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TRANSGRESSIONS , TRANSLATIONS DES SAVOIRS SUR L ’ANIMALITE

B. Loup y es-tu ? Le loup, catalyseur d’une intimité paradoxale unissant le sauvage et la parole humaine

3. De l’oralité à l’écriture : le loup et le souffle, paroles et musique

Rien de tels pour mieux comprendre ce phénomène que de mettre en regard différentes traditions littéraires, des manuscrits de bestiaires à la littérature narrative d’inspiration celtique, en passant par l’hagiographie. En effet, l’on retrouve dans ces trois domaines de l’écriture médiévale l’idée selon laquelle le loup serait lié à l’acte de la parole humaine, d’une façon qui le distingue des autres animaux179. De ce fait, l’imaginaire médiéval a été traversé par cette croyance bien connue180 en vertu de laquelle le loup serait capable de frapper de mutisme l’homme qu’il rencontre au détour d’un chemin ; une idée que l’on retrouve consignée par exemple dans le Bestiaire d’Aberdeen181, ce bestiaire latin écrit en Angleterre au début du XIIIe siècle (Aberdeen University Library MS, 24) :

Cuius natura talis est, ut si prior hominem viderit, vocem eripet et despicit eum tanquam vircor [victor] vocis ablate. Idem si se previsum senserit, deponit ferocitatem et non potest currere.

[The Aberdeen Bestiary, MS 24, fol. 17r.]

L’insistance sur le terme vocis, décliné deux fois, montre l’importance du pouvoir exercé par le loup sur la parole humaine. D’ailleurs, qui a croisé le regard du loup connaît son pouvoir de fascination, dû à un tissu appelé tapedum lucidum qui facilite la vision dans des conditions de faible luminosité. En effet, le regard pénétrant du loup a quelque chose d’ensorcelant dans sa profonde et neutre froideur, qui laisse bouche bée celui qui le croise. De là à y voir le fruit d’un sortilège, il n’y a qu’un pas, aisément franchi puisque célèbre est le pouvoir prêté au loup de nous rendre muet, de nous couper le souffle ; vision certes inquiétante, dans la mesure où le langage est ce qui fait l’homme et lui donne sa force. Si le verbe signifie la vie, le loup n’a-t-il pas le pouvoir de tuer d’un regard, à l’instar du basilic ? Pareille croyance n’a pu qu’alimenter, depuis l’Antiquité cette assimilation du loup à toute une fantasmagorie de la mort182.

À partir de ce motif hérité de l’Antiquité183, la pensée médiévale, obsédée par la question de la bonne ou de la mauvaise parole, a fait de la gueule du loup une gueule d’enfer à

179 La problématique est différente du cas des oiseaux, dont on a souvent comparé le langage mélodieux et complexe avec celui des hommes, sans compter que les oiseaux bénéficient d’un statut privilégié sur l’échelle des êtres en raison de leur caractère ailé.

180 Appelée d’ailleurs à se maintenir dans le folklore.

181 Manuscrit consultable en ligne sur http://www.abdn.ac.uk/bestiary/bestiary.hti. Pour plus d’information, cf.

The Aberdeen Bestiary Project, sur ce même site.

182 MAINOLDI C., L’image du chien et du lou dans la Gr ce ancienne : d’Hom re à Platon, Paris, Ophrys, 1984, p. 28-30.

183 On retrouve cette idée chez SOLIN, témoin et relais de PLINE L’ANCIEN dans la tradition médiévale. Mais la source plinienne reste la plus complète et la plus importante à connaître. Cf. PLINE L’ANCIEN, Historia naturalis,

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proprement parler, un espace de dévoration et de profération symbolisant « le lieu de la préhension de la proie et de la dévoration, mais aussi l’organe de la parole humaine184 ». À ce titre, précisons que selon Claude Gaignebet, la croyance dans le regard hypnotique du loup ne se rapporte pas tant à la peur paralysante qu’inspire le loup qu’à son pouvoir « lieur185 » : en effet, le loup lie et noue les gorges, ôte à loisir la faculté de parler ou de vivre, en coupant littéralement le souffle.

En effet, si la parole humaine comme le hurlement du loup sont avant tout l’expression d’un souffle, le loup a souvent été considéré comme un animal profondément lié à l’élément aérien dans les mentalités médiévales186 : le nom qu’il porte en breton ancien, bleid, renvoie d’ailleurs à l’idée du souffle, souffle du vent ou de la profération. Dans son Subtilitatum

Diversarum Naturarum Creaturarum Libri Novem, Hildegarde de Bingen précise d’ailleurs

que le loup « aliquantum de moribus aereorum spirituum et de moribus leouis habet187 » ; l’érudite franconienne trouve ainsi quelque affinité entre le loup et les esprits aériens188, jusqu’à postuler l’idée selon laquelle « aerei spiritus in natura illius ssepe cum illo delectantur et eum comitantur189 ». Par ailleurs, l’on a longtemps cru que le loup vivait « trois mois sur la chair, trois mois sur le sang, trois mois sur l’herbe et trois mois sur le vent190 », une idée qui abonde dans le sens d’une intimité entre cet animal et la notion de souffle, elle-même à l’origine du langage et de la parole humaine. Selon certaines traditions, le pouvoir hypnotique du loup ne se manifesterait d’ailleurs pas tant dans le fait de croiser son regard que dans celui de respirer son haleine, réputée fétide191. Le pouvoir du loup, agent inquiétant du souffle, viendrait ainsi des maléfices contenus dans l’air qu’il rejette au visage de sa victime. À ce

livre VIII, chapitre XXXIV, éd. bilingue A. Ernout, Paris, Les Belles Lettres, 1952, p. 51 : « creditur luporum uissus esse noxius, uocemque homini quem priores contemplentur adimere ad praesens ».

184 BELLON R., « Variations sur un couple. Le loup et le Renard de l’Ysengrimus au Renart français », dans Le

rire de Goupil : Renard, prince de l'entre-deux, Toulouse, Librairie Jouannaud, 1998, p. 66.

185 Cf. GAIGNEBET C., Le folklore obscène des enfants, Paris, Maisonneuve et Larose, 1980, p. 55.

186 Ce qui peut d’ailleurs sembler paradoxal, étant donné que sur l’échelle des êtres, les animaux liés à l’air, tels que les oiseaux, jouissent d’un statut privilégié tandis que les quadrupèdes carnivores se trouvent au niveau le plus bas.

187 HILDEGARDE DE BINGEN, Subtilitatum Diversarum Naturarum Creaturarum Libri Novem, notice XIX, éd. J.-P. Migne dans Patrologia latina, volume 197, 1855, p. 1326. Trad. dans HILDEGARDE DE BINGEN, Le Livre des

subtilités des créatures divines : Physique, tome II, Les Arbres, les poissons, les oiseaux, les animaux, les reptiles, notice XIX, éd. P. Monat, Grenoble, J. Million, 1989, p. 215.

188 Entendons, les « démons » ?

189 HILDEGARDE DE BINGEN, Subtilitatum Diversarum Naturarum Creaturarum Libri Novem…op. cit., p. 1326.

190 SEBILLOT P., La Faune, dans Croyances, mythes et légendes des pays de France : le ciel, la nuit et les esprits

de l'air, la terre, éd. établie par Francis Lacassin, Paris, Omnibus, 2002, p. 734.

191 Cf. par exemple le témoignage de cette encyclopédie anonyme, étonnante et décalée de la fin du XVe siècle que constituent Les Évangiles des Quenouilles (éd. de Paris, P. Jeannet, 1855) :

Se le loup pouelt une personne approchier à sept piés près et le veoir en la face, de son alaine rend la personne tant enroué qu’il ne poeult crier.

[Évangiles des Quenouilles, Appendice, XXXVIII p. 124.] Au sujet de ce texte, cf. infra., « Troisième Partie », p. 383.

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titre, notons que le loup, « dévorateur de la parole et du chant192 », entretient un lien mystérieux avec la musique en tant que langage du souffle par excellence. En effet, nombreux sont les récits qui, regroupés sous l’appellation A-168 « The musician in the wolf-trap », se sont développés au Moyen Âge ; dans la trame narrative, un loup se montre fasciné par un musicien et le suit, tandis que celui-ci s’est égaré de nuit dans la forêt. En amont, l’on retrouve un modèle recensé par Elien de Préneste, ce « chercheur de bibliothèque » qui relatait déjà pareille historiette dans le chapitre 28 du Livre XI de cette immense encyclopédie merveilleuse que constitue La Personnalité des Animaux : dans cet ouvrage qui préfigure l’esprit du Physiologus et des Bestiaires, Elien avait déjà pris note de l’histoire du ménétrier Pythocharès, qui « repoussa une attaque de loups en jouant sur sa flûte un air vibrant et majestueux193 », préfigurant les récits inquiétants qui ont traversé le Moyen Âge et les siècles suivants. La plupart du temps, le ménétrier médiéval est un joueur de cornemuse, instrument à vent par excellence, à moins qu’il ne soit violoniste194 ; et selon les variantes, la musique fait fuir le voire les loups, ou le fascine au contraire jusqu’à l’immobiliser, comme s’il se trouvait à son tour hypnotisé195. Le pouvoir de la musique apparaît ainsi comme le pendant de celui exercé sur l’homme par le regard hypnotique du loup ?

Toujours est-il que, dans ces récits, la musique fonctionne comme un agent médiateur des relations entre hommes et loups : outre l’idée, déjà connue au Moyen Âge, selon laquelle la musique a une influence sur le corps et l’esprit196, le souffle et le langage codé de la musique semblent ainsi opérer un trait d’union entre la bête sauvage et

l’homme égaré dans les marges de l’espace civilisé. Dans cette perspective, la musique elle-même s’impose comme un

192 LE QUELLEC J.-L., « Le loup et la musique » dans L’homme, l’animal et la musique, éd. J. Coget, P. Laurence

et al., Saint-Jouin-de-Milly, Parthenay, FAMDT, 1994, p. 66 (art. p. 58-71). L’article très complet de Jean-Loïc

Le Quellec donne un large aperçu de cette affinité étonnante en tant que conséquence directe du lien entre le loup et tous les possibles du souffle.

193 ELIEN, La personnalité des animaux, éd. A. Zucker, Paris, Les Belles Lettres, 2001, tome II, « Attaques de bêtes », p. 52.

194 Un instrument à cordes, certes, mais dont les cordes étaient alors fabriquées au moyen de boyaux de moutons. Cela pourrait expliquer que le loup se sente une certaine affinité avec celui qui en joue, voire avec l’instrument lui-même. D’ailleurs, la cornemuse elle-même était faite d’une peau d’ovin ou de caprin. Cf. ibid., p. 67-68.

195 Pour un aperçu plus précis de la trame de ces récits, cf. ibid. et MAUDHUY R., Mythes et légendes du loup, Clermont-Ferrand, Pimientos, 2012, p. 73-79 : « Les loups mélomanes ».

196 On pense notamment à l’épisode de la folie de Sa l guérie par un chant de David, dans 1 Samuel, 16 :23. Sur ce point, cf. DELOUVE F., « Les pouvoirs de la musique au Moyen Age : sur la place de l’imaginaire », dans

Texte et contexte : littérature et histoire de l’Euro e médiévale, dir. M.-F. Alamichel et R. Braid, Paris, M.

Houdiard, 2011, p. 102-118.

Figure 6 : Orphée charmant les animaux

Christine de Pizan, Epître d’Othéa BNF, fr. 606 (1406), fol 31v.

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langage marginal, averbal et intuitif, un souffle venu d’ailleurs, marqué du sceau de la surnature et de l’étrangeté, seul à même de faire le lien entre le sauvage et la civilisation, entre l’homme et l’animal197. é ritiers d’Orphée charmant les animaux avec sa musique, ces ménétriers qui ne craignaient guère de traverser de nuit l’espace sauvage de la forêt, n’étaient-ils d’ailleurs pas considérés comme des marginaux, potentiellement meneurs de loups198 ? Si l’on regarde dans les marges des manuscrits, espace de libre création et de représentations débridées de l’imaginaire médiéval, l’on rencontre de nombreuses figures de musiciens entourés d’animaux, que des bêtes sauvages semblent vouloir rejoindre. C’est le cas, par exemple, en tête de ce manuscrit de la Vie des Pères :

Figures 7 et 8 : Musiciens et animaux

Vie des Pères

BNF, fr. 25440 (XIV-XVes.), fol 1.

De même, des hommes sauvages gravitent parfois autour des musiciens, comme dans le manuscrit français 95 de l’Estoire de

Merlin, conservé à la BNF. Presque contaminé par la matière de

son texte, ce manuscrit est rempli de manifestations du sauvage, notamment dans ses marges où l’on rencontre un homme-arbre au fol. 261 :

Figure 10 : Homme-arbre, musicien, oiseau

Histoire de Merlin

BNF, fr. 95 (vers 1280-1290), fol. 261.

197 D’ailleurs, les effets positifs de la musique à la fois sur les hommes mais aussi sur les animaux, sont aujourd’hui bien connus des scientifiques.

198 La figure de Tristan, qui maîtrisait aussi bien le langage des oiseaux que celui de la musique, et dont la littérature a retenu l’épisode de folie sauvage l’ayant, à l’instar de Merlin ou de Lailoken, précipité dans la forêt, constitue à son tour un indice du rôle tacite joué par la musique dans les relations entre l’homme et le sauvage.

Figure 9 : Homme sauvage et musicien

Histoire de Merlin

BNF, fr. 95 (vers 1280-1290), fol. 295v.

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Mais l’on y trouve aussi des musiciens hybrides pourvus de pattes et de queues, dans la lignée du dieu Pan, comme aux folios 24 et 295 :

Figures 11 et 12 : Hybride musicien

Histoire de Merlin

BNF, fr. 95 (vers 1280-1290), fol. 24 avec le 295v au centre.

Plus étonnant encore, cet hybride musicien du manuscrit français 2643 de la BNF mélange avec fantaisie figures humaine et animale, pour montrer comment ces deux natures se rencontrent et se mêlent au rythme de la musique. À l’instar du sauvage, celle-ci s’épanouit sur la page au gré de son caractère protéiforme, comme un reflet de son large spectre sémiotique et

symbolique.

Confirmée par un imaginaire de la musique largement investi par les figures du sauvage, la parenté entre le loup et tout ce qui se rapporte au souffle, de l’haleine à la parole humaine en passant par le son de la cornemuse ou de tout autre instrument à vent, nous invite en dernière instance à une réflexion sur la parole vive, empêchée par le loup ou libérée par la musique du chant. Autour du souffle et du mutisme, se joue effectivement toute une dialectique entre vie et mort, « orchestrée » par cette intimité paradoxale unissant l’homme et le loup, le loup et le musicien, l’animal et le souffle : entre souffle de vie, parole et musique, le loup a-t-il pu symboliser, de par son archaïsme sauvage, son côté primitif, une incarnation de la parole vive et orale, à un moment où se jouait le passage à l’écriture dans l’Europe médiévale ?

Pour répondre à cette question, il faudrait observer plus précisément le rapport entre le loup et la parole humaine d’une part, et d’autre part le rapport au loup dans le cadre du passage de l’oralité et à l’écriture, ce qui constitue évidemment une gageure méthodologique. Cependant, l’on trouve dans la tradition littéraire de Merlin un cas intéressant, quoique mis en

Figure 13 : Hybride musicien, Jean Froissart, Chroniques, BNF, fr. 2643 (1470-1475), fol. 72.

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scène par le jeu de l’écriture, qui pourrait permettre de mieux cerner ce processus et de comprendre comment la vision du loup a changé avec lui.

Dans la littérature hagiographique d’abord, la figure de saint Blaise est un cas intéressant de cette étrange intimité qui semble lier le loup et la parole humaine : dans le nom de Blaise, maître des loups et guérisseur des gorges blessées, l’on reconnaît en effet le breton « bleid » dont on sait désormais qu’il renvoie aussi bien au loup qu’au souffle de l’air ou de la parole proférée. Mais l’on ne ferait pas justice au personnage sans y entendre également l’adjectif blandus (« doux », « caressant »), ainsi que le suggère Jacques de Voragine qui, au tout début de son Historia de Sancto Blasio, précise que « Blasius cum omni mansuetudine et sanctitate polleret199 » (« Blaise se distinguait par sa mansuétude et sa sainteté parfaites »). La

Légende Dorée se veut le témoin privilégie du destin des saints dans la culture populaire et

fonctionne à ce titre comme un indicateur de la ligne morale et exemplaire que saint Blaise allait suivre au XIIIe siècle. Dans le recueil de Jacques de Voragine, ce dernier est caractérisé par une certaine tendresse, le récit le dépeignant comme un doux ermite vivant dans une paix édénique, entouré d’animaux sur lesquels il exerce, autant que sur les hommes, son pouvoir de guérison200 :

Qui, episcopatu suscepto, ob Diocletiani persecutionem speluncam petiit et ibi eremiticam vitam duxit. Cui aves pabulum afferebant ac fere ad eum unanimiter confluebant et, dum usque imponeret manum iis benedicens, non recedebant ab eo. Denique si quae infirmabantur, ad eum continuo veniebant et sanitatem ad integrum reportabant201.

[JACQUES DE VORAGINE, « Historia de Sancto Blasio », p. 167.]

À l’instar de moult ermites, dont on a vu qu’ils avaient quelque parenté avec l’homme sauvage, Blaise se trouve naturellement à son aise dans la sphère sauvage ; loin du monde, fuyant toute responsabilité politique ou religieuse, le saint demeure parmi les bêtes fauves qui subviennent à ses besoins et le protègent d’éventuelles menaces ; en échange, lui-même veille sur leur propre vie et guérit les animaux malades. Mais retenons surtout que ce motif assez répandu a fait le jeu de l’hagiographie celtique, c’est-à-dire qu’il s’est développé avant tout dans cette aire culturelle qui a aussi vu fleurir la littérature de Merlin.

199 JACOBUS DE VORAGINE, Legenda aurea: vulgo historia lombardica dicta, éd. J. G. T. Grässe, Impensis Librariae Arnoldianae, 1846, p. 167. Trad. dans JACQUES DE VORAGINE, La Légende Dorée, éd. A. Boureau, Paris, Gallimard, 2004 (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), « Saint Blaise », p. 202.

200 En effet, traditionnellement le saint irlandais guérit voire ressuscite indifféremment hommes et bêtes : cf. SNIEDERS I., « L’influence de l’hagiographie irlandaise sur les uitae des saints irlandais de Belgique » dans

evue d’histoire ecclésiastique XXIV, 1928, p. 624.

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Mais pour en revenir à saint Blaise, celui-ci est donc considéré au XIIIe siècle comme le guérisseur des animaux sauvages, mais aussi comme un véritable médecin, capable de venir à bout des gorges malades. C’est ce que montre en effet la suite de l’histoire :

Tunc mulier quaedam filium suum morientem, in cuius gutture os piscis transversum erat, ad pedes eius attulit et, ut sanaretur, eum lacrimis postulabat. Sanctus vero Blasius super eum manus imponens oravit, ut puer ille et omnes, qui in eius nomine aliquid peterent, sanitatis beneficium obtinerent, et statim sanatus est202.

[JACQUES DE VORAGINE, « Historia de Sancto Blasio », p. 167.]

Comment ne pas songer ici à ces hommes « enlouvés » par le regard du loup, dont nous venons de parler ? Comme le soulignait Claude Gaignebet, le loup semble effectivement nourrir ici, à l’instar de Blaise, un lien avec tout ce qui a trait à l’organe de la parole, la gorge que tranchée ou dévorée, la gorge que le sauvage noue et dénoue à loisir203, qu’il soit incarné dans l’animal prédateur ou dans le saint qui en symbolise l’envers voire le revers. Dans la

Légende Dorée, saint Blaise s’impose ainsi comme le guérisseur des gorges blessées,

autrement dit l’exorciste du mauvais sort selon lequel l’homme qui serait vu le premier par le loup en perdrait la parole. De cette manière, saint Blaise se trouve à même de rétablir l’équilibre rompu par l’agression et le mutisme, toujours par le jeu du dédoublement :

Le loup saisit la voix parce qu’il détient un pouvoir magique lieur. Saint Blaise, autrement dit le ‘loup’ chrétien, possède justement le pouvoir de délier la gorge en opérant à l’inverse du dieu-loup qu’il christianise204.

Si cette conclusion semble un peu rapide, signalons toutefois que, dans le texte de La

Légende Dorée, succède à cette guérison providentielle orchestrée par Blaise le récit de la

soumission d’un loup. Toute se passe comme si ce second miracle était le pendant du premier, comme si tous deux n’étaient en réalité que deux facettes du pouvoir de Blaise, ce « saint loup » qui répare les méfaits du prédateur en prévenant toute espèce d’égorgement ou, du moins, d’enlouvement. D’ailleurs, le second miracle relaté dans l’histoire de saint Blaise par Jacques de Voragine fait écho à cette première guérison miraculeuse de la gorge blessée, ainsi que nous l’indique la répétition de la formule « mulier quaedam » suivie de l’expression de l’unicité (à « filium suum » répond ainsi « unum solum porcum ») :

Mulier quaedam paupercula unum solum porcum habens, quem tamen violenter lupus rapuerat, sanctum Blasium deprecabatur, ut sibi reddi faceret

202 Trad. dans ibid., p. 203.

203 WALTER P., Merlin ou le savoir du monde, Paris, Imago, 2000, « Le loup et la voix » p. 59-64 : par opposition au « loup qui paralyse la gorge des personnages qu’il rencontre, le ‘loup’ Blaise guérit la gorge en la déliant » (ibid., p. 59-60).

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suum porcum. Qui subridens dixit: « Mulier, noli contristari, reddetur tibi porcus tuus. » Continuo lupus venit et porcum viduae reddidit205.

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