blaise814 ne va pas sans rappeler ses attributs de meneur de loups. Berger des loups, Merlin commande en effet à Blaise comme à un animal sauvage. Et celui-ci lui obéit en changeant de vie pour se retirer de la civilisation avec une étonnante abnégation. Dès lors, la relation unissant Merlin à son avatar sauvage, ce prétendu loup transfiguré par la couleur résolument chrétienne arborée par le texte, gagne en subtilité. Les allers-retours en forêt hérités de la Vita Merlini perdurent comme l’expression d’une nécessité (« il me convient par fine force de nature estre par foies eschis de la gent815»), mais la retraite spirituelle sert désormais la valeur sacrée de l’écriture , dans le même temps, cette retraite sublime le lien rattachant Merlin à Blaise, lequel joue à ses côtés le rôle de scribe, de compagnon, d’avatar sauvage et de père spirituel. Au fin fond du Northumberland, ils semblent retrouver ensemble le parfum du sauvage, ou du moins du secret ; maistout se passe dans un locus ferus devenu scriptorium, non plus refuge de la folie mais source d’inspiration poétique, non plus simple lieu de méditation mais véritable voie d’accès au savoir816. De fait, ce qui était en germe dans la dimension encyclopédique de la deuxième partie de la Vita Merlini trouve ici sa pleine réalisation.

Mais si Merlin a tant besoin de Blaise pour écrire, c’est peut-être justement parce qu’il tient à la fois du saint et loup817. Ainsi que nous l’a montré l’étude des traditions encyclopédiques, le loup est en effet un catalyseur de la parole vive et un modérateur de ses silences818. C’est à ce titre seulement que l’on peut justifier la filiation lupine de Blaise, tout

813 Comme un héritage acculturé du bois sacré païen, lieu de méditation que nul ne doit profaner. Cette perception de la nature est caractéristique du christianisme celtique, qui a souvent cherché à s’implanter dans les forêts reculées où demeuraient de nombreux foyers du paganisme.

814 À qui il vante les mérites de la forêt comme à un loup captif, attendant d’être relâché dans le locus ferus.

815 Ibid., chapitre 39 p. 149.

816 Une voie entrouverte dans la Vita Merlini par les exposés encyclopédiques de Taliesin et de Merlin.

817 Blaise a même été assimilé à saint loup, évêque de Troyes, « apôtre des bretons au Ve siècle » par Alexandre Micha dans son Etude sur le Merlin de Robert de Boron…op. cit., p. 191. Pour un dossier complet concernant saint Blaise, cf. GAIGNEBET C., À plus hault sens : l'ésotérisme spirituel et charnel de Rabelais, Paris, Maisonneuve et Larose, 1986, p. 41-51.

818 Sur le caractère proprement vocal de la parole merlinesque, cf. les remarques de Jean-Marie FRITZ dans La

cloche et la lyre…op. cit., p. 284-288 : « il [Merlin] est d’abord une voix […], la voix auctoriale, celle qui dicte

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autant que cette filiation autour de la dialectique entre parole et silence permet de comprendre le rôle djoué par Blaise dans l’acculturation de la matière merlinesques. Ainsi, comprend-on toute l’importance de ce personnage par la grâce duquel le hurlement entendu dans la Vita Merlini se mue en un grattement de plume, dans l’atmosphère du scriptorium sylvestre.

Homme-loup, saint Loup, double de Merlin, père et frère du devin au sens mythologique aussi bien que monastique, Blaise porte donc bel et bien en lui les marques d’un lien fort et complexe avec le sauvage et le loup. Ainsi la relation magico-sacerdotale unissant Merlin aux différentes facettes de la figure lupine semble avoir véritablement accompagné l’évolution de la matière merlinesque vers la littérature, et l’entreprise littéraire vers sa propre mise en scène. De fait, au rythme du récit défile le cycle des saisons, saisons de la nature ou de la narration en quête d’une dignité littéraire, scripturale voire évangélique.

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