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TRANSGRESSIONS , TRANSLATIONS DES SAVOIRS SUR L ’ANIMALITE

A. Into the wild : quels concepts autour de la notion de « sauvage » ?

2. Les sèmes du sauvage : la wilderness, la bête fauve et le barbare

(travaillée par celui qu’on appelait sauvaginier au XIVe siècle) ; mais elle peut aussi qualifier, à l’instar de l’adjectif salvagin, un espace sauvage tel qu’une réserve de gibier, ou encore des mœurs peu civilisées. À ce titre, remarquons l’existence en ancien français du verbe réfléchi

se sauvagir (devenu assauvagir en moyen français) qui signifie « s’ensauvager », adopter des

attitudes et un mode de vie sauvages. Notons qu’au XVe siècle, le terme de sauvaget était déjà devenu un nom de personne, après avoir qualifié des individus incivils et brutaux ; de là vient d’ailleurs le terme moderne de « sauvageon ». Quant à l’arbre ayant poussé spontanément à partir de graines, la langue médiévale l’appelait sauvageau, avant qu’il n’évolue vers les formes sauvageon et sauvageot en moyen français.

Attesté dès le XIIe siècle, l’adjectif salvage s’est aussitôt chargé du sème de la férocité pour désigner les bêtes fauves et plus particulièrement les carnivores vivant en liberté dans la nature ; mais il a aussi pu désigner le caractère féroce d’un être humain. Est-ce à dire que l’on ne saurait faire abstraction de l’identité humaine pour toucher à la quintessence du sauvage ?

2. Les sèmes du sauvage : la wilderness, la bête fauve et le barbare

En vérité, le sauvage est une notion polysémique dont les différents sens s’échelonnent à plusieurs niveaux, rendant d’autant plus difficile un travail de définition synthétique. Dans ce cas, qu’est-ce donc que le sauvage ? Globalement, la notion concerne trois domaines du sens : dans un premier temps, le terme s’applique surtout au « monde sauvage » en tant que « nature sauvage », ce que le monde médiéval rapporte généralement à la forêt (silva) ou à la mer, mais que l’éco-critique moderne a coutume d’appeler la wilderness, « an area where the earth and its community of life are untrammeled by man, where man himself is a visitor who does not remain66 ». Cette définition concerne au Moyen Âge une grande partie des milieux forestiers hostiles dans lequel les hommes redoutaient de s’aventurer trop avant.

Par extension, le sauvage concerne à un second niveau les animaux sauvages (ferae,

bestiae) vivant dans ces espaces naturels incultes ; parmi eux, les prédateurs carnivores

semblent occuper une place prépondérante puisqu’au XIIe siècle, l’adjectif « s’applique d’abord à des animaux carnassiers qui vivent en liberté dans la nature67 ». Le sauvage semble à ce titre indissociable d’une forme de bestialité primitive qui, du point de vue de l’homme civilisé, ne va sans quelque idée d’archaïsme.

66 Wilderness Act, loi fédérale rédigée par Howard Zahniser et approuvée le 3 septembre1964 par le Sénat ainsi que par la Chambre des Représentants des Etats-Unis d’Amérique.

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Le sauvage qualifie donc avant tout ce qui a trait à la nature sauvage et à la forêt en particulier, en tant qu’espace hostile et inculte, foisonnant et débordant. En cela, il se définit par opposition à toute espèce d’artifice, se réclamant de la nature, de la simplicité rustique voire d’une certaine idée du dépouillement. Irréductible à toute entreprise de contrôle et de mesure, le sauvage désigne signifie enfin l’extraordinaire, l’insaisissable, voire l’irrépressible et l’indomptable68 ; en outre, il est connoté d’une certaine violence qui ne va pas sans rappeler l’agressivité présumée des bêtes fauves. Le Trésor de la Langue Française précise d’ailleurs que le sauvage regroupe tout ce qui « échappe aux règles établies, qui se fait en dehors de toute organisation officielle, qui a un caractère spontané et incontrôlable 69 ».

Le sauvage cristallise ainsi tout ce qui se trouve à la marge ; fatalement condamné à une forme de solitude métaphysique, il incarne tout ce qui se trouve à l’écart et en cela, il « déborde » aisément le cadre de l’animalité pour se définir par rapport à l’humanité policée dont il constitue l’antithèse. Notion limite, notion de l’entre-deux, le sauvage touche aussi bien à l’animalité qu’à l’humanité et transcende les catégories de l’être jusqu’à toucher à la fois à l’homme et à l’animal. À un troisième niveau, il renvoie donc à un état, à une humeur et à des attitudes, comme on a pu le voir précédemment avec les termes sauvaget et se

assauvagir.

Dans cette perspective, le sauvage s’incarne particulièrement dans la figure de l’étranger, de l’Autre ou de tous ces autres qui se trouvent aux confins de l’humanité : le barbare d’abord, cet étranger aux « mœurs frustes », assujetti à ses affects et à sa sensualité débridée, belliqueux, « à l’aise dans des assauts impétueux et désordonnés70 ». Mais le barbare médiéval, en tant que figure de l’altérité, est aussi le non-chrétien, le païen ou le musulman. À ce titre, il semble intéressant de noter qu’à la Renaissance, le barbare sera par contre l’homme médiéval, taxé d’inculture et d’obscurantisme dans le célèbre chapitre VIII de

Pantagruel : « Le temps estoit encores tenebreux et sentant linfelicite et calamité des Gothz,

qui avoient mis a destruction toute bonne literature71 ». Au chapitre X, les hommes du Moyen Âge sont par ailleurs accusés de n’avoir aucune « congnoissance de langue ny Grecque, ny Latine, mais seullement de Gothique et Barbare72 ». Outre le fait que les Germains ont longtemps été considérés comme des « parangons de barbarie », la barbarie se définit avant

68 DICKASON O.P., « L’homme sauvage » dans Le mythe du sauvage…op. cit., p. 76.

69 Cf. Article « Sauvage » dans le Trésor de la Langue Française…op. cit., éd. en ligne sur http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=4278244140.

70 Le barbare : images hobi ques et réflexions sur l’altérité dans la culture euro é enne, « Introduction », éd. J. Schillinger et P. Alexandre, Berlin, Bruxelles, P. Lang, 2008, p. 2.

71 RABELAIS F., Pantagruel, VIII, éd. C. Blum à partir de l’éd. de 1542, Paris, Champion Électronique, 1999 (1ère éd. 1532), p. 64.

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tout par le rapport à la langue, le terme trouvant son origine dans une onomatopée « censée imiter ce que les grecs entendaient des langues étrangères73 ». Par opposition à xenos (« l’étranger »), barbaros qualifie plus précisément celui qui ne maîtrise pas bien le langage, qui peine à articuler ; en effet, dans le monde grec, le barbare était d’abord celui qui ne connaissait pas le grec ou qui le parlait mal, et la notion s’est construite sur la base d’un « critère linguistique74 ». À ce titre, l’on remarquera que dans la Grèce antique, le terme

barbaros servait aussi bien à qualifier le langage de l’étranger que « le chant

incompréhensible des oiseaux75 », renvoyant ainsi à la question d’une possible « langue sauvage » soulevée en exergue de ce chapitre, ainsi qu’à l’irréductible intimité unissant les différents sèmes du sauvage à l’animalité.

En effet, toutes les figures de l’état sauvage entretiennent avec elle un lien particulier : c’est le cas du loup-garou ou du fou des bois mais aussi de l’homme sauvage, cet être « solitaire, grossier, féroce, dément et étranger76 » qui vit nu dans les forêts, ignore Dieu autant que l’agriculture, ne maîtrise pas le langage humain ni ne sait faire usage de sa raison77, se montre sale, bestial et psychologiquement instable78. Ce personnage, qui a fasciné le Moyen Âge et figure en bonne place dans les drôleries ainsi que dans les marges – lieu d’épanouissement privilégié du sauvage – de nombreux manuscrits, dont les célèbres Heures

de Tymouth, composé dans le second quart du XIVe siècle (British Library, Yates Thompson 13) : au folio 60, l’on y voit par exemple un homme sauvage tapi dans l’ombre à l’instar d’un prédateur à l’affût, puis on le retrouve aux folios 62 et 63 en train de s’emparer d’une dame79.

Figure 1 : Homme sauvage

Tymouth Hours,

British Library, MS Yates Thompson 13 (2e quart du XIVe s.), fol 60.

73 BERNAT J., « ‘Je est barbare’, et notre inconsolable besoin de barbarie », dans Le barbare : images phobiques

et réflexions sur l‘ altérité…op. cit., p. 14 (art. p. 13-24).

74 Ibid., p. 14.

75 Ibid., Introduction, p. 1.

76 DICKASON O.P., « L’homme sauvage »…op. cit., p. 76.

77 Ibid., p. 81 : « Parmi les autres tentatives de définition de la brutalité, on compte encore l’absence d’écriture et la structure ‘évasive’ ou même ‘défectueuse’ des langues ».

78 Pour ces différents traits distinctifs, cf. ibid., p. 79-80. L’instabilité psychologique rapproche effectivement l’homme sauvage du fou « des bois » dont il sera largement question dan la seconde partie de cette étude.

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Brutal et inculte, l’homme sauvage se caractérise lui aussi par son mutisme dans l’imaginaire médiéval, ou en tout cas par le caractère rudimentaire de sa parole80. Antithèse du chevalier, il est fou, nu et velu, errant en forêt ; plus encore, il peine à s’exprimer et à se tenir debout, ce qui fait de lui une sorte de « degré zéro de l’humanité81 », le résultat d’une régression dans l’animalité82 qui le rejette fatalement, à l’instar du loup-garou, hors de la sphère civilisée et courtoise. À ce titre, l’homme sauvage est une figure de l’entre-deux à mi-chemin entre l’animal et l’homme, ainsi que le décrit Franck Tinland : « L’homme sauvage, c’est donc une part d’homme qui paraît rendu à l’animalité, et d’autre part, un animal qui semble tendre vers l’humanité83 ». En outre, l’homme sauvage médiéval est un lointain de Pan, lui qui se place certes aux confins de l’animalité et de l’humanité, mais aussi du monde des vivants et du royaume des morts84. De cette façon, l’homme sauvage s’impose dans l’imaginaire médiéval comme une incarnation des puissances élémentaires incontrôlables et le détenteur des secrets de la nature et de la surnature, du passé comme du temps qui passe ; ainsi a-t-il partie liée avec des figures mythiques telles que Merlin le prophète, dont on verra plus loin qu’il n’est pas un parent si éloigné85, Enkidu ou Hennequin, le célère meneur de la chasse sauvage ou Mesnie Hellequin86, mais aussi saint Jean le Baptiste, souvent considéré comme le double sauvage de Jésus87. « Figure-limite88 » aux confins de l’humanité, de l’animalité voire de la divinité, l’homme sauvage médiéval fonctionne à ce titre comme une incarnation de la notion même de « sauvage », lui qui interroge la porosité des frontières entre les catégories du vivant et de la surnature. Personnage instable et protéiforme, l’homme sauvage effraie de par sa rude franchise autant qu’il émeut par sa spontanéité, inquiète de par son archaïsme autant qu’il ranime le souvenir d’un Âge d’Or, d’un Eden perdu aux confins du

80 Rappelons à titre d’exemple la rencontre avec l’homme sauvage dans Yvain ou le chevalier au lion, qui semble préfigurer la future chute du héros dans l’animalité : « si m'esgarda, ne mot ne dist / ne plus c'une beste feïst / et je cuidai qu'il ne seüst / parler, ne reison point n'eüst. » (CHRETIEN DE TROYES, Yvain ou le chevalier au lion, éd. M. Roques dans Les romans de Chrétien de Troyes, Paris, Honoré Champion, CFMA, 1960, tome IV, v. 321-324 p. 15).

81 TINLAND F., L’homme sauvage, Homo ferus et Homo sylvestris : de l’animal à l’homme, Paris , L’ armattan, 2003, p. 58.

82 Sur ce point, cf. DEL DUCA P., « L’homme sauvage dans la littérature médiévale », dans Le barbare : images

phobiques et réflexions sur l'altérité…op. cit., p. 67.

83 TINLAND F., L’homme sauvage…op. cit., p. 60.

84 Sur ce point, cf. DICKASON O.P., « L’homme sauvage »…op. cit., p. 86.

85 En effet, Merlin n’est-il pas prompt à prendre l’apparence d’un homme sauvage ? Cf. par exemple le manuscrit de l’Ystoire du Saint Graal et du Merlin (début du XVe siècle), The Pierpont Morgan Library, MS 207, fol. 261, où l’on voit Merlin présenté à Arthur sous la forme d’un homme sauvage.

86 Ibid., p. 86-87.

87 Sur ce point, cf. D’ONOFRIO S., Le sauvage et son double, « Les doubles et la Bible », Paris, Les Belles Lettres, 2011, p. 91-148.

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