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savants et populaires

3. Le livre de chasse entre recréations et ensauvagements

Comme l’écriture et le livre lui-même au XIVe siècle, la chasse est affaire d’espace, entre extériorité sauvage et intériorité. Mais à une époque où le livre devient l’objet d’une relation intime qui se joue dans la lecture solitaire, le jeu de miroirs entre l’intériorité de

666 Rappelons à ce titre que si la langue maternelle de Gaston Phébus est le gascon, son Livre de chasse est écrit en langue d’oïl et truffé de traits de langue normands-picards.

667 Encore une formule scandé par le auteur-veneur : « Aucuns dient que…mais je ne l’aferme mie ».

668 Cf. STRUBEL A. et DE SAULNIER C., La poétique de la chasse… op. cit., p. 128.

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l’écriture et l’extériorité de l’univers de la chasse se reflète dans la littérature qui en découle. En outre, l’activité cynégétique est elle-même, selon Alain Guerreau, « un rite de marquage et de définition de l’espace670 » où l’espace se trouve jalonné entre zones extérieures telles que la forêt ou le saltus, et intérieures comme les cultures et les habitations.

Dans cette perspective comme dans celle de l’écriture, la dichotomie entre sauvage et domestique, nature sauvage et acculturation, se charge d’une dimension toute particulière. Le livre de chasse semble ainsi constituer un point de contact privilégié entre le sauvage et son existence textuelle, comme cela a pu être le cas entre les savoirs empirique et livresque. Animal des frontières et surtout du brouillage des frontières, le loup est une fois encore l’objet par excellence de ce type de réflexion : non content d’incarner la sauvagerie dans toute sa démesure, il est effectuvement, la bête qui rôde trop près des habitations dans la littérature cynégétique, toujours plus « proche des cités, dans lesquelles il entre à la faveur du froid, des guerres ou des famines671 ». À leur façon, les livres de chasse du XIVe siècle se font l’écho des relations complexes qui unissaient, dans les mentalités médiévales, le sauvage et tout un système de représentations destiné à l’apprivoiser, à le faire rentrer dans un cadre qui n’est rien de moins que celui de la culture. Dans cette perspective, l’image sert de point de contact essentiel entre le monde sauvage et ce cadre sans cesse débordé, l’iconographie ayant acquis dans les manuscrits de chasse du XIVe siècle une importance encore jamais égalée. En effet, l’image tend dès lors à concurrencer le texte avec une puissance évocatrice inédite, la représentation des animaux dans Le livre de chasse allant jusqu’à anéantir la description verbale, remplacée par une formule allusive du type « ne me convient ja dire de sa faisson ».

Par ailleurs, l’on remarque chez les artistes de cette époque « une attention beaucoup plus nette pour le concret, la profondeur du champ, la campagne, les activités des hommes et l’animal672 ». Ainsi l’iconographie du manuscrit français 616 de la BNF offre-t-il, au regard du texte de Gaston Phébus, « la vision d’un monde « désacralisé, où l’animal est placé dans son environnement […], où la nature est constamment présente673 ». C’est le cas notamment dans la première partie du livre où les animaux se déploient en un ballet incessant, envahissent la page et l’investissent de leurs bigarrures sylvestres. En effet, la forêt s’impose comme le « milieu » privilégié dans lequel le Livre de chasse de Gaston Phébus trouve, sinon une réalité, du moins tout son relief ; un monde où le sauvage exerce une emprise nouvelle, alors même que de nombreuses illustrations présentent la chasse comme une activité sociale et

670 Ibid., p. 26.

671 STRUBEL A. et DE SAULNIER C., La poétique de la chasse… op. cit., p. 247-8.

672 Ibid., p. 96.

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Figure 34 : « Cy apres devise comment on puet prendre les loups aux fosses au trayn »

Gaston Phébus, Livre de la Chasse BNF, fr. 616 (Paris, XVe s.), fol. 108v.

représentent des espaces d’où la civilisation n’est pas tout à fait absente. Pourtant, les habitations ou constructions humaines semblent curieusement rejetées dans les marges, comme au folio 108v, où le corps de ferme se tient sagement dans un angle éloigné de l’image, tandis que le loup menaçant occupe le devant de la scène :

Ainsi s’opère une véritable révolution dans l’histoire du livre, car désormais l’image s’émancipe de sa fonction ornementale pour acquérir un véritable pouvoir didactique : en vertu de sa grande clarté, elle « parle » mieux cette langue cynégétique que de longues explications malaisées ne sauraient si bien imprimer dans l’esprit du lecteur. En outre, l’image agit presque à la façon du loup dans le manuscrit 616 du Livre de Chasse, un loup qui coupe la parole à celui qu’il saisit : en effet, les enluminures permettent par l’exemple à l’auteur-veneur de ne point s’appesantir sur certaines techniques de piégeage jugées indignes et donc frappées d’une espèce de tabou. En dernière instance, l’image semble ainsi ravir la parole cynégétique pour en renouveler les procédés d’écriture.

En effet, le style cynégétique, style elliptique et anaphorique, trouve dans la profusion des enluminures une justification particulière et un espace où finalement éclore. Les chapitres consacrés au piégeage sont ainsi riches de formules très nouvelles, telles que « comme icy est figuré » à propos des « aussepiez », dans un chapitre emblématique des nouveaux rapports concurrentiels entre l’image et le texte. En effet, ce dernier se résume à une seule phrase :

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Aussi peut on prendre loux, renartz et tessons à leurs viandeïz ou menjues en ceste meïs maniere au haussepié, qui est fet en tieu manière comme yci est figuré.

[GASTON PHEBUS, Le livre de chasse, chapitre LXIV p. 261.]

Ailleurs, d’autres formules apparaissent de façon récurrente, telles que « est yci figuré » ou « est figuré yci » à propos de « la croupie674 », ou enfin « comme yci sont figurez » au sujet des fameuses « aguilles ». Généralement, la troisième partie du Livre de

chasse, consacrée au piégeage, se distingue de la tradition cynégétique de par le changement

de ton, sec et pressé. Au discours froidement objectif d’ e nri de Ferrières, le comte de Foix oppose en effet des chapitres volontairement bâclés, parsemés de formules d’impatience ou de dégoût : c’est le cas par exemple lorsqu’il décrit le fonctionnement des dardières au chapitre LXIII (« Plus n’en vueill parler de ce, quar c’est vilaine chasce675 »). Là, plus que jamais dans l’histoire du livre, « l’image supplée aux silences du texte676 », silences gênés ou imposés, silences de l’écriture au travers desquels passe le spectre du sauvage tandis que sans un mot, le loup dépose sa marque, en marge du texte, dans l’en-deçà des silences.

En effet, et c’est là un prolongement inattendu dans les relations unissant l’écriture médiévale et le sauvage dans l’univers cynégétique, la chasse invite le loup dans les marges

674 GASTON PHEBUS, Le Livre de chasse…op. cit., chapitre LXVII p. 264.

675 Ibid., chapitre LVI p. 260.

676 STRUBEL A. et DE SAULNIER C., La poétique de la chasse… op. cit., p. 94.

Figure 35 : « Cy devise comment on puet prendre loups et autres bestes aux haussepiez »

Gaston Phébus, Livre de la Chasse BNF, fr. 616 (Paris, XVe s.), fol. 107.

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de certains manuscrits677 qui a priori n’ont rien à voir avec les traités d’un Gaston Phébus ou d’un e nri de Ferrières.

Entre la première moitié du XIIIe siècle et celle du XIVe siècle, dans les ateliers parisiens s’est développée une mode amenée à se diffuser dans toute l’Europe. Cette vogue a été appelée « manuscrits à drôleries » en raison des drôles de figures qui s’animent dans les marges de ces objets peu communs, ainsi qu’on a pu le voir au début de cette étude avec les hybrides musiciens qui trottaient dans les marges de manuscrits richement enluminés678. Parmi les

motifs le plus souvent retenus par les artistes dans les marges de ces

manuscrits gothiques, on compte la chasse, activité très picturale et dynamique, prompte à donner un peu d’énergie à un livre de prières, par exemple. Souvent, il s’agit alors de représenter une chasse parodique ou inversée, où le gibier, souvent un léporidé, devient chasseur dans les marges du livre679. Mais l’on retrouve aussi parfois un loup dans les marges de tels manuscrits, comme ci-dessus dans le folio 82 du manuscrit latin 919 de la BNF, renfermant les Grandes Heures de Jean de Berry (1409) : dans ce motif typique de chasse inversée, le loup traditionnellement traqué se retrouve en position de

monture680 pour le personnage représenté une lance à la main.

Mais le loup est plus volontiers représenté en train de chasseur lui-même dans les marges des manuscrits : on le voit par exemple au fol. 40 du manuscrit français 2623 de la BNF, où sont conservées les

Chroniques de Normandie (Rouen, vers 1400) : dans un somptueux

décor (ci-contre), un loup emporte une brebis en marge de la page écrite681. Avatar des enluminures ornant les authentiques livres de chasse, la chasse au loup revient également en marge des manuscrits,

677 Même si l’on doit avouer que la traque de notre beste noire a reçu moins souvent les faveurs des manuscrits à drôleries que le lapin et le lièvre.

678 Cf. infra, « Première Partie », p. 52-53.

679 FISCH-HARTLEY A., « La chasse inversée dans les marges à drôleries des manuscrits gothiques »…op. cit., p. 113-114.

680 Nous verrons d’ailleurs plus loin que le loup utilisé comme monture recèle une signification symbolique essentielle.

Figure 36 : Loup emportant une brebis

Chroniques de Normandie

BNF fr. 2623 (Rouen, vers 1400) fol. 40.

Figure 38 : chasse au loup

Calendrier avec éphéméride

BNF, fr. 1872 (XVe-XVIe s.), fol. 14v.

Figure 37 :

Homme chevauchant un loup

Grandes Heures de Jean de Berry

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comme c’est le cas au fol. 14v du Calendrier avec éphéméride contenu dans le manuscrit français 1872 de la BNF : ici, le mois de décembre est orné dans ses marges par une frise représentant des paysans chassant le loup avec des moyens de fortune. On est loin de la chasse noble louée par Gaston Phébus, voie du salut et rempart contre tous les vices, à commencer par l’oisiveté ; dans les marges du manuscrit, l’écriture se tait un instant pour laisser parler une voix off, celle de la réalité des relations entre le monde rural et le monde sauvage, en-deçà de la sphère de l’écriture.

L’on ne peut à présent que mesurer le chemin parcouru depuis la codification d’une langue et d’une écriture du sauvage fondée sur l’allégorie, l’anaphore ou l’ellipse, à sa propre émancipation dans un système de représentations du sauvage basé sur des relations sans cesse renouvelées entre le texte et l’image, notamment à partir de la seconde moitié du XIIIe siècle. En tournant une page ou en passant d’un livre à l’autre, d’un genre littéraire à un autre, avec toujours comme fil conducteur les incursions inattendues de la sauvagerie animale entre les lignes du texte médiéval, l’on se rend ainsi compte de ces évolutions constantes et fascinantes, au prisme du loup et du sauvage qu’il incarne dans l’imaginaire médiéval. Loin de l’idée préconçue d’une domestication de la matière sauvage par l’écriture, l’on a pu appréhender au contraire l’émancipation de celle-ci au contact du sauvage dont l’écriture se trouve pénétré. En effet, l’écriture des savoirs au Moyen Âge n’a jamais véritablement bridé le sauvage, bien qu’elle en absorbé la matière sans jamais l’empêcher de fuir jusque dans ses marges.

Plus encore, dans cette dynamique de transmission tendant parfois vers une forme de transgression, le manuscrit lui-même se révèle complice du sauvage, complice du loup sautillant de ligne en ligne ou regardant le texte s’écrire en tirant son épingle du jeu, une brebis dans la gueule. Dans le corps du manuscrit enluminé, tout est affaire de compromis, d’entre-deux, de transmission ou de translation ; de relations toujours entre le entre texte et l’image, la tradition et la modernité, la sauvagerie et le raffinement. À la faveur de ces jeux d’oppositions mis en scène dans l’espace de la page, l’on suit un mouvement centrifuge irradiant vers les marges, où le loup et le sauvage tendent à fuir sans jamais disparaître.

Affranchie de la filiation des Bestiaires, l’écriture médiévale est dépositaire d’une relation forte et plurielle au monde sauvage, d’une vision kaléidoscopique du sauvage, nourrie de traditions diverses et porteuses de représentations contrastées de l’animal. En outre,

681 De même au fol. 18v. du manuscrit BNF français 1584 contenant le Jugement du roi de Bohême de Guillaume de Machaut (Reims, vers 1372-1377).

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delà l’allégorisme diabolisant la beste noire, par-delà la stigmatisation immortalisée dans le geste de l’écriture, celle-ci a surtout permis de garder la mémoire d’une relation fusionnelle avec l’animal sauvage par le biais de son esthétisation. En effet, ce qui affleure au terme de cette étude, c’est bien la façon dont, irrémédiablement, la littérature des savoirs tend vers une poétique, poétique du monde et du monde sauvage, nourrie d’un prisme de visions diffusées sur la page même : entre marginalia et variations sur le texte, la langue et l’image, autant de fils tissent ainsi la toile des représentations. Autant de fils comme autant de visions, générées par une véritable esthétique portant la marque du sauvage, dans et en-deçà du texte.

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PARTIE II

POESIES DU LOUP, VISIONS DU SAUVAGE : DE

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