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Le sauvage comme écart : les résistances à l’expression et la question de l’écriture

TRANSGRESSIONS , TRANSLATIONS DES SAVOIRS SUR L ’ANIMALITE

A. Into the wild : quels concepts autour de la notion de « sauvage » ?

4. Le sauvage comme écart : les résistances à l’expression et la question de l’écriture

Après avoir défini le sauvage comme altérité fondamentale et surtout comme système de pensée écart permettant d’interroger, par effet réflexif, l’altérité absolue et par-là même les traits qui fondent l’identité humaine, reste à poser la question essentielle du langage en tant que marqueur fondamental de notre humanité. Comme on l’a vu, la tension entre le sauvage et le langage se trouve à l’origine du terme même de « barbare », corollaire essentiel du sauvage, dont le concept sert aussi bien à désigner l’étranger que la « langue sauvage » des animaux.

Traditionnellement, le sauvage entretient une relation problématique à toute forme de communication : isolé, féroce et grossier, il peine à s’exprimer lorsqu’il n’est pas tout simplement muet, à l’instar du loup-garou. En charge de la chaire de « Religions des peuples non-civilisés », Claude Lévi-Strauss n’a d’ailleurs pas hésité à utiliser en binôme, dans l’intitulé de son cours, les expressions « peuples non-civilisés » et « peuples sans écriture ». En effet, le sauvage résiste a priori à l’ « épreuve » de l’écriture en tant que forme aboutie d’enregistrement du langage et moyen de communication. Pourtant, l’écriture n’est-elle pas un langage muet, voué à lier son destin à cette solitude que l’on retrouve au cœur même de la définition du sauvage114 ?

Par ailleurs, l’examen de quelques textes critiques relatifs à l’histoire de l’écriture a permis de constater en préambule que l’activité scripturaire a parfois été commodément qualifiée de « sauvage » dans une acceptation métaphorique permettant de mettre un mot sur un phénomène scriptural étrange ou une forme d’écriture dont la définition serait malaisée115. Si l’écriture a pu receler quelque sauvagerie dans sa corporéité, au point de devoir s’ « humaniser » sous l’impulsion des humanistes du XVe siècle116, ce n’en est pas moins vrai à

112 Pensons à cette célèbre phrase : « le tigre ne revendique pas sa tigritude ». En effet, les animaux ne se préoccupent guère, contrairement à ce que semble prétendre Esope dans « Le loup et le chien », de leur appartenance à la sphère domestique ou sauvage.

113 Ibid., p. 11.

114 La fin du Moyen Age a ainsi vu se développer la lecture individuelle et silencieuse.

115 Cf. infra, « Introduction », p. 11.

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l’autre pôle de son spectre sémantique : ainsi, dans un récent numéro de Poétique, Grégoire Holtz intitule « Des textes ensauvagés117 » son article consacré à l’écriture des Mémoires. Pour Bernard Cerquiglini, dans La parole médiévale, le discours « prend parfois une allure sauvage118 » lorsqu’il se fait « hybride119 », et se déploie au carrefour des discours direct et indirect. En effet, l’hybridation comme mélange des genres – y compris des genres littéraires120 – est caractéristique du sauvage, lui qui s’avère instable, toujours aux limites, toujours aux frontières pour mieux les transgresser.

Au-delà d’une certaine rhétorique développée par les exemples critiques cités ici en exemple, ceux-ci nous permettent du moins de prendre conscience de la façon dont le sauvage dénote ce qui se dérobe, l’insaisissable voire l’innommable. Toutefois, dans tout type de représentation donc aussi dans l’écriture, le sauvage ne relève pas moins d’ « un agencement organisé de signes qu’une certaine modalité de relation, un certain régime de regard121 ». Le sauvage est donc aussi un point de vue, sur l’objet décrit et écrit, en même temps qu’il dénote « une certaine relation à la langue, une certaine écriture », qui fait « le lien entre deux présences, l’homme et la bête, sans ramener l’un à l’autre, sans non plus les séparer comme incompatibles122 ».

Certes, l’on retrouve ces questionnements ontologiques dans de nombreux romans mais aussi dans des textes hagiographiques, pour la plupart datant des XIIe et XIIIe siècles123 ; mais les deux exemples respectivement empruntés à Charles Higounet et Bernard Cerquiglini, témoignent également du fait que le Moyen Âge littéraire constitue un milieu propice à nourrir une réflexion sur les liens unissant l’écriture et le sauvage, à un moment de l’histoire littéraire où l’utilisation de l’écriture s’est peu à peu systématisée au détriment de la

117 HOLTZ G. « Des textes ensauvagés ? L’écriture collective des Mémoires », dans Poétique 165, 2011, 1, p. 37-51.

118 CERGUIGLINI B., La parole médiévale : discours, syntaxe, texte, Paris, Éd. de Minuit, 1981, p. 100.

119 Ibid., p. 100.

120 En effet, toute espèce de brouillage des registres ou de changement générique brutal, « plus dangereux qu’il n’y paraît », participe de la sauvagerie en littérature. Cf. GAVILLON F., « Ensauvagement du texte de nature et textualisation du wilderness »…op. cit., p. 142.

121 ARRIVE M., « Tours, détours et retours de la sauvagerie. Variabilité du ‘néo-sauvage’ et apories du ‘moderne’ » dans la photographie d’Edward S. Curtis (1868-1952) », dans La fabrique du sauvage dans la

culture nord-américaine…op. cit., p. 86.

122 GRANDJEAT Y.-C., « Into the wild : écrire avec les loups dans Of Wolves and Men de Barry Lopez » dans La

fabrique du sauvage dans la culture nord-américaine…op. cit., p. 157. Bien qu’inspirée par le style d’un auteur

contemporain, Barry Lopez, ces quelques remarques évoquent presque instantanément, dans l’esprit des médiévistes, les nombreuses formes de la littérature médiévale mettant en relation l’humanité et l’animalité, à travers la métamorphose et autres visions, comme autant d’interrogations portant sur la diversité des natures et sur la notion d’identité, constitutive du concept même de sauvage .

123 Cf. NOACCO C., La métamorphose dans la littérature française des XIIe et XIIIe siècles, Rennes, Presses

universitaires de Rennes, 2002.Les hommes sauvages occuperont à ce titre une place importante dans cette étude, et avec eux diverses figures lupines, telles que les loups-garous, les guerriers fauves et les meneurs de loups.

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communication orale, la parole vivante et immédiate laissant place au texte écrit ainsi qu’à son extériorité fondamentale, avant que la naissance de l’imprimerie ne vienne parachever cette évolution124. Mais qu’est-ce qu’a signifié l’écriture, concept moderne lié à la suprématie du personnage de l’écrivain, à une époque où la « subjectivité littéraire125 » et la question de l’auteur ont lentement émergé dans la littérature ? Entre copistes, scribes, poètes et jongleurs, peut-on parler d’écrivain et d’écriture au sens moderne pour le Moyen Âge ? Le partage des catégories du savoir étant relativement récent, les « belles lettres » ont longtemps regroupé l’ensemble du patrimoine écrit, avant que la notion d’écriture – et surtout, de « style » – ne se spécialise pour désigner l’acte de création littéraire. La question de l’écriture est donc cruciale au Moyen Âge, comme à toute époque précédant l’existence objective et autonome de disciplines telles que l’histoire ou les sciences naturelles.

Mais que signifie « écrire » au Moyen Âge, autrement dit, « de quoi est faite l’écriture126 » ? Si le vocabulaire lié à cette activité, hérité du latin classique, est extrêmement riche pour la période médiévale127, le même mot désigne à la fois l’écriture dans sa matérialité et dans son « sens immédiat »128, comme deux facettes d’une même réalité, indivisible dans sa profondeur essentielle129. Cela dit, rappelons que l’écriture au Moyen Âge renvoie avant tout aux scriptura, à l’Ecriture ou Saintes Ecritures qui se sont fait l’écho de la parole divine, incarnée dans la lettre ; un cadeau de Dieu ou des dieux tels Odin ou Ogmios, devenue sous l’impulsion de l’Eglise de Rome une activité spirituelle à part entière. Du point de vue de la matérialité, si l’écriture est intrinsèquement liée à l’idée de culture, les clercs médiévaux conservaient l’encre dans des cornes d’animaux et nommaient pellis – qui signifie aussi la peau ou la fourrure – la reliure du livre, rappelant ainsi le terme que celui utilisé dans les récits mettant en scène un loup-garou, traditionnellement nommé versipellis. D’ailleurs, l’ouvrage, fabriqué avec des matières vivantes, telle la peau de bête130, n’était-il pas considéré

124 Evolution, plutôt que « révolution », qui dénote un trop brutal effet de rupture qui va contre la réalité historique.

125 ZINK M., La subjectivité littéraire, Paris, PUF (coll. « Ecriture »), 1985.

126 Question posée à juste titre par A. Compagnon dans la « Table ronde conclusive » du colloque Auctor et

auctoritas…op. cit., p. 584.

127 Vocabulaire du livre et de l'écriture au Moyen âge, actes de la table ronde de Paris, 24-26 septembre 1987, éd. O. Weijers, Turnhout, Brepols (coll. « Études sur le vocabulaire intellectuel du Moyen-âge »), 1989.

128 ZINK M., La subjectivité littéraire…op. cit., p. 12 : « il est frappant de constater que le même mot désigne la matérialité de l’écriture et son sens immédiat ».

129 C’est d’ailleurs pour cela que nous essaierons de respecter cette double perspective dans le cours de cette étude.

130 D’aucuns témoignèrent d’ailleurs des « massacres » d’animaux réalisés pour la confection d’un manuscrit : cf. MARTIN H.-J., « L’imprimerie. Origines et conséquences d’une découverte », dans L’écriture et la s ychologie

des peuples, XXIIe Semaine de synthèse organisée par le Centre international de synthèse, avec la collaboration de M. Cohen, J. S. Fare Garnot, R. Bloch... [et al.], Paris, Armand Colin, 1963, p. 285.

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comme un « être vivant131 », ainsi qu’Ignace Gelb se plaît à le penser, voire un « Livre-Bête » comme on le verra plus loin à propos des Bestiaires ?

L’écriture et le sauvage trouvent ainsi des points de contact insoupçonnés, complétés par l’idée selon laquelle, à l’instar des figures sauvages et de la notion même de sauvage en tant que reflet du mouvant et de l’insaisissable, l’écriture médiévale est fondamentalement métamorphique : comme en attestent les nombreuses variantes textuelles d’une même source dont les copistes furent à l’origine, elle « métamorphose le sens en objet132 ». L’écriture médiévale n’est pas seulement un acte mais aussi un art, celui d’opérer des « choix efficaces » afin de « révéler la matière133 » ; un art sacré voire mystérieux, étranger à la plupart des potentiels lecteurs et qui enveloppe également de mystère la figure de l’écrivain ou « écrivant », partagé entre autor, auctor et auctoritas.

La question de l’auteur est effectivement au cœur de toute réflexion portant sur l’écriture ou la littérature, mais cette conception moderne selon laquelle l’auteur « est mort ou bien n’a jamais vécu134 », constitue probablement « une construction trop étroite135 » pour rendre compte de toute la complexité de la figure du scripteur au Moyen Âge136. Au-delà de cette idée moderne selon laquelle l’auteur est « un individu conscient et identifié d’une création originale137 », les œuvres anonymes138 du Moyen Âge sont-elles vraiment sans auteur ? Selon Jacques Dalarun, « un auteur anonyme est un auteur139 », la notion étant d’ailleurs peut-être au Moyen Âge beaucoup moins floue et théorique qu’elle ne l’est aujourd’hui, « infiniment plus précise, ou en tout cas infiniment plus détaillée140 » et balisée avec précision par Pascale Bourgain :

« Que fait donc un auteur ? Il compose, il traite, il assemble, il combine, il rédige, il met en ordre, il répartit, il forge, il tisse, il entrelace, il comprime. Mais surtout il dit et il écrit. Ou encore il met la main à la plume, il gribouille, il laboure la page. Il peut

131 GELB I.J., Pour une théorie de l’écriture…op. cit., p. 260.

132 STIENNON J., L’écriture, Turnhout, Brepols, 1995, p. 9. Cf. aussi Le texte médiéval : de la variante à la

recréation, dir. C. Le Cornec-Rochelois, A. Rochebouet, A. Salamon, Paris, PUPS (coll. « Cultures et

civilisations médiévales »), 2012.

133 GALLY M., « Invention d’une langue et signature » dans Auctor et auctoritas…op. cit., p. 523.

134 GEARY P., « Auctor et auctoritas dans les cartulaires du Moyen Âge », dans Auctor et auctoritas…op. cit., p. 62.

135 Ibid., p. 71.

136 Il est vrai que la période contemporaine a jeté le doute sur la personne de l’auteur, par le biais notamment de Roland BARTHES dont la théorie a suscité les réflexions de Michel FOUCAULT sur la répartition entre autorité et anonymat, de part et d’autre de deux pôles disciplinaires que constituent pour la période moderne les textes littéraires et scientifiques : selon lui, au Moyen Âge la science se réclamait d’un auteur tandis que la littérature s’épanouissait dans l’anonymat, avant que les tendances ne s’inversent progressivement.

137 ZIMMERMANN M., « Ouverture du colloque » dans Auctor et auctoritas…op. cit., p. 7.

138 Dans cette perspective, ces textes auraient-ils quelque chose de « sauvage » en ce qu’ils échappent a priori à tout référent « humain » ?

139 Ibid., « Table ronde conclusive », p. 570.

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mentir, si c’est un auteur païen à qui tout est permis. Il invente fort peu, il ne crée jamais141. »

Et s’il s’efface derrière l’autorité qu’il met en jeu, l’auteur est bien, au Moyen Âge, « celui qui ajoute un supplément de matière et de sens, le seul garant de la vérité de l’œuvre, la conscience142 qui l’anime et qui lui donne un sens. Aussi protéiforme143 que l’écriture médiévale comme acte de dédoublement144, l’auteur se fait tour à tour informateur, témoin, conseiller, guide, directeur spirituel ou porte-parole d’une idéologie145. L’auteur au Moyen Âge est bien celui qui donne vie à l’écriture ; il est l’intention qui préside au dessein de celle-ci, le médiateur146 du style dont la définition traditionnelle comme « écart147 » n’est pas sans rapport avec celle du concept de sauvage. En effet, « la question du style […] implique nécessairement une réflexion sur l’auteur en tant qu’intention148 » ; mais qu’est-ce qu’un style dans la littérature médiévale ? Style d’écriture, comme autant de façons d’accorder l’évolution des mentalités à celle des écritures, entre gothique, bâtarde et humanistique, toutes trois dévolues à des genres littéraires différents, de la liturgie aux textes en langue vernaculaire en passant par la littérature classique et néo-classique149 ? Style littéraire, ou tentative de « domestication » de la parole vive par le geste de l’écriture ?

Par ailleurs, c’est au Moyen Âge que l’écriture romaine, inspirée de l’alphabet grec qui s’était répandu en Europe occidentale pendant l’Antiquité, s’est imposée définitivement, notamment dans des sociétés qui avaient recours à des écritures rituelles ne permettant guère la consignation de textes longs150. Longtemps, l’écriture latine est ainsi demeurée étrangère, autre, à toute une partie de la population. Plus encore, les lettrés eux-mêmes ont eu pour tâche d’apprivoiser progressivement l’écriture et ses techniques qui requéraient, à l’époque du manuscrit enluminé, des compétences rares. D’ailleurs, sur les pages de celui-ci, le texte, a

priori scrupuleusement copié, se dérobe, mouvant, incessamment variable. Bien avant que

l’imprimerie et que les débuts de la reproductibilité à l’identique ne figent la présentation des

141 BOURGAIN P., « Les verbes en rapport avec le concept d’auteur » dans ibid., p. 374.

142 En effet, Michel Zink indique précisément que la littérature n’est jamais que « le produit d’une conscience » et donc que, contre le scepticisme moderne, la subjectivité littéraire est bien ce qui définit et fait être la littérature médiévale. Cf. ZINK M., La subjectivité littéraire…op. cit., p. 8.

143 Encore une sème attaché au sauvage !

144 DRUET R., GREGOIRE H., La civilisation de l’écriture…op. cit., p. 87.

145 POLO DE BEAULIEU M.-A., « L’émergence de l’auteur et son rapport à l’autorité dans les recueils d’exempla (XIIe-XVe siècle) », dans Auctor et auctoritas…op. cit., p. 199.

146 Donc passeur, de même que la figure du loup dans l’imaginaire médiéval.

147 Définition sans cesse réinterrogée, sujette à caution.

148 COMPAGNON A., « Table ronde conclusive » dans ibid., p. 587.

149 MARICHAL R., « L’écriture latine et la civilisation occidentale du Ier au XVIe siècle », dans L'écriture et la

psychologie des peuples…op. cit., p. 228.

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textes151, la page manuscrite a-t-elle pu constituer un espace sauvage tout – ou presque – était possible et où, comme dans la littérature orale, les infinies variantes rendaient vaine toute quête d’un texte-source absolu152 ? Dans les marges, apparaissent de fait d’autres formes, un autre monde, parfois en prise direct avec une certaine vision du sauvage.

Concept protéiforme et polysémique, concept de l’entre-deux et de l’en-deçà du sens, le sauvage peine à se laisser enfermer dans une définition stricte, tant il est mouvant, hybride, insaisissable, tant il transcende les limites et brouille les frontières pour se retrouver là où ne l’attendait pas : dans l’intimité de l’écriture et de l’histoire du livre, par exemple. Expression d’un mouvement infini et d’une infinie mouvance, le sauvage n’existe pour ainsi dire que pour mieux se dérober à l’homme qui tenterait, en lui inventant un sens définitif, de conceptualiser tout ce qui lui échappe. En suivant le fil des affinités que nous avons pu déceler entre les phénomènes de l’écriture et le sauvage, particulièrement en ce qui concerne la période médiévale, serait-il donc possible d’aller au bout de cette perspective pour chercher les traits définitoires d’une écriture portant la marque du sauvage au Moyen Âge? Pour ce faire, il faudrait trouver un catalyseur capable de cristalliser les trois niveaux du concept de sauvage que nous avons pu déceler ; une figure qui traverserait ou transcenderait la nature sauvage, la faune qui la caractérise et l’identité humaine qu’elle interroge et qu’elle submerge.

Et cette figure cathartique, c’est le loup.

B. Loup y es-tu ? Le loup, catalyseur d’une intimité paradoxale unissant le sauvage

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