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TRANSGRESSIONS , TRANSLATIONS DES SAVOIRS SUR L ’ANIMALITE

C. Question de méthode : de l’oralité à l’écriture

1. Oralité poétique et écriture oralisée

Les rapports entre l’oralité et l’écriture au Moyen Âge sont complexes et difficiles à démêler, du fait qu’ils entraînent à leur suite une réflexion sur les langues écrites et les langues parlées, la prose et le vers, le paganisme et le christianisme. Afin de saisir le sauvage par effet réflexif, c’est l’idée même de civilisation qu’il faudrait ici interroger, ou du moins les frontières du civilisé et du domestique. Si l’on considère traditionnellement que l’ « écriture dénote le civilisé223 » contre l’oralité « sauvage », ce jeu d’oppositions n’était peut-être pas si net qu’il y paraît au sein la civilisation médiévale, tout simplement parce que l’oralité et l’écriture ne s’opposaient pas aussi franchement que l’on voudrait le croire. Pour cerner la façon dont il convient d’interroger les liens unissant l’écriture et le sauvage, prenons donc d’abord le temps de poser la question de l’oralité et de l’écriture au Moyen Âge, afin de voir si l’un de ces deux modes de communication tendrait plus naturellement que l’autre à faire siens les sèmes du sauvage.

Lorsque l’on songe à la politique culturelle menée par Charlemagne, aux luxueux manuscrits enluminés du XIVe siècle ou à la perception symbolique de l’univers comme Livre Monde où se lisent le destin et la vérité de toute vie, l’impression qui demeure est celle d’un Moyen Âge qui consacra le règne de l’écriture dans l’Europe occidentale. Certes, les hommes du Moyen Âge croyaient en l’écriture, leur perception même du monde étant tout entière conditionnée par l’Ecriture, cette sainte écriture biblique comme écho de la parole de Dieu. Mais cette relation presque magique à l’écriture comme moyen de communication avec les forces surnaturelles n’est-elle pas aussi caractéristique des sociétés de tradition orale, qui avaient exclusivement recours à l’activité scripturaire pour sa dimension sacrée et rituelle ?

Selon Paul Zumthor, l’âge médiéval est « plus que d’autres un âge du langage224 » aussi bien sous forme orale que sous forme écrite. En effet, ces deux modes de communications s’interpénètrent dans la littérature médiévale davantage qu’ils se renient, ce qui implique de regarder de plus près les logiques médiévales de transmission et de

223 JEAY M., « Ecrire, une image de la performance orale ? » dans Donner la parole : l'histoire-cadre dans les

recueils de nouvelles des XVe-XVIe siècles, Montréal, Ed. CERES, 1992, p. 171.

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communication, afin de dépasser peut-être cette impression première d’une subversion de l’oralité par l’essor de la littératie225.

Entre le début du XIIe siècle et le milieu du XVe, l’Occident médiéval est entré « à petits pas dans l’âge de l’écrit, dont les scriptoria carolingiens avaient échoué à imposer le modèle226 ». Le produit de la littérature s’est ainsi mué en une image non plus tant acoustique que visuelle 227, la « parole vivante » laissant place à une parole silencieuse, comme figée dans l’écriture. Mais en devenant une société de l’écrit, la civilisation médiévale n’a pas perdu l’usage de la parole : dans les faits, l’oralité a dominé la sphère communicationnelle bien au-delà du Moyen Âge et si l’écriture l’a finalement emporté sur la communication orale, elle ne l’a jamais supplantée au Moyen Âge mais a noué avec elle une relation d’interdépendance228.

En effet, si les usages de la société médiévale ont progressé vers un accroissement des produits de l’écriture après le XIe siècle229, la mutation vers une véritablement culture de l’écrit a été très progressive ; de ce fait, au siècle suivant l’oral jouait toujours un rôle aussi important dans la transmission des savoirs, l’oralité ayant certes quelque peu perdu son « absolue nécessité » mais point encore son autorité230. En outre, le fait de savoir lire et écrire constituait encore l’exception au XVe siècle, alors même que chez les lettrés se développait la lecture individuelle et silencieuse231. Il semble donc important de considérer avec précaution le passage à l’écriture pour y voir non pas tant une rupture qu’un ensemble de mouvements : dans son Essai de poétique médiévale, Paul Zumthor en distingue d’ailleurs trois, de la communication directe (le poème chanté) au « manuscrit d’amateurs », en passant par une phase intermédiaire que constitueraient les « manuscrits de jongleurs » fonctionnant comme aide-mémoire. En effet, la littérature médiévale « ne cesse de se présenter comme un acte second232 », « reprise d’une parole antérieure233 », la composition littéraire pouvant relever soit de l’écriture directe soit de la dictée, lorsqu’elle n’est pas recomposition d’une œuvre orale transcrite de mémoire. L’oralité semble ainsi indissociable de toute problématique liée à

225 C’est-à-dire « l’ensemble des activités humaines qui impliquent l’usage de l’écriture, en réception et en production ». Cf. BOTOYIYE G.A.D., Le assage à l’écriture : mutation culturelle et devenir des savoirs dans

une société de l'oralité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 93.

226 ZUMTHOR P., La lettre et la voix : de la littérature médiévale, Paris, Éd. du Seuil, 1987, p. 29.

227 OLSON D.R., L’univers de l’écrit : comment la culture écrite donne forme à la ensée, Paris, Retz, 2010, p. 54 : « l’oreille tribalise, l’œil analyse ».

228 STOCK B., The implications of literacy: written language and models of interpretation in the eleventh and

twelfth centuries, Princeton, Princeton University Press, 1983, p. 3.

229 Ibid., p. 8.

230 ZUMTHOR P., La lettre et la voix…op. cit., p. 28.

231 BOUCHET F., Le discours sur la lecture en France aux XIVe et XVe siècles : pratiques, poétique, imaginaire,

Paris, H. Champion, 2008.

232 STANESCO M., Lire le Moyen Âge, Paris, Dunod, 1998, p. 193.

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l’écriture médiévale, en vertu de sa définition même, dans laquelle on distingue différents types d’oralité : primaire, c’est-à-dire sans contact aucun avec l’écriture, mixte, où s’exerce une influence externe de la part de l’écrit, et seconde, c’est-à-dire recomposée à partir de l’écriture234. Si l’on ajoute à cela les relations du texte à son ou ses auteurs, mais aussi à ses interprètes publics ainsi qu’aux copistes qui en retranscrivaient la teneur, l’on ne peut que conclure à l’ambig ité fondamentale du passage à l’écriture au Moyen Âge. Avec elle se dessine en effet le « double visage de la culture médiévale235 », partagée entre deux modes de transmission inextricables qui font de cette période littéraire un Livre Monde autant que le « lieu de résonance d’une voix236 ». Plus encore, le Moyen Âge est un lieu où cohabitent et s’influencent réciproquement l’univers de l’oral et celui de l’écrit, jusque dans la matérialité du manuscrit : en effet, dans cet objet conçu d’abord comme support de la récitation, « l’oral s’écrit » tandis que « l’écrit se veut une image de l’oral237 ».

L’oralité et l’écriture constituent ainsi deux pôles d’un continuum au Moyen Âge, deux formes concomitantes de l’expression dont on ne peut vraiment faire la part. Un même texte étant, composé pour un public mixte de « lisans et escoutans », surtout à partir de la fin du Moyen Âge central, de cette interpénétration a jailli le caractère protéiforme de la littérature, ses différents niveaux de sens et de réception. Mais s’il est très stimulant de se pencher sur la part d’oralité dans les textes qui nous sont parvenus, seuls restent les écrits pour attester leur force d’évocation, tandis que les voix du Moyen Âge, ces voix du passé qui résonnent difficilement dans la notion de « littérature orale », ont à jamais cessé de résonner :

Les œuvres de cet art [oral] sont pour nous irrémédiablement perdues. Nous n’en percevons que des reflets. Mais elles existèrent, elles se succédèrent, au sein d’une tradition vivante, pendant toute l’époque mérovingienne, l’époque carolingienne, la haute époque féodale238.

En vérité, nous n’avons aucune preuve véritable des origines proprement « orales » de certains textes médiévaux, si ce n’est l’intuition d’une « rupture de continuité textuelle239 ». Par conséquent, il nous est impossible de mesurer l’écart entre les œuvres de la tradition dite orale et les « traces » qu’elles ont laissées dans les textes qui nous sont parvenus. Comme le précise Paul Zumthor, il n’y aura donc jamais que « présomption d’oralité240 » dans nos réflexions : les interactions entre textualité orale et écrite sont telles dans nombre de textes

234 ZUMTHOR P., La lettre et la voix…op. cit., p. 19.

235 STANESCO M., Lire le Moyen Âge …op. cit., p. 186.

236 ZUMTHOR P., La lettre et la voix…op. cit., p. 18.

237 Ibid., p. 172.

238 Ibid., p. 55.

239 Ibid., p. 48.

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médiévaux que les indices d’oralité ne sauront jamais que des indices de « probabilité ». En effet, si le Moyen Âge a transcrit un certain nombre de sources orales, l’écriture médiévale a cherché à préserver la vivacité des signes de l’oralité, dont elle s’est d’autant plus nourrie que disparaissait peu à peu une vraie situation orale dans la communication littéraire241. Ce phénomène est en outre à l’origine du « style oral » propre à de nombreuses œuvres du XIIe au XVe siècle, en vertu duquel se fondent dans l’écriture les traits formels de l’oralité. L’écriture médiévale porte en effet cette obsession de la parole qui a abouti à la quête d’une

mimesis de l’oralité, d’un « style parlé » à même de consacrer la fusion de l’écriture et de

l’oralité dans le magma bouillonnant de l’expression littéraire.

Dans cette perspective, il devient parfois difficile de démêler l’origine orale de l’origine écrite des textes, ce qui invalide la possibilité de superposer la dichotomie opposant le sauvage et le civilisé et celle opposant l’oralité à l’écriture ? En d’autres termes, il semble finalement difficile ou erratique d’imaginer que la transcription des sources orales ait pu répondre à une espèce de tentative de domestication de la parole par l’écriture au Moyen Âge.

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