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savants et populaires

1. Vers une culture européenne du sauvage autour du « Livre-Bête » ?

De l’Espagne au Nord de l’Europe, le VIIe siècle des Etymologiae et du De ordine

creaturarum473 a marqué une première tentative, dans une continuité pas toujours évidente avec le célèbre Physiologus, de faire rentrer le monde sauvage dans un livre, de le classifier, de l’ordonner et de l’apprivoiser en concentrant du moins les connaissances à son sujet. L’étude de la démarche isidorienne a montré par ailleurs que l’application de méthodes plus ou moins rigoureuses de transmission des savoirs n’avait rien de contradictoire, en définitive, avec ce surgissement474 propre à l’écriture encyclopédique ; et ce notamment quand elle se mêle de produire un Livre-Monde sauvage, une collectio creaturarum qui serait le reflet parfait de l’univers incarné, éternisé dans le geste de l’écriture.

En effet, tout l’enjeu de l’encyclopédie réside autant dans sa vision du monde que dans la vision de l’écriture475 que l’on peut y déceler en creux ; vision du langage aussi, dans la lignée d’Isidore de Séville qui, comme l’attestent les nombreux manuscrits de son œuvre produits jusqu’à la fin du Moyen Âge476, a légué à la tradition encyclopédique médiévale le poids de sa pensée étymologique. Certes, l’évêque espagnol a certes perdu de son autorité proprement « scientifique » à partir du « choc477 » provoqué dans l’Occident médiéval par la découverte du savoir arabe et de l’œuvre d’Aristote au XIIe siècle ; mais l’étymologie a continué d’exercer une influence essentielle sur la pensée médiévale, notamment au XIIIe

siècle, lorsque celle-ci oscillait encore entre le néoplatonisme et la « nouvelle » philosophie naturelle récemment héritée d’Aristote478.

473 Éd. et trad. M.SMYTH dans The journal of medieval latin 21, 2011.

474 RIBEMONT B., De natura rerum: études sur les encyclopédies médiévales, Orléans, Paradigme, 1995, p. 86.

475 Ibid., p. 27 : « l’encyclopédisme médiéval est lié à une conception du monde et de l’écriture ».

476 VAN DEN ABEELE B., « La tradition manuscrite des Étymologies d’Isidore de Séville : pour une reprise en main du dossier », dans La réce tion d’Isidore de Séville durant le Moyen Âge tardif (XIIe-XVe s.), CRMH 16,

2008, p. 195-205.

477 RIBEMONT B., La Renaissance du XIIe si cle et l’encyclo é disme, Paris, H. Champion, 2002, p. 12.

478 En effet, au XIIe siècle et même encore au XIIIe siècle, la tension est restée palpable entre la permanence de la pensée symbolique traditionnelle héritée du Physiologus et la perception aristotélicienne de la nature qui, chose nouvelle dans la conception médiévale du monde, tend à séparer plus nettement le naturel et le surnaturel. Cf.

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Ainsi Isidore est-il omniprésent dans les encyclopédies médiévales et notamment dans les parties dévolues aux animaux, lesquelles ne manquent pas de mettre en scène, par le jeu des enluminures, l’acte adamique de nomination des animaux présenté en exergue du Livre XII des

Etymologiae. Dans cette scène fondatrice479, Adam est d’ailleurs souvent représenté avec un phylactère, ce ruban comme « signe de communication480 » que l’on retrouve par exemple dans un bestiaire du XIIe siècle conservé au sein du ms. lat. Q.v.V. 1 de la Rossiiskaia Natsionalnaia Biblioteka de Saint-Pétersbourgh ou ici dans le Bestiaire latin d’Ashmole (XIIIe siècle) :

Figure 16 : Adam nommant les animaux

Ashmole Bestiary, Bodleian Library

MS Ashmole 1511 (Angleterre, XIIIe s.), fol. 9r481.

Ici, le phylactère sert à montrer l’importance encore accordée aux noms donnés aux animaux, en même temps qu’il est signifié la parole d’Adam n’est ici guère

passagère ou fluctuante, mais qu’elle est appelée à se conserver dans l’écrit, ce qui le distingue […] de l’animal482.

L’on comprend ainsi mieux le lien très particulier qui unit au Moyen Âge l’écriture à l’animal et l’animal à la vérité incarnée dans l’écriture. Dans la lignée d’Isidore de Séville et du

479 MURATOVA X., « Adam donne leurs noms aux animaux. L’iconographie de la scène dans l'art du Moyen Âge : les manuscrits des bestiaires enluminés du 12 et du 13 siècles », dans Studi Medievali 18, 2, décembre 1977, p. 367-394.

480 GARNIER F., Le langage de l’image au Moyen âge, tome II Grammaire des gestes, Paris, Le Léopard d’or, 1989, p. 230.

481 Image accessible en ligne sur http://bestiary.ca/manuscripts/manu556.htm (© Copyright 2003 Bodleian Library, Oxford University et pour le site consulté, Copyright David Badke © 2002-2008).

482 HECK C. et CORDONNIER R., Le Bestiaire médiéval : l’animal dans les manuscrits enluminés, Paris, Citadelles & Mazenod, 2011, p. 49.

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Physiologus, le « Livre-bête » à l’origine de la tradition des Bestiaires se veut agent de vérité,

vérité métaphysique fondée sur l’interprétation littéraire de la physica ou monde sensible. C’est le principe de base de la pensée symbolique et le fondement de la perception du monde qui a prévalu jusqu’au XIIe siècle, avant que la découverte de l’aristotélisme et les avancées de la science arabe ne remettent lentement en question cette conception de l’univers. Celle-ci s’est alors enrichie progressivement mais en son cœur, le monde animal est toujours resté « un monde plein de signes et de songes483 » ; un monde qui demeure un mystère même aux yeux du lecteur moderne et « tour à tour nous intrigue, nous séduit et nous invite au rêve484 ». Dans le livre-Bête comme « vaste théâtre du monde485 », l’animal fonctionne avant tout comme instrument de connaissance du monde et de l’humanité ; plus encore, il est un « marqueur de frontières et de cette d’humanité486 problématique, un miroir de l’homme et de ses vérités cachées.

Pour autant,le manuscrit lui-même n’est-il pas avant tout un objet animal, un « Livre-Bête », tout comme l’encyclopédie constitue un « Livre-Monde » ? Tout manuscrit n’est-il pas d’abord un « livre de bêtes » ? En effet, outre le support de l’écriture fait de parchemin et les reliures de cuir agrémentées de nerfs issus de boyaux, les différents instruments qui permettent sa réalisation sont au Moyen Âge presque tous issus du monde animal :

manches d’instruments en os ou en ivoire ; poils d’écureuil, de castor, de martre ou de blaireau pour confectionner l’extrémité des pinceaux fins ; poils d’oreilles de bœuf pour celle des gros pinceaux ; soies de porc ou de sanglier pour fabriquer les indispensables brosses ; dents de loup pour polir les fonds d’or ; patte de lièvre pour lisser soigneusement la page enluminée487.

Qui eût cru que même le loup participerait de cet étonnant bestiaire présidant à la réalisation du manuscrit médiéval, et plus encore du manuscrit enluminé ? En effet, l’on ne peut omettre de songer aux « différents produits tirés du monde animal que l’on utilise pour peindre, vernir, polir, coller et protéger488 » l’œuvre manuscrite. L’on songe notamment aux os de bovins broyés et calcinés pour obtenir un pigment noir, mais aussi aux liants d’origine animale utilisés pour « faire adhérer la peinture à la surface du parchemin et pour pouvoir superposer plusieurs couches de couleurs489 » : « lait, caséine, blanc d’œuf, cire, miel, graisses,

483 PASTOUREAU M., Bestiaires du Moyen Âge, Paris, Seuil, 2011, p. 19.

484 Ibid., p. 19.

485 HECK C. et CORDONNIER R., Le bestiaire médiéval…op. cit., p. 10.

486 Pour ces deux qualificatifs, Ibid., p. 10.

487 PASTOUREAU M., Bestiaires du Moyen Âge …op. cit., p. 36.

488 Ibid., p. 36.

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huiles, urines […], sucs et déjections diverses490 ». Michel Pastoureau précise en outre que les colles et les vernis sont également « fabriqués à partir d’arêtes de poisson, de bois de cervidés, de peau de lièvre et d’os de porc491 ». En effet, les animaux domestiques et sauvages font partie intégrante du livre médiéval, accompagnant le scribe et le peintre dans une intimité complexe et tactile, dissimulés dans chaque recoin du manuscrit, dans sa forme, ses matériaux et les détails de sa conception : « Tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du livre, la matière animale est présente partout492 ».

En effet, non content d’être constitué à partir de l’animalité, quelque soit sa nature le livre médiéval est rempli d’animaux et notamment de bêtes sauvages : celles-ci courent dans ses marges comme dans un exutoire formidable où les ferae retrouvent une liberté picturale intéressante. Dans la Charte Pilkington, « concession de libre garenne accordée par le roi Edouard Ier d’Angleterre à Roger de Pilkington et ses héritiers493 » un bestiaire turbulent « aussi varié que pittoresque494 » se balade sur les marges, en prise directe avec le texte :

Figure 17 : extrait de Pilkington Charter Cambridge, Fitzwilliam Museum MS Bradfer-Lawrence 51 (1291)495.

Liberté du texte laïque contre la représentation chrétienne moins « libérale » de l’animal ? Sans tomber dans le piège de préjugés catégoriques, intéressons-nous du moins, en regard de ce premier exemple, aux scènes héritées de la Genèse et traditionnellement représentées dans les Bestiaires. Au sein de ces « livres de bêtes », les animaux sauvages

490 Ibid., p. 37.

491 Ibid., p. 37.

492 Ibid., p. 36.

493 HECK C. et CORDONNIER R., Le bestiaire médiéval…op. cit., p. 19.

494 Ibid., p. 19.

495 Ms. 46-1980, Free Warren Charter : image accessible en ligne sur http://www.bridgemanartondemand.com/image/846922/ms-46-1980-free-warren-charter-grant-of-game-rights-by-edward-i-to-roger-de-pilkington-1291 (© Bridgeman Art Library).

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apparaissent plus volontiers dans des cases ou dans les morceaux d’un étonnant puzzle496 où chacun est invité à occuper une place bien précise dans le manuscrit : c’est le cas dans la majorité des représentations de l’Arche de Noé par exemple, quoi qu’on retrouve cette même idée dans d’autres scènes incontournables de l’iconographie des livres-bêtes, telles que la création des animaux ou leur nomination par Adam :

Figure 18 : Création des animaux terrestres

Ashmole Bestiary, Bodleian Library

MS Ashmole 1511 (Angleterre, XIIIe s.) fol. 6 v497.

Mais qu’en est-il de l’écriture à proprement parler du « Livre-bête » en ces XIIe et XIIe

siècles, où le « désir profond d’écrire la nature498 » s’inscrit dans un contexte où « le monde se mesure à l’aune du livre, de l’écriture499 » ? Dans une dynamique où l’élan vers la nature au XIIe siècle fut avant tout livresque500, il pourrait être éclairant de mesurer l’écart entre l’écriture encyclopédique héritée d’Isidore de Séville et celle des Bestiaires qui ont fleuri en France et Angleterre à partir du XIIe siècle.

496 RIBÉMONT B., De natura rerum…op. cit., p. 433.

497 Image accessible en ligne sur http://bestiary.ca/manuscripts/manu556.htm (© Copyright 2003 Bodleian Library, Oxford University et pour le site également consulté, copyright by David Badke © 2002-2008).

498 Cf. RIBEMONT B., La enaissance du XII me si cle et l’encyclo édisme…op. cit., p. 12.

499 Ibid., p. 13.

500 Dans ibid., p. 9, Bernard RIBEMONT parle à ce propos d’un « élan vers la découverte de la nature » au XIIe

siècle, mais une « nature livresque, appuyée sur les textes des anciens, les auctores, mais portées par les Modernes, les arabes en particulier ».

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Selon Michel Pastoureau, il est « impossible d’étudier les bestiaires latins du Moyen Âge sans étudier les encyclopédies501 » : en effet, tous deux dérivent d’une même tradition de transmission du savoir héritée de l’Antiquité, où se croisent les auctoritates païennes, Solin et Pline l’Ancien en tête, et les docteurs de l’Eglise à l’origine de la lignée du Physiologus, notamment Ambroise et Augustin. De fait, si dans son souci affiché d’ « organiser le monde et le savoir permettant d’appréhender celui-ci502 », l’écriture encyclopédique tend à évoluer au XIIe siècle et plus encore au XIIIe vers une « naturalisation » du regard porté sur le monde sauvage, les Bestiaires de la même époque mettent plus volontiers en avant « l’association entre nature naturelle et nature surnaturelle503 ». En effet, ils portent la marque d’un constant va-et-vient entre la permanence de la pensée symbolique et une réelle curiosité à l’égard de la faune sauvage, manifeste dans la splendeur des enluminures représentant les animaux.

Entre le Livre-monde sauvage que l’encyclopédie médiévale nous donne à fantasmer et ce Livre-Bête que représente le Bestiaire, se profilent deux cheminements sur le sentier de l’écriture ; deux rapports au sauvage, différents bien qu’inextricables. Pour preuve, ils ont participé également à la constitution du patrimoine littéraire au Moyen Âge. Dans cette quête effrénée du livre capable de contenir le monde sauvage et de l’apprivoiser, quelle place le loup a-t-il tenu, au cœur de cette tension entre le didactisme du discours auctorial et l’émergence d’un nouveau discours sur la nature qui a fait lentement son apparition au XIIe siècle ? Quelle est la vérité du sauvage dans cette écriture dédoublée, entre Livre-Monde et Livre-Bête, sans cesse tiraillée entre la nécessité d’une cohérence et sa propre variabilité504 ?

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