• Aucun résultat trouvé

Les proverbes en littérature : entre souplesse et discipline, liberté artistique et compromis formels388

savants et populaires

B. Le loup dans la tradition parémiologique, à la croisée de la transmission orale du savoir et de la tradition écrite

3. Les proverbes en littérature : entre souplesse et discipline, liberté artistique et compromis formels388

Dans la littérature, le proverbe tend à déployer tous les ressorts de sa potentielle malléabilité ; une souplesse nourrie « de la polyvalence et de la plasticité389 » a priori insoupçonnées de cette forme, mais révélées par l’examen de recueils médiévaux d’inspirations diverses. Remarquons d’emblée que le goût pour les proverbes ainsi que l’essor des premières collections, entre la seconde moitié du XIIe siècle et les premières années du XIVe, a coïncidé non seulement avec un goût prononcé pour toutes formes de citations, mais aussi avec l’envolée de la production manuscrite narrative en langue vernaculaire390. S’ils n’ont visiblement eu recours qu’à « un nombre restreint parmi les nombreux proverbes médiévaux conservés391 », les auteurs étaient sans cesse tentés de faire le va-et-vient entre les recueils de proverbes et leurs propres œuvres, pour nourrir la littérature d’un peu de cette oralité vivante propre à l’énoncé proverbial. Ainsi le proverbe intervient-il très souvent dans la littérature à portée didactique, dont les Fables de Marie de France, comme dans cet exemple tiré de la fable LXVb « De lupis » :

Par cest essample cunte ci que tuit li lou sunt enveilli

en cele pel, u il sunt ne;

la remainent tut lur eé. Ki sur le lou metreit bon mestre,

kil doctrinast a estre prestre, si sereit il tuz dis gris lous, fel e engrés, laiz e hisdous.

[MARIE DE FRANCE, Fables, fable LXVb, v. 1-8 p. 214.]

388 Cf. VOLUME II,ANNEXE II :« LES PROVERBES DU LOUP DANS LES RECUEILS ET DANS LA LITTERATURE AU

MOYEN ÂGE ».

389 BURIDANT C., « Les proverbes et la prédication au Moyen Âge », dans Richesse du Proverbe I…op. cit., p. 38.

390 SCHULZE-BUSACKER E., Proverbes et expressions proverbiales dans la littérature narrative du Moyen Âge

français : recueil et analyse, Paris, H. Champion, 1985, p. 14-16.

89

La morale pessimiste en ce qu’elle contredit l’idée du pardon, est ici clairement empruntée au proverbe « En tel pel con naist le loux morir l’estuet ». Non content de se voir redoublé au v. 4, l’énoncé proverbial est enrichi d’un commentaire qui court sur le couplet suivant afin d’insister sur son caractère moral, au cas où le proverbe ne se suffisait pas à lui-même. Pourtant, celui-ci réussit le tour de force de concentrer l’argument de la fable et sa morale, autrement dit « le corps » et « l’âme » tout à la fois.

Dans le roman, le proverbe trouve sa place aussi bien dans le discours des personnages que dans le récit, dans le but non pas tant d’édifier le public que de faire vivre la

persona du conteur, d’imposer son ethos mais aussi restaurer sa présence dans le corps du

texte392 et créer ainsi une connivence entre l’auteur et son public. Mais comment le proverbe trouve-t-il sa place dans le flot de la narration ? Au-delà de la difficulté de son intégration au système métrique, dont on a vu qu’elle était heureusement facilitée par la grande « souplesse stylistique393 » du proverbe, l’insertion de l’énoncé proverbial dans la narration « impose une discipline394 » au proverbe tout en relevant d’une certaine « liberté artistique » avec laquelle le texte même se doit de composer. Au fond, le proverbe parviendrait-il à imposer ses propres lois à la forme littéraire et lui insuffler un peu de sa parole et de sa forme, nourrie du sauvage ?

Afin de trouver quelque réponse à cette question, l’on considérera différents exemples où le proverbe du loup vient contaminer la narration, que ce soit dans le cadre du discours ou dans celui du récit. Nous suivrons à cet effet la typologie présentée par Elisabeth Schulze-Busacker, qui distingue les proverbes « intégrés » dans la narration395 de ceux faisant l’objet d’une citation, et des énoncés proverbiaux « exploités » par le récit396. En effet, dans de très nombreux romans, les proverbes viennent donner du relief voire une forme de « réalisme » médiéval au discours des personnages, lorsqu’ils ne servent pas de caution au propos du narrateur, notamment dans les prologues : par exemple, aux v. 169-170 du Biaudouz de Robert de Blois (« N’est pas si grans comme on le cri / Li leus ; »), le proverbe est cité tel quel dans le cadre d’une exhortation morale inspirée des recommandations de la mère de

392 Ibid., p. 49 : « La pratique rhétorique prônait depuis longtemps le recours au proverbe comme élément de passage dans le discours narratif ».

393 Ibid., p. 59.

394 Ibid., p. 37.

395 « la manière la plus habituelle de se servir de ce procédé rhétorique » selon Elisabeth SCHULZE-BUSACKER dans ibid., p. 25.

396 Ibid., p. 25. Les exemples présentés ici sont d’ailleurs en grande partie tirés de son étude très nourrie, en ce qu’elle se réfère notamment à diverses sources narratives.

90

Perceval à son fils, tout en se nourrisant de moult autres énoncés proverbiaux397. La seule liberté que s’autorise l’auteur dans le maniement du proverbe est le rejet du groupe nominal « Li leus », comme si celui-ci débordait allègrement le cadre du discours dans un contexte où il s’agit de mettre en garde le héros en devenir contre le péchié de langue et de lui signifier l’importance de ne pas trop en dire.

Dans le Cléomadès d’Adenet le Roi, une variante du proverbe « Tant come le chin chie, s’en vet le leu a bois » est elle aussi directement citée aux v. 169-172 , non par un personnage mais par le narrateur :

Car pieça c’on dist ce proverbe, ‘de pute racine pite herbe’

Et si redist on a la fois

‘adés reva li leus au bois’.

[ADENET LE ROI, Cléomadès, v. 169-72.]

Il s’agit d’une mise en garde contre les mauvais conseillers, laquelle trouve sa place au sein d’une longue description du roi Marcadigas en forme de panégyrique. Le proverbe convoquant le loup, précédé d’un autre touchant à l’image de la mauvaise herbe, prolonge cet imaginaire dysphorique et débouche sur le conseil de se garder de l’avarice : « Bon fait entour lui avoir gent / qui aiment mieux honnour k’argent » (v. 173-174). L’on retrouve ici la dimension exemplaire de l’énoncé proverbial, qui fonctionne de la même façon dans la fiction narrative et dans le sermon : dans cette perspective, il paraît ainsi vain de prétendret à quelque ensauvagement du discours narratif par la présence de l’énoncé parémiologique, même nourri de la présence du loup.

Par contre, dans Escanor de Girard d’Amiens, un roman déjà caractérisé par un certain nombre d’infléchissements subis par les personnages arthuriens, le même proverbe est non pas cité mais intégré398 aux v. 22702-22704 ; l’énoncé s’en trouve librement reformulé, preuve encore de la grande souplesse formelle du genre :

Ce dist Gavainz : « Li leuz au bois

Trait tozjors et a sa nature

Et li homs a sa nourreture :

397 ROBERT DE BLOIS, Biaudouz, éd. J. Lemaire, Liège, Ed. de l’Université de Liège, 2008 : v. 278 : « Por ce dit on : ‘Mesure dure’ » ; v. 285-6 : « Mout fut saiges et mout dit bien / Qui dit : ‘Ki mi aimme et mon chien ‘».

398 Autre exemple d’ « intégration » du proverbe à la narration, dans l’extrait d’une laisse du Roman de Rou de Wace composé avec différents mètres comme autant de propensions à la variabilité :

Donc dist un chevaliers que l’en clamoit Roullant : « Porquoi demandez vouz conseil a tel tirant ?

L’en ne prant mie lou ne goupil souz son banc,

la gent de son païs nos vet cen atraiant. » [WACE, Roman de Rou, v. 519-520.]

Là encore, il est attendu que derrière le loup se profile un personne négatif, en l’occurrence le « tirant », celui en qui l’on ne peut avoir confiance parce qu’il peut à chaque instant se dérober.

91

« Car homz et fenme mal norri Sont si et perdu et peri Qu’il n’ont ne senz n’avisement.

[GIRARD D’AMIENS, Escanor, v. 22702-22707 p. 895.]

Sitôt énoncé au discours direct par Gauvain, le proverbe est complété par une première glose faisant le lien entre les règnes animal et humain ; entendons, entre le sauvage comme objet de l’énoncé proverbial et l’homme civilisé auquel il se rapport. Les deux concepts fonctionnent ainsi au miroir l’une de l’autre, comme deux facettes d’un même énoncé qui tour à tour s’ensauvage (« Li leuz au bois trait tozjors ») et s’humanise (« Et li homs a sa nourreture »). Mais l’énoncé proverbial est également suivi d’une glose ; méthodiquement introduite par la conjonction « car », elle fonctionne sur le mode de l’exégèse comme dans le cadre de la prédication, très encline à l’usage du proverbe. En contexte, il s’agit toujours d’une mise en garde, Keu étant à ce moment du roman si heureux de rencontrer bientôt Andrivete qu’il en oublierait toute prudence.

Au-delà du travail de la citation qui compte parmi des caractéristiques de l’écriture médiévale en tant qu’écriture « formulaire399 », au-delà aussi de son « intégration » dans le flot de la narration, le proverbe peut alors donner lieu, en raison de sa grande adaptabilité aux différentes contextes dans la fiction littéraire, à de véritables développements en forme d’« exploitation » poétique voire intertextuelle. Ainsi en est-il dans Le livre de l’Espérance (1428-1430) d’Alain Chartier où le célèbre proverbe « La fains enchace le louf dou bois » donne lieu à une très belle variation en prose. Cemme-ci est assortie d’une glose (« pour ce que ») qui n’accuse cependant nulle lourdeur exemplaire mais propose une réflexion philosophique aussi profonde que poétique :

l’esguillon de fain et contrainte necessité de vivre fait saillir le lou du boys, pour ce que necessité surmonte nature et la pourforce de

yssir de ses rigles et de ses loyz.

[Alain CHARTIER, Le livre de l’es é rance, 56, p. 13400.]

Enfin, le Roman de la Rose de Jean de Meung offre une riche variation sur le thème « Qui se fait brebis le leu le mengue » : formulée au discours direct, celle-ci se trouve citée par Faux-Semblant, alors en pleine exhortation morale :

Qui de la toison dam Belin An leu de mantel sebelin

Sire Isengrin affubleroit

399 BURIDANT C., « Natures et fonctions des proverbes dans le Moyen Âge français : essai d’aperçu synthétique », dans Nouveaux cahiers d’Allemand, 17, 3, 1999, p. 506.

92

Li lous, qui mouton sembleroit, Por qu’o les berbiz demorast, Cuidiez vos qu’il nes devorast ?

[Jean DE MEUNG, Roman de la Rose, v. 11093-11098 p. 88401.]

Le clin d’œil très subtil au proverbe, sous forme interrogative, se double ici d’une citation revendiquée du Roman de Renart, opérée toutefois dans une variation aussi libre que très riche : celle-ci joue en effet de l’intertextualité et de la polysémie caractéristique du proverbe, un peu à la manière du sermon, mais dans une perspective aussi bien éthique (la morale de Faux-Semblant) qu’esthétique. Dans cette « arrière-pensée proverbiale402 », le proverbe du loup infuse délicatement dans le flot du discours ; il y déploie ses ailes pour les refermer sur les deux derniers vers et l’envelopper ainsi d’un voile éthéré, de l’autre côté duquel l’on ne sait plus où se trouvent les limites de l’énoncé proverbial, insaisissable et poétique.

C. En guise de conclusion : de l’oralité à l’écriture, vers la littérarisation des savoirs

Outline

Documents relatifs