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TRANSGRESSIONS , TRANSLATIONS DES SAVOIRS SUR L ’ANIMALITE

B. Loup y es-tu ? Le loup, catalyseur d’une intimité paradoxale unissant le sauvage et la parole humaine

1. Le loup, une figure qui transcende les trois domaines sémantiques du sauvage

151 Même si Gilles Deleuze et Félix Guattari n’ont guère hésité à parler de « parole sauvage » ou de « sauvage parlant » pour désigner le livre imprimé. Cf. DELEUZE G. et GUATTARI F., Mille plateaux, Paris, Éd. de Minuit, 1980. Autant de raisons pour prolonger cette étude au-delà du Moyen Age afin d’interroger, en dernière instance, le contexte de l’apparition de l’imprimerie.

152 Une quête propre aux philologues qui se sont pris de passion pour les manuscrits médiévaux au XIXe siècle et ont ainsi redessiné les contours de la littérature médiévale.

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Dans l’imaginaire médiéval et dans ses représentations, le loup est très souvent associé au monde de la forêt, dont on sait qu’il constitue le premier niveau de sens ou domaine sémantique attaché à la définition du sauvage. Avant toute chose, le loup est un animal emblématique de la nature sauvage, comme en atteste de nombreuses enluminures où il se trouve mis en scène dans un décor forestier dont il semble presque inséparable153. Ainsi le loup est-il souvent entouré d’un arrière-plan constitué d’un ou deux arbres dans les illustrations médiévales, comme au folio 17v. du manuscrit de la Topographia Hibernica de Giraud de Barri (1182), dont le chapitre XIX de la seconde partie raconte l’histoire d’une rencontre entre un prêtre et un loup-garou dans une forêt du Meath.

Par contre, dans le Livre de la chasse de Gaston Phébus (achevé en 1389), où les illustrations prétendent montrer l’animal « d’après nature », la forêt dans laquelle évoluent les loups est plus travaillée et fournie. Ses modes de représentation ayant évolué, la présence très visuelle de l’univers sylvestre vient ici confirmer le lien inextricable qui le lie au loup dans l’imaginaire médiéval.

153 Hormis peut-être lorsque « la faim fait sortir le loup du bois ». Nous étudierons d’ailleurs le rôle joué par les proverbes dans la constitution d’un réseau de représentations lié au monde sauvage.

Figure 4 : loups

Gaston Phébus, Livre de la Chasse BNF, fr. 616 (Paris, XVe s.), fol. 31v. Figure 3 : Le prêtre et le loup-garou

Giraud de Barri, Topographia Hibernica British Library, Royal MS 13 B. viii (vers

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Enfin, dans le célèbre folio 103v. du manuscrit français 1586 de la BNF renfermant avec les

Œuvres Poétiques de Guillaume

de Machaut, parmi les nombreuses espèces sauvages représentées dans ce que ce que l’on considère comme « le plus ancien paysage autonome dans l’histoire de l’art européen154 », le loup est l’un des seuls animaux à demeurer à l’abri

de la forêt dans lequel il semble retranché, tandis que les autres gambadent pour la plupart allègrement hors des limbes de l’espace sauvage.

De la tradition des mirabilia représentée par la Topograhia Hibernica, à la littérature cynégétique, en passant par la poésie lyrique, le loup entretient un rapport privilégié avec le milieu forestier qui se trouve à la source de l’idée du sauvage. Traditionnellement, le loup apparaît au cœur de la forêt ou bien s’y réfugie, celle-ci se chargeant à ce titre d’une dimension matricielle intéressante. Le loup est en effet un animal symptomatique des solitudes sauvages symbolisées par le monde sylvestre : souvent représenté seul dans la tradition manuscrite155, hormis lorsqu’il s’agit d’illustrer les chaleurs de la louve, il est seul sur les images illustrant sa rencontre fortuite avec un être humain. Mais comme le montre le folio 103r. du manuscrit français 1586 de la BN, le loup n’a pas la jouissance exclusive de la forêt profonde : dans ce cas, pourquoi serait-il plus à même d’incarner le sauvage dans toute sa splendeur que le lion ou le renard, dont on peut voir sur cet exemple qu’ils font eux aussi partie des solitudes sauvages ?

Le loup incarne particulièrement l’idée d’une animalité sauvage, laquelle constitue comme on le rappelle le second niveau de sens attaché au sauvage : cet animal est par

154 WALTHER I.F. et WOLF N., Codices illustres : les plus beaux manuscrits enluminés du monde, 400 à 1600, trad. W. Fruhtrunk, Paris, Taschen, 2001, p. 220.

155 Au folio 31v. du manuscrit fr. 616 de la BNF, les loups ne sont pas rassemblés en meute, mais l’enlumineur a simplement superposé différentes attitudes du loup ; l’effet de masse ne suggère donc pas vraiment la volonté de représenter un groupe de loups. Seuls deux des animaux représentés sur l’image semblent tourner leurs regards vers leurs congénères, sans réciprocité aucune.

Figure 5 : Faune sauvage, « Printemps » Guillaume de Machaut, Dit du Lion BNF, fr. 1586 (1350-1355), fol. 103r.

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exemple le premier animal sauvage créé par Eve156 selon la branche XXIV des « Enfances de Renart157 » :

Adam tint la verge en sa main, En mer feri devant Evain. Si tost con en la mer feri, Une brebiz fors en sailli.

Lors dist Adam : « Dame, prenez Ceste brebiz, si la gardez : Tant vos donra let et fronmage. Assez i avrons compenage. » Evain en son cuer porpensoit Que s'ele encor une en avoit, Plus bele estroit la compaingnie. Ele a la verge tost saisie, En la mer feri roidement : .I. leus en saut, la brebiz prent. Grant aleüre et grant galos, S'en va li leus fuiant au bos.

[Roman de Renart, branche XXIV, v. 51-66.]

Ceci n’a d’ailleurs rien d’étonnant puisque le sème de l’animal carnivore a été déterminant dans l’évolution de la notion au XIIe siècle : le loup n’est-il pas le grand carnivore par excellence des forêts de l’Occident médiéval ? De fait, si le Moyen Âge a surtout retenu de l’ours son appétit pour le miel, le discret lynx était encore suffisamment mal connu à cette époque pour être considéré comme une sous-espèce de loup, appelée « loup-cervier » en raison de la prédilection qu’on lui prêtait pour la viande de cerf. Face à ces potentiels parangons du sauvage, le loup s’impose ainsi comme le super prédateur par excellence, le fauve de référence au Moyen Âge : dévorateur et dévastateur, il est la bouche d’enfer de l’imaginaire médiéval, lui dont l’appétit insatiable l’attire invariablement, à l’instar du Diable, vers les plus faibles ouailles sur lesquelles il semble toujours prêt à se jeter. Si le sauvage se définit par rapport à une certaine idée de la démesure, comme le loup, il est incontrôlable et violent, cruel et féroce.

À un troisième niveau de sens, le sauvage renvoie en effet à une humeur voire à un état dont le loup semble être le digne représentant : intimement lié à des figures sauvages telles que le loup-garou ou le meneur de loups, qui sont des manifestations de ce caractère

156 Adam créée les animaux domestiques, tandis qu’Eve ne parvient qu’à générer des animaux sauvages (v. 89-94) :

« Toutes les foiz c'Adam feri En la mer, que beste en issi, Cele beste si retenoient, Quele que fust, et aprivoient. Celes que Eve en fist issir, Ne pot il onques retenir. »

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instable et changeant, imprévisible et insaisissable, le loup participe à travers elles de ces expressions de la marginalité. Dans une société essentiellement rurale, particulièrement tributaire de la triangulaire entre le bon berger, l’agneau et le loup rapace, celui-ci incarne l’Autre de l’homme médiéval ; et ce d’autant plus que cette triangulaire s’est doublée du poids de la symbolique chrétienne héritée de l’évangile de Matthieu en particulier158 pour signifier l’opposition entre l’humanité civilisée, chrétienne, et le sauvage menaçant dans sa diabolie.

Bestial, asocial, dangereux parce qu’étranger à toute espèce de gouvernement et de morale, le loup symbolise au Moyen Âge tout ce qui s’oppose à l’humanité policée : dans cette perspective, il est aussi l’autre du « chien », son pendant domestique159, ce fidèle allié des bergers et des chasseurs qui lui font la guerre. En outre, le loup est passé au Moyen Âge du statut de simple prédateur à celui de bête anthropophage160, ainsi que le rappelle Gherardo Ortalli dont les recherches se sont tournées vers ce « tournant médiéval » à la faveur duquel les relations entre l’homme et l’animal sauvage se sont considérablement tendues :

à la différence de l’époque médiévale où l’on voit le loup comme un dévoreur d’hommes autant, sinon plus, que d’animaux, l’Antiquité le considère avant tout comme le grand ennemi de ces derniers, en particulier des bêtes d’élevage161.

Ainsi le loup est-il devenu, au Moyen Âge, l’incarnation cauchemardesque du non-humain absolu, pour ne pas dire de l’anti-non-humain162. Reste que ceci nous pousse à nous interroger sur les spécificités qui font du loup un catalyseur du sauvage : à l’inverse de ses éventuels « concurrents » tels que l’hyène, le lion ou l’ours, le loup symbolise au Moyen Âge l’autre sauvage, tout ce qui n’est pas l’homme autant que la part de sauvage qui réside en chaque homme. À ce titre, le pendant paradoxal du loup mangeur d’hommes n’est autre que

158 Cf. Matth., 7 :15 : « Attendite a falsis prophetis, qui veniunt ad vos in vestimentis ovium, intrinsecus autem

sunt lupi rapace s » / « Gardez-vous des faux prophètes. Ils viennent à vous en vêtements de brebis, mais

au-dedans ce sont des loups ravisseurs ».

159 Idée à nuancer, le chien pouvant tout aussi bien s’ensauvager pour devenir « féral ». Mais si cela ne signifie en rien qu’elle n’a pas existé dans les relations anthropozoologiques au Moyen Âge, dans les textes médiévaux, la nuance n’est pas acquise.

160 Cf. par exemple le témoignage du Journal d’un bourgeois de Paris (1405-49), éd. C. Beaune, Librairie générale Française (coll. « Lettres Gothiques »), 1990.

161 ORTALLI G., « Entre hommes et loups en Occident : le tournant médiéval », dans egards croisés de l’histoire

et des sciences naturelles sur le loup, la chouette, le crapaud dans la tradition occidentale, éd. L. Bodson, Liège,

Université de Liège, 2003, p. 25 (art. p. 15-32). Il semblerait en effet que l’image du loup ne se soit véritablement dégradée qu’entre le IXe et le XIe siècle, époque à laquelle on commence à trouver, dans les textes, de nombreux témoignages de la peur du loup. Avant, celui-ci était semble-t-il surtout considéré comme l’ennemi du bétail, non de l’homme dans son intégrité. Cf aussi TRINQUIER J. « Vivre avec les loups dans les campagnes de l’Occident romain », dans Le loup en Europe du Moyen âge à nos jours, études réunies par F.GUIZARD -DUCHAMP, Valenciennes, Calhiste, Presses universitaires de Valenciennes, 2009, p. 11-12.

162 Toutefois, soulignons que l’imaginaire médiéval de l’anthropophagie a trouvé dans la hyène un exemple plus évident encore, elle qui se trouve si souvent représentée dans les Bestiaires en train de se repaître de chair humaine. Mais l’éloignement géographique de cette créature exotique n’invalidait-il pas ipso facto sa dangerosité, que l’on pouvait alors représenter sans crainte réelle de la voir surgir ?

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l’homme-loup, ce loup-garou qui entre en bonne part dans le corpus narratif des XIIe et XIIIe

siècles. De fait, cet animal fonctionne comme un double sauvage de l’homme dans l’imaginaire médiéval, un « autre possible » humain devant rester de l’ordre du fantasme pour ne pas devenir proprement cauchemardesque. Toujours sur sa route ou dans son sillage, le loup se partage avec l’homme ces franges des mondes sylvestre et civilisé que constitue l’espace pastoral163, tandis que sur le plan symbolique, nombre de figures sauvages aux confins de l’humanité lui sont redevables de quelque ascendance : si la plus composite d’entre elles, à savoir l’homme sauvage, n’est pratiquement jamais décrit comme ressemblant à un loup164, il semble avoir quelque parenté plus ou moins forte avec d’autres figures lupines, notamment du fait de sa nature protéiforme165. L’homme sauvage apparaît ainsi comme un corollaire du loup-garou et du meneur de loups, voire de l’ermite : à l’instar de saint Ronan, celui-ci commande parfois aux loups pour protéger de ses crocs les hommes et les troupeaux, mêlant ainsi en lui les figures de l’homme sauvage, du meneux et du saint.

Très riches de sens, ces différentes figures appelle un phénomène de fascination – répulsion qui semble avoir régi les relations entre hommes et loups au Moyen Âge : redoutée, la beste noire a ainsi été honnie et rejetée dans les marges du monde – comme dans celles de nombreux manuscrits – sans jamais cesser d’obséder l’imaginaire par son omniprésence, comme une secrète nécessité. Indubitablement, demeure en effet ce besoin de regarder dans le miroir tendu par le loup, cette bête fauve qui cristallise en lui tous les sèmes du sauvage et en transcende les différents niveaux de sens pour nous renvoyer sans cesse à la question de notre propre nature, de notre identité humaine. En effet, n’est-ce pas là l’essence même du sauvage, seul capable de contre-révéler les faces cachées de notre identité, par le jeu réflexif de l’altérité ?

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