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TRANSGRESSIONS , TRANSLATIONS DES SAVOIRS SUR L ’ANIMALITE

A. Into the wild : quels concepts autour de la notion de « sauvage » ?

3. Conceptualisation du sauvage

monde civilisé. Parfois, l’homme sauvage est d’ailleurs un saint, un ermite retiré dans les solitudes sauvages, à qui la régression au plus profond de leurs méandres permet d’accéder à la sainteté et de retrouver Dieu dans la tradition hagiographique89. Ainsi l’homme sauvage signale-t-il en dernière instance le caractère mouvant et insaisissable du sauvage, notion polysémique qui, comme certaines de ses figurations, est guetté par l’instabilité. Dans cette perspective, une définition claire et arrêtée du sauvage nous semble malaisée, tant le concept se révèle protéiforme et polysémique, appelant de ce fait un travail plus précis de conceptualisation.

3. Conceptualisation du sauvage

De par son caractère profondément instable, enclin à la métamorphose, le sauvage s’impose comme l’expression d’une forme de liberté naturelle, farouchement irréductible, autant qu’il symbolise l’altérité par excellence, en ce qu’il qualifie tout ce qui n’est pas – tout ce qui ne doit être – l’homme. Mais l’étymologie du terme et le travail de la sémantique nous ont aussi permis de démontrer que le sauvage pouvait également qualifier des êtres humains paradoxalement « dénaturés » ou plutôt « déculturés », c’est-à-dire privés des mœurs policés et civilisés qui font toute la spécificité de la nature humaine. En effet, la culture n’est-elle pas ce qui fait le propre de l’homme ? Comme l’a souligné Franck Tinland, « la culture est la condition de l’accès de l’homme à sa propre nature90 ».

Si le sauvage semble a priori s’imposer comme l’expression du non-humain contre l’humain, du naturel contre le culturel, englobant ainsi tout ce qui s’épanouit en-dehors de la sphère civilisée, domestique et culturelle, cette opposition demande aussitôt à être nuancée. Certes, le sauvage se réclame de l’altérité, de l’extra-humain plus que du non-humain, dans un jeu d’oppositions dont la plus évidente est celle entre le sauvage et le domestique. Cet antagonisme s’impose d’ailleurs dans la langue française au début du XIIIe siècle, période à laquelle « est alors considéré comme ‘sauvage’ l'ensemble de la faune qui échappe à la sphère de la maison (domus), et plus généralement à l'entreprise domesticatoire91 ». En effet, la différence entre le domestique et le sauvage n’a pas toujours été très claire en langue, comme le rappelle Fabrice Guizard-Duchamp en soulignant que la « difficulté liée à cette distinction

89 Les exemples de sainte Marie l’Égyptienne et des ermites irlandais seront d’ailleurs repris et développés en ce sens, dans la seconde partie de cette étude.

90 Ibid., p. 256.

91 BOBBE S., « Présentation », dans Nouvelles figures du sauvage, dir. S. Bobbé, Communications 76, 2004, p. 5 (art. p. 5-15).

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entre l’état sauvage et l’état domestique92 ». dans un tableau éclairant que nous lui empruntons ici, il confronté ainsi les principaux termes latins mobilisés pour verbaliser ce jeu d’oppositions93 :

Sens de ferus Synonyme Antonyme

Sens commun : sauvage Immanis : cruel, farouche Immansuetus : inapprivoisé Agrestis : de la campagne,

sauvage

Silvestris : des bois, sauvage

Cicur : apprivoisé,

domestique

Sens locatif :

ce qui vit à l’état sauvage dans la sauvagerie, loin des hommes

Silvestris Agrestis Pastoralis

Domesticus : animal domestique

vivant dans ou près des maisons et animal sauvage commensal ou parasite

Sens zootechnique : sauvage, indomptable, Indompté, non-domestiqué

Immansuetus

Immanis Mansues, mansuetus : apprivoisé en vue du domptage ou du dressage

Si l’on s’intéresse davantage à la colonne dévolue aux antonymes du sauvage, c’est-à-dire au vocabulaire de la domestication, l’on se rend compte que le terme de mansuetus ne ne s’oppose pas absolument à immansuetus, lequel signifie le caractère ou l’état sauvage. En effet, il ne renvoie pas ta t à la sphère domestique qu’à un état intermédiaire correspondant à la phase d’apprivoisement destinée à faire passer le sauvage dans la sphère du domesticus. De même, si cette opposition traditionnelle entre sauvage et domestique a pour corollaire la frontière – très marquée dans le monde médiéval – entre intériorité et extériorité, les termes

agrestis et pastoralis renvoient à l’espace intermédiaire ou en tout cas mal défini de la

campagne ; celui-ci lequel n’appartient pas, en effet, au domaine du domus, bien qu’il réponde à la définition de « ce qui est cultivé par l’homme ». Voilà donc un élément de plus pour confirmer le « caractère contingent et relatif94 » de l’opposition entre sauvage et domestique. Et si tous deux avaient finalement besoin l’un de l’autre pour exister ? C’est ce que Joël Bernat a mis en exergue dans un article sur la barbarie, évoquant une « naissance simultanée95 » de ces deux concepts et de leur « besoin de symétrie pour se définir96 ».

Comme on l’a vu, le sauvage s’épanouit hors de la sphère civilisée : il s’incarne dans les arbres qui poussent naturellement et de façon désordonnée, dans les animaux sauvages

92 GUIZARD-DUCHAMP F., Les es aces du sauvage dans le monde franc…o . cit., p. 39.

93 Ibid., p. 39.

94 BOBBE S., « Présentation », dans Nouvelles figures du sauvage…op. cit., p. 6.

95 BERNAT J., « ‘Je est barbare’, et notre inconsolable besoin de barbarie »…op. cit., p. 19.

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dont la vie et les mœurs échappent au contrôle des hommes, mais aussi dans un état qui s’oppose aux mœurs civilisées ; effectivement, le sauvage s’oppose à toute forme de répression, va contre les lois pour laisser librement s’exprimer ses instincts animaux. Ainsi l’homme sauvage est-il souvent représenté en train de kidnapper une jeune femme de la cour pour la violer, montrant ainsi toute la violence de l’affrontement entre les sphères sauvage et civilisée, comme ici dans le manuscrit Yates Thompson 13 :

Figure 2 : Homme sauvage enlevant une dame

Tymouth Hours,

British Library, MS Yates Thompson 13 (2e quart du XIVe s.), fol 62.

Dans cette perspective, le sauvage incarne la menace de l’altérité, de l’étranger, de l’animal qui est tout ce qui n’est pas l’homme, autant que la part d’ombre qui sommeille en chaque homme. Dans cette perspective, le sauvage représente l’Autre autant qu’un miroir de l’homme ; de fait, l’intérêt du jeu d’oppositions entre sauvage et domestique réside dans sa capacité à définir en creux les traits distinctifs de l’humanité. En tant que cas-limite, la figure de l’homme sauvage permet ainsi de susciter une réflexion sur le concept de sauvage, du fait qu’il concentre en lui tous les traits du sauvage tout en se trouvant à la marge de la notion – en tant qu’il reste un homme –.

En cela, l’exemple de l’homme sauvage permet d’avancer l’idée selon laquelle les clivages entre sauvage et domestique, nature et culture, sauvage et civilisé, ne sont pas tant des jeux d’oppositions que des jeux de comparaison, qui permettent de faire ressortir aussi bien les traits distinctifs du sauvage que ceux qui fondent l’essence de la condition humaine. Le fait que les sèmes attachés au sauvage concernent en partie des traits de caractère, dominés par la violence et la sensualité, autant que par une certaine idée de la liberté libre, signifie qu’en dernière instance, le sauvage en tant que concept existe bien au fond de chaque être humain ; serait-il donc, par contraste, « un rappel inhumain de notre humanité97 », comme le souligne Franck Tinland à propos de la figure de l’homme ensauvagé ? En nous plaçant face à l’altérité absolue, la confrontation avec les figures du sauvage agit ainsi comme une «

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révélation98 » qui nous rappelle à notre part animale ; en outre, elle permet de redéfinir, « dans une confrontation avec les possibles les plus éloignés inscrits en notre nature, l’essentiel et l’authentique de ce qui constitue notre humanité99 ». Ainsi le sauvage met-il au jour une dialectique en vertu de laquelle la confrontation avec l’altérité pose, par le travail réflexif de l’écart, la question de l’identité et du caractère protéiforme de son essence. Dans cette perspective, l’on serait tentés de se demander si le « sauvage » existe bel et bien en tant qu’extériorité ou altérité absolue, ou s’il n’a pas de réalité qu’en creux, en négatif, trouvant sa raison d’être dans le cadre restreint d’une quête identitaire. Par ailleurs, si l’essence du sauvage se situe du côté de l’inculte, de l’inaccessible, de l’étranger, de l’Autre en tant que non-humain, le sauvage n’aurait-il pas dû demeurer fondamentalement inconcevable à l’homme ?

Pourtant, Claude Lévi-Strauss n’a pas hésité à développer le concept de « pensée sauvage100, en vertu des sèmes de la spontanéité, de l’immédiateté et du surgissement qui sont certes essentiellement attachés à la définition du sauvage. La « pensée sauvage » serait ainsi une « pensée à l’état sauvage, distincte de la pensée cultivée ou domestiquée en vue d’obtenir un rendement101 », « spontanée102 », « simultanément analytique et synthétique103 », « analogique104 », « totalisante105 » donc « intemporelle106 » et qui, à l’image du langage, « ne distingue pas le moment de l’observation et celui de l’interprétation107 ». En effet, si a priori, l’essence du sauvage se veut fondamentalement inaccessible à l’homme, cessant d’être « dès que l’homme y introduit la plume de l’écrivain108 » pour se refuser à toute création littéraire109, le sauvage n’est en fait qu’un concept, une « fabrication conceptuelle de celui qui se dit civilisé110 », une catégorie de l’esprit voire un système proprement « culturel » pour penser l’impensable, c’est-à-dire le non-humain111. En effet, le sauvage reste avant tout une

98 Ibid., p. 272.

99 Ibid., p. 274.

100 LEVI-STRAUSS C., La pensée sauvage…op. cit.

101 Ibid., p. 262. 102 Ibid., p. 263. 103 Ibid., p. 263. 104 Ibid., p. 313. 105 Ibid., p. 292. 106 Ibid., p. 313. 107 Ibid., p. 266.

108 La fabrique du sauvage dans la culture nord-américaine…op. cit., « Introduction » p. 10.

109 GUIZARD-DUCHAMP F., Les terres du sauvage…op. cit., p. 75.

110 La fabrique du sauvage dans la culture nord-américaine…op. cit., « Introduction » p. 11.

111 GUIZARD-DUCHAMP F., Les terres du sauvage …op. cit., p. 17 : « L’utilisation de la notion de nature sauvage est un fait éminemment culturel ».

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notion née dans l’esprit des hommes112, un « concept grâce auquel l’Autre est désigné par celui qui a le pouvoir de la définition, c’est-à-dire le pouvoir de la représentation, le pouvoir du langage113 ». Au-delà du clivage opposant nature la culture, les liens unissant le sauvage et l’écriture en tant que « pouvoir de la représentation » s’annoncent donc déjà plus étroits qu’il n’y paraît.

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