• Aucun résultat trouvé

savants et populaires

A. L’évolution de la tradition encyclopédique, de la tradition érudite gréco-latine à Isidore de Séville : la voie ouverte au Livre-Bête

3. Ferus Isidorus ? Isidore, le loup et le sauvage

Au Livre IX des Etymologiae, Isidore explique en ces termes la façon dont il conçoit le concept de sauvage, en corrélation avec l’ignorance de la langue maternelle :

Cum autem omnium linguarum scientia difficilis sit cuiquam, nemo tamen tam desidiosus est ut in sua gente positus suae gentis linguam nesciat. Nam quid aliud putandus est nisi animalium brutorum deterior? Illa enim propriae vocis clamorem exprimunt, iste deterior qui propriae linguae caret notitiam.

[ISIDORE DE SEVILLE, Etymologiae, Livre IX, 1, 10, p. 39.]

Dans cette perspective, l’ambition isidorienne de restauration de la langue latine, corrompue par tant de barbarismes infusés dans la langue sacrée par le contact avec les langues dites « barbares », s’inscrit dans une démarche de reconquête de la culture et de la langue. Plus encore, l’ambition du Livre-Monde, dans le sillage de ce topos médiéval bien connu du macrocosme de l’Univers se reflétant dans un microcosme à taille humaine, devrait tendre à une espèce de domestication du savoir. En outre, rappelons que le Livre XII s’inscrit dans une optique adamique en vertu de laquelle l’homme ne doit jamais cesser de réaffirmer sa supériorité sur le monde sauvage :

Omnibus animantibus Adam primum vocabula indidit, appellans unicuique nomen ex praesenti institutione iuxta condicionem naturae cui serviret.

[ISIDORE DE SEVILLE, Etymologiae, Livre XII, 1, 1, p. 37-39.]

Pourtant, l’on a souvent reproché à Isidore le caractère barbare de son érudition, ainsi que le souligne Jacques Fontaine :

la sécheresse de son savoir encyclopédique, le manque d’agrément de ses styles, lui valurent d’être l’une des victimes toutes désignées de tels préjugés454.

En effet, la méthode de ce « polymathès455 » a fait subir à la matière encyclopédique tant de métamorphoses en forme de réécritures : de la constitution de fiches à la phase de « remaniement456 » faite d’additions et de modifications multiples, il s’est agit de synthétiser le savoir et d’exploiter ainsi toute sa plasticité. En conséquence, cette méthode acharnée est à l’origine d’un sentiment de coq à l’âne et d’ « inexplicables incohérences457 », voire du caractère elliptique de certains éléments présentés dans les notices. Certaines d’entre elles donnent ainsi au lecteur l’impression que ce savoir contenu se dérobe, à l’image des très

454 FONTAINE J., Isidore de Séville : genèse et originalité…op. cit., p. 9.

455 Ibid., p. 331.

456 FONTAINE J., Isidore de Séville et la culture classique dans l’Es agn e wisigothique…op. cit., tome II p. 769.

105

nombreuses sources auxquelles puise Isidore sans les dire vraiment, et qui constituent une véritable « mosaïque458 » inscrite en faux dans le texte final ; un texte parfois insaisissable, indémêlable et pourtant fondamentalement nourrie de tant de sources variées. Par ailleurs, les

Etymologiae ont souvent été réécrites dans une langue épurée, « plus classique », alors même

que l’ambition première de l’évêque de Séville était précisément d’atténuer la sauvagerie de la langue latine et de lutter contre les « barbarismes » qui l’avaient contaminée à l’époque wisigothique459.

Mais la force de cette œuvre réside précisément dans ce « tissu vivant de paroles écrites et récrites460 », où se croisent des sources très diverses sur le mode de la variatio461, dans une habile et étonnante conciliation des contraires dans le syncrétisme. Remarquable est ainsi la façon dont Isidore de Séville « juxtapose, résume et parfois combine des fragments tirés d’écrivains respectivement païens et chrétiens462 », comme lorsqu’il superpose les emprunts à Solin et à Pline au sujet de la caractérisation du loup et une vision moralisée de l’animal héritée du Physiologus.

Contrairement à Saint Augustin par exemple, Isidore n’a pas tant cherché à finaliser l’acculturation chrétienne du savoir antique païen qu’à « reconstituer l’unité d’une vérité463 » dans le syncrétisme scientifique, philosophique et littéraire. Dans cette perspective, il n’hésite pas à bouleverser parfois la hiérarchie des auteurs païens et chrétiens pour donner un poids épistémologique inattendu à certains penseurs païens et notamment au néoplatonisme. Mais c’est là toute la force et l’originalité de cette œuvre qui transgresse les frontières, une œuvre ouverte et vivante où chacun a pu librement apporter un peu de son savoir et de sa vérité. D’ailleurs, n’a-t-on pas soupçonné les Etymologiae de n’être pas l’œuvre d’un seul homme mais d’avoir été écrite à plusieurs mains, en vertu des « disparités de méthode et d’expression464 » relevées par Jacques Fontaine ?

Du point de vue du style, les critiques – et les lecteurs – s’accordent à dire que les

Etymologiae sont truffées de « négligences de rédaction », de « ruptures de construction » et

autres formulations hâtives465 qui donnent cette impression étonnante d’urgence voire d’une rédaction déconstruite. De cette œuvre qui progresse dans l’ensemble « à sauts et à

458 Ibid., tome II p. 776.

459 Ibid., tome I p. 127.

460 FONTAINE J., Isidore de Séville : genèse et originalité…op. cit., p. 9.

461 Un concept, dont on a pu voir qu’il permettait aussi de cerner les enjeux profonds d’un genre tel que le proverbe.

462 FONTAINE J., Isidore de Séville et la culture classique dans l’Es agn e wisigothique…op. cit., tome II p. 789.

463 Ibid., p. 796.

464 Ibid., p. 784.

106

gambades », Jacques Fontaine parle même de cette « petite phrase sautillante466 » comme on a pu en remarquer dans la notice sur le loup. En effet, le style d’Isidore a quelque chose de paradoxal qui pose question. Celui-ci est en effet partagé entre le souci d’un dressage ou lissage de la langue, visant un style sec, isagogique voire télégraphique, inspiré par l’idéal d’un « néo-clacissisme sévère467 » et d’un « purisme intransigeant468 », et ce que le XIIIe siècle a appelé stylus ysidorianus : un style synonymique qui pousse jusqu’à la virtuosité l’art de la juxtaposition comme de l’énumération, et dont on devine aisément qu’il « est à l’opposé du style ‘grave, sérieux, austère’469 » prôné en théorie par Isidore.

En faisant entrer le monde sauvage dans le premier Livre-Monde du Moyen Âge, Isidore de Séville a donc fait, si l’on peut dire, entrer le loup dans la bergerie. En effet, la notice qui lui est dédiée témoigne d’un savoir confusément livresque et ne dénote aucune réelle proximité entre l’auteur et le monde sauvage qu’il écrit plus qu’il ne le décrit, attestant plus volontiers d’une acculturation de la bête dans la forme encyclopédique des Etymologiae. Cependant, l’évêque de Séville et les petites mains qui l’ont probablement secondé dans son entreprise ont produit une œuvre originale et variée, une œuvre ouverte qui n’est pas tant nourrie de contradictions que de contrastes470, riche de sa « liberté d’esprit471 » en vertu de laquelle les Etymologiae constituent une œuvre limite, une œuvre des limites qui, dans un style tendant vers le purisme sans renier son caractère quelque peu arbitraire et sauvage, transgresse les frontières et les dissout en faisant cohabiter la pensée chrétienne et la science païenne, la culture savante et populaire, l’oralité et l’écriture. À ce titre, l’on a pu remarquer chez Isidore un rapport quasi magique au nom comme source primordiale de connaissance, doublé d’une sensibilité étonnante à la phonétique comme voie d’accès à la vérité du mot.

Ainsi Isidore a-t-il, plus ou moins consciemment, interrogé dans son écriture les frontières entre la civilisation et le sauvage, la nature et la culture. De fait, sa démarche et sa méthode consistent en une fragmentation du savoir qui a permis l’éclatement, donc une forme de libération472 du Livre-Monde devenu Livre-Monde sauvage. Ainsi a-t-il ouvert la voie à tant d’auteurs qui ont essayé d’imiter ce Livre-Monde sauvage au Moyen Âge sans jamais l’égaler, comme si les enjeux de cette œuvre se dérobaient toujours un peu.

466 FONTAINE J., « Théorie et pratique du style chez Isidore de Séville » …op. cit., p. 73.

467 Ibid., p. 68.

468 Ibid., p. 68.

469 Pour l’ensemble de ces remarques, cf. ibid., p. 73.

470 Ibid., p. 85.

471 FONTAINE J., Isidore de Séville et la culture classique dans l’Es agn e wisigothique…op. cit., tome I p. 207.

107

B. La tradition des Bestiaires au Moyen Âge central : de l’emprunt à l’empreinte, la

Outline

Documents relatifs